« Dynasties d’Afrique » (2). La vie de ce comptable devenu la septième fortune d’Afrique se confond avec l’histoire tumultueuse du pays. Boulimique de travail, il a officiellement pris sa retraite pour laisser les rênes du groupe Cevital à ses enfants.
Issad Rebrab, le patron du groupe Cevital, à Alger, en mai 2016.
C’est un défilé d’hommes aux visages fermés, certains cachés derrière des lunettes noires. Ils brandissent pancartes et banderoles, entonnent des slogans. Du genre syndicalistes en colère. Sauf qu’ils sont là pour défendre le patron. « Libérez Rebrab, créateur de richesses et d’emplois », somme l’écriteau d’un des manifestants. « On soutiendra Issad Rebrab jusqu’au bout, on demande sa libération immédiate », déclare un autre à la presse locale en ce 23 avril 2019, dans les premiers mois du Hirak, le soulèvement populaire qui secoue alors l’Algérie.
Depuis la veille, Issad Rebrab, 75 ans à l’époque, est en prison. Ce n’est pas son engagement en faveur du mouvement – on a vu ce petit homme chétif battre le pavé, les épaules enroulées dans le drapeau algérien – qui a conduit le fondateur de Cevital, premier groupe privé du pays, derrière les barreaux de la célèbre geôle d’El Harrach. Mais plutôt les années de querelles opiniâtres avec le « système » au pouvoir. Malgré la chute toute récente du vieux président Abdelaziz Bouteflika (1999-2019), c’est encore la « Issaba », son influent clan, qui tire en coulisses les ficelles. Et alors que tout vacille, le milliardaire finit par payer cette relation conflictuelle.
Voilà des décennies que l’entrepreneur à l’éternel costume-cravate bouscule. Un côté mi-Don Quichotte mi-Citizen Kane qui l’amène à défendre, des ministères aux plateaux de télévision, les projets du conglomérat qu’il a bâti. Une hydre aux 28 filiales actives dans l’agroalimentaire, les matériaux de construction, les machines à laver, la presse, la charcuterie halal… Des projets, dit-il, constamment entravés par ses détracteurs, qu’il se garde bien de nommer. « Notre groupe est, à l’instar du peuple, une victime du système et de sa mafia économique », écrit-il sur Twitter quelques jours avant son incarcération. « Je suis (…) très habitué à leurs embûches, à leur acharnement et nous allons continuer de nous battre », déclarait-il déjà en 2016 à propos du rachat contrarié d’un journal.
Cette ténacité a été la force motrice de Cevital, qui totalisait 2,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2022, selon des estimations (soit environ 2,5 milliards d’euros à l’époque). La première fortune d’Algérie vient d’une famille très modeste de Taguemount Azouz, un village niché dans les montagnes, parsemées d’oliviers et de figuiers, de Kabylie. Avant et après l’indépendance, son père part régulièrement gagner sa vie dans l’est de la France comme vendeur ambulant. Il y fait venir son fils pour apprendre la comptabilité dans un collège jésuite.
De son petit cabinet d’expert-comptable, il bûche, le nez plongé dans les livres de comptes, le fonctionnement d’une entreprise. Dans une Algérie socialisante et interventionniste, il note que le secteur privé, balbutiant, manque sérieusement de compétitivité. En 1971, Issad Rebrab met un premier pied dans l’entrepreneuriat en investissant dans un petit fabricant de tubes en métal, la Socomeg. Au cours des vingt années suivantes, cet homme « extrêmement humble et très accessible », d’après un acteur de la vie économique algérienne, monte en puissance et crée plusieurs sociétés, dont une usine de métallurgie, Metalsider, qui devient son fleuron.
Une affaire de famille
Mais avec les années 1990 s’ouvre la « décennie noire », une guerre civile opposant le pouvoir à des groupes armés islamistes. Une période sombre marquée par l’effondrement de l’activité économique, les enlèvements et les attentats. Des terroristes débarquent un jour chez Metalsider : ils font sortir les employés et posent dix bombes, raconte Taïeb Hafsi dans son livre Issad Rebrab : voir grand, commencer petit et aller vite (Casbah Editions, 2012). Le joyau part en fumée. « En homme de foi, héritée de ces gens simples mais déterminés qu’étaient son père et son grand-père, Issad Rebrab n’avait pas de place dans sa vie pour la dépression », écrit, sans cacher son admiration, le professeur de management à HEC Montréal.
Nous sommes en 1994. L’entrepreneur part pour la France avec sa famille, sans parvenir à se mettre totalement au vert : il y rachète une petite entreprise de charcuterie halal en difficulté, Isla Mondial. « Issad Rebrab est un constructeur. Il n’est en paix avec lui-même que lorsqu’il réalise des choses », poursuit Taïeb Hafsi.
A mesure qu’elle se développe, Cevital (contraction de « C’est vital ») devient une affaire de famille. C’est avec Malik, son troisième enfant, que le patriarche, grand admirateur des chaebols, ces conglomérats industriels coréens, prend un virage majeur en se lançant dans l’agroalimentaire. Une opportunité s’est présentée dès 1995 avec la fin du monopole d’Etat sur l’importation d’huile et de sucre. Rebrab rentre en Algérie pour se lancer sur ces deux marchés gigantesques. Aujourd’hui encore, ils totalisent 80 % du chiffre d’affaires.
Avec les bénéfices, lui et ses enfants travaillent à se renforcer dans leurs secteurs clés et à en développer de nouveaux. Omar, l’aîné, s’occupe de l’automobile, secondé par son frère Yassine. Salim, le benjamin, se charge notamment des supermarchés. Lynda, la seule fille, est un temps aux achats, une tour de contrôle stratégique où elle travaillera avec sa belle-sœur Pui Yan, l’épouse coréenne de Salim. Malik, lui, navigue entre plusieurs fonctions clés.
Dans les années 2010, Issad Rebrab se sent à l’étroit en Algérie : il rachète un fabricant de fenêtres (Oxxo) puis un autre d’électroménager (FagorBrandt) en France ; investit en Italie et en Espagne ; étudie des projets au Brésil et en Côte d’Ivoire. « Dans sa vision, le monde était un village, on pouvait fabriquer au Brésil, transformer en Italie, vendre en Chine », se souvient l’Ivoirien Hamed Koffi Zarour, qui fut l’homme du groupe à Abidjan.
Rebrab veut « colocaliser » : acheter du savoir-faire à l’étranger, le ramener dans son pays, produire moins cher, puis exporter. Sans aucun complexe. Dans la biographie qu’il lui a consacrée, Taïeb Hafsi raconte cette scène cocasse où un industriel européen tente de calmer ses ambitions à propos d’un très grand projet d’usine : « Mais M. Rebrab, pourquoi une capacité aussi grande ? Les besoins de votre marché sont beaucoup plus faibles. » Sans sourciller, il lui répondit : « C’est votre marché qui m’intéresse. »
« Un tueur sans état d’âme »
En France, ce fils de militants anticolonialistes est présenté comme un sauveur. Au moment du rachat de FagorBrandt, le ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg, dit « rêver qu’il y ait plusieurs industriels algériens comme Issad Rebrab qui sauvent des entreprises en France ». Emmanuel Macron l’a reçu plusieurs fois sous les dorures de Versailles ou de l’Elysée.
En Algérie, les choses sont plus compliquées. Au sein d’un appareil d’Etat méfiant envers le privé, contrôlé par des clans qui se partagent les revenus de la rente pétrolière, le milliardaire apparaît insatiable. On l’accuse de se poser en victime, lui qui s’est considérablement enrichi sous Bouteflika et possède – c’est indispensable – ses propres entrées dans le sérail. « Dans le monde des affaires, Issad Rebrab est un tueur sans état d’âme. Il est prêt à tout pour décrocher un marché ou conclure un contrat », confie un chef d’entreprise qui pourtant l’apprécie.
Dans un pays où les devises sont très contrôlées, on soupçonne que ses investissements à l’étranger servent à sortir de l’argent (il fut d’ailleurs un client du cabinet Mossack Fonseca, au cœur du scandale d’évasion fiscale des « Panama Papers »). Certes, son groupe est le premier contributeur privé à l’impôt, mais il prend aussi trop de place. Le président Bouteflika assènera devant ses ministres qu’il ne veut pas d’un « Berlusconi kabyle ».
Comme le magnat italien, l’Algérien est riche à milliards, il a investi dans les médias (avec le quotidien Liberté) et soutient un club de football. Mais on est loin des frasques du Cavaliere : Rebrab est plutôt du genre à rentrer dîner en famille, un dossier sous le bras. Du sport tous les matins, des vacances au ski à Noël… « Mon seul luxe, c’est de créer de nouvelles usines », confie un jour au magazine Jeune Afrique la septième fortune du continent (4,6 milliards de dollars, selon le classement Forbes).
« Kabyle », au moins ? L’attachement du patriarche à cette région où il est né en 1944, historiquement révolutionnaire, est profond. Le village de Taguemount Azouz est son refuge. Avec son port et son immense complexe agroalimentaire, la ville de Bejaïa est son bastion. Nombreux sont ceux, parmi les 18 000 salariés du groupe, à être originaires de Kabylie. Mais Rebrab ne cesse de revendiquer son patriotisme. En 2016, interrogé par France 24 sur l’opportunité de quitter l’Algérie, il répond, de son ton lent et soucieux : « Je n’ai pas de patrie de rechange, je suis obligé de continuer de me battre et de construire ce pays. Parce que mon frère aîné, à l’âge de 18 ans, est parti au maquis. Il y a laissé sa vie. »
Un jour de 2015, en voyage à l’étranger, Rebrab menace pourtant de pas rentrer, affirmant qu’un mandat d’arrêt a été émis contre lui. L’influence du général Ahmed Gaïd Salah, son ennemi juré, alors chef d’état-major et comptant parmi les plus proches de Bouteflika, n’y serait pas étrangère. Après quelques jours de flottement, il reviendra finalement sans encombres à Alger.
La relève s’impatiente
En ce mois d’avril 2019, cette fois-ci, le patriarche n’a pas échappé à la prison. Bouteflika démis, Gaïd Salah est devenu l’homme fort du pays. Incarcéré en même temps que d’autres chefs d’entreprise, Rebrab est accusé d’avoir surfacturé l’importation d’équipements (pour la société de traitement d’eau EvCon, sa dernière lubie), ce qu’il a toujours nié. Derrière les murs blancs de la prison d’El Harrach, le milliardaire est certes logé dans le quartier VIP, où les temps de récréation sont plus longs et la nourriture testée pour éviter les empoisonnements. Mais il compte les jours pendant huit longs mois.
Fin décembre, coup de théâtre : le général Gaïd Salah meurt subitement. Dix jours plus tard, alors que le président nouvellement élu, Abdelmadjid Tebboune, s’installe à la tête du pays, Issad Rebrab est libéré. Il a été condamné à dix-huit mois de prison, mais seulement six ferme, et peut quitter sa cellule. Il sort de nuit, derrière les vitres d’une berline, sans un mot pour les journalistes. On ne l’entendra plus.
Depuis le berceau, chacun de ses enfants a été destiné à intégrer l’entreprise. Tous ont étudié le management, possèdent 12 % du groupe (leur père a 39 %, leur mère 1 %) et siègent au conseil d’administration. « Quand je rentre dans une [usine de] métallurgie, je retrouve les odeurs de mon enfance », confie Salim, le plus jeune, dans le livre de Taïeb Hafsi. La fratrie y raconte l’absence de luxe, la valeur du travail, les étés passés comme « soudeur, pointeur, caissier » dans les filiales.
Mais c’est rapidement Malik qui se dégage comme le successeur, même s’il n’est pas l’aîné. « Le choix de Malik est purement lié à sa compétence managériale. Omar voulait être à la tête du groupe, mais il n’est pas aussi compétent que son frère cadet », observe un chef d’entreprise. Malik est réputé « modeste et humble ». Un peu comme son père, donc, mais bien moins tempétueux. Malgré ses qualités, le patriarche peine à lui passer la main. Il essaie en 2009, puis la lui reprend la même année. Tente de nouveau entre 2014 et 2017. La case prison de 2019 marque une rupture, laissant Malik seul aux commandes. Après sa sortie d’El Harrach, Issad Rebrab gère quelques dossiers, avant de prendre officiellement sa retraite en juin 2022.
Avec le temps, des fossés se sont formés entre le fondateur et ses héritiers. Le premier est générationnel. Quand le père vénérait ses aïeux, les enfants (nés entre 1967 et 1977, éduqués pour certains aux Etats-Unis et au Royaume-Uni) n’hésitent pas à s’opposer à lui. Malgré les frustrations des uns et des autres, la fratrie fait bloc, de manière croissante, face au patriarche. Le deuxième fossé est managérial. La relève s’impatiente de gérer le conglomérat d’une manière plus professionnelle, plus conforme à sa surface financière. « Il pensait qu’il n’avait pas de limites, mais tout le monde a ses limites. Il faut reconnaître que beaucoup de projets n’ont pas abouti », admet Hamed Koffi Zarour, à Abidjan.
Profil bas, pas de vagues
Comment Malik Rebrab voit-il l’avenir ? Mystère. Là où son père courrait les plateaux télé, le « stratège » reste mutique – ni lui ni ses frères et sœur n’ont répondu à nos demandes d’interview. Cevital s’est refermé. Sur la photo de son compte Twitter, ouvert en octobre 2022, Malik Rebrab pose devant le portrait officiel du président Tebboune. Profil bas, pas de vagues. Dans un récent spot publicitaire léché, mettant en scène une star locale du cinéma, Cevital se proclame « au service de la production nationale ». Issad Rebrab a à peine caché que ce sont ses héritiers qui ont souhaité la fermeture de l’impertinent quotidien Liberté, après trente ans d’existence, au moment de sa retraite.
Dans cette « Algérie nouvelle », encore plus fermée qu’avant le Hirak, l’administration Tebboune semble souffler le chaud et le froid sur Cevital. D’un côté, elle a donné son feu vert à l’inauguration d’une grande usine à Bejaïa, bloquée depuis des lustres. De l’autre, elle interdit en mars 2022 les exportations d’huile et de sucre raffinés, sauf pour quelques pays voisins – une catastrophe pour le chiffre d’affaires de Cevital.
Surtout, la justice n’en a pas fini avec Issad Rebrab, qui devient petit à petit un fardeau pour le groupe. Il est aujourd’hui interdit de sortie du territoire. Le dossier EvCon n’est pas clos, un procès en appel étant sans cesse repoussé. En mai, le patriarche a été placé sous contrôle judiciaire dans une nouvelle affaire, là encore pour des mouvements suspects de capitaux, concernant cette fois-ci un investissement en Italie. Le même mois, la justice l’a interdit d’exercer une activité commerciale et même de siéger dans un conseil d’administration, lui qui reste, aux dernières nouvelles, le premier actionnaire de Cevital.
A Bejaïa, on raconte que le supposé retraité avait pris l’habitude « gênante » de débarquer dans les usines à l’improviste. On murmure aussi que les dernières décisions judiciaires n’ont pas vraiment froissé ses héritiers.
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