Enquête« Sandoval, une affaire franco-argentine » (1/2). L’ex-policier a été condamné à Buenos Aires, en 2022, pour un crime commis du temps de la dictature en Argentine (1976-1983). « Le Monde » a cherché à savoir comment il avait pu se réfugier en France en 1985, puis évoluer dans les milieux universitaires sans que son parcours intrigue, malgré de nombreux signaux d’alerte.
Juin 1985. L’hiver austral commence juste à Buenos Aires. Voilà un an et demi que l’Argentine a renoué avec la démocratie, après la dictature (1976-1983) qui a fait 30 000 disparus, selon les organisations de défense des droits humains.
Depuis quelques mois, un juge d’instruction militaire enquête sur l’enlèvement d’un étudiant en architecture, Hernan Abriata, en 1976. Un homme de 31 ans est suspecté d’être l’un des ravisseurs : Mario Alfredo Sandoval, un jeune retraité de la police. Quand ce dernier rentre chez lui, ce soir de juin, son épouse de 27 ans, enceinte, l’attend avec leur premier fils et la fille qu’il a eue avec une autre femme. « On part », lui dit-il. Destination : Paris, où il a obtenu l’autorisation de sa hiérarchie de se rendre pour un an. Le 8 août, à Buenos Aires, le juge constatera sa « non-comparution » à l’audience où Sandoval était convoqué.
11 décembre 2019. L’hiver débute à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), en banlieue parisienne, où ce même Mario Sandoval, citoyen français depuis 1997, habite avec sa seconde épouse, Anne-Marie B. Celle-ci partage sa vie depuis son divorce à la fin des années 1990. L’ancien policier a perdu ses cheveux, mais il garde un corps athlétique, un port altier. Soudain, dix gendarmes de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre, épaulés par ceux du GIGN, viennent l’interpeller pour le conduire à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy (Yvelines).
Quatre jours plus tard, il est mis dans un vol pour son pays d’origine. Il y sera condamné, le 21 décembre 2022, à quinze ans de prison pour l’enlèvement et la torture d’Hernan Abriata. D’après la justice, il a appartenu à un commando, le « groupe de travail 3.3.2. », chargé de capturer les éléments dits « subversifs » et de les envoyer au centre clandestin de détention et de torture installé à l’Ecole de mécanique de la marine (ESMA). Les faits, selon le tribunal, constituent des « crimes contre l’humanité ». Mario Sandoval, qui n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations, a fait appel de sa condamnation et reste donc présumé innocent.
Que s’est-il passé entre son arrivée en France en 1985 et son extradition en 2019 ? Le Monde a enquêté pendant trois ans sur la façon dont il a travaillé dans le secteur privé, auprès d’universités et d’établissements publics, côtoyant des chefs d’entreprise, des hauts fonctionnaires, des diplomates, des ministres, des membres des services de renseignement. Comment un homme au tel passé a-t-il pu passer sous les radars et être naturalisé Français ? Pour le comprendre, il faut remonter le fil de son parcours.
Bureau de propagande
Les raisons qui le poussent à choisir la France en 1985 demeurent obscures. Formé à l’Ecole des cadets dans les années 1960, il a forcément été imprégné par ce qu’on appelait alors la « doctrine française », une stratégie contre-révolutionnaire forgée en Indochine et perfectionnée pendant la guerre d’Algérie. Fondée sur l’idée d’un « ennemi interne » – et communiste – à traquer au nom de la défense de la civilisation occidentale chrétienne, elle a été importée en Argentine par des assesseurs militaires français. Le « groupe de travail 3.3.2. » s’en est inspiré.
En 1978, à seulement 25 ans, Mario Sandoval part un mois en vacances en Europe. Visite-t-il Paris, où fonctionne le Centro piloto, un bureau de propagande argentin créé dans le but de contrecarrer les dénonciations de violations des droits humains dans le pays sud-américain et d’infiltrer les rangs des exilés en Europe ? Une certitude : parmi les militaires envoyés en France figurent des membres du commando 3.3.2.
En 1985, alors que la démocratie est de retour dans son pays et que la justice y enquête sur la disparition d’Hernan Abriata, Mario Sandoval préfère filer en France. Tandis que la famille s’installe dans le 12e arrondissement de Paris, il se recycle dans la sécurité privée. En 1992 et 1993, il travaille comme représentant en France d’une société argentine, Servin SA, dont le fondateur, un ancien militaire, est accusé d’avoir été un tortionnaire de la junte, et que d’anciens membres du « groupe de travail 3.3.2 » auraient intégrée.
Sur son CV figure également, entre 1987 et 1991, l’emploi de « conseiller » et « chargé de mission » au sein d’une entreprise française, Néral, spécialisée dans la vente d’armes de petit calibre et l’import-export de matériel et d’équipement pour les forces de sécurité, et citée dans un rapport américain sur le trafic d’armes vers l’Iran ou la Libye. « La jonction avec l’Argentine tourne certainement autour de ce genre de sociétés d’armement, considère Christian Harbulot, un spécialiste de l’intelligence économique. On ne trouve pas ce type de jobs à Pôle emploi. »
Méthodes peu avouables d’espionnage
C’est dans ce secteur, l’intelligence économique (IE), que Mario Sandoval compte évoluer. Sur le papier, il s’agit de collecter des informations, de manière légale, permettant d’assurer notamment la sécurité des entreprises à l’étranger. Dans les faits, de nombreux scandales ont émaillé l’histoire de l’IE, incluant des politiques de déstabilisation et des méthodes peu avouables d’espionnage. Bref, un univers sur mesure pour un homme qui travaillait, à Buenos Aires, au département des affaires politiques de la Superintendance de la sécurité fédérale, chargé notamment de faire du renseignement.
Après quelques années à vivoter comme professeur d’espagnol ou d’économie dans divers centres de formation, Mario Sandoval s’introduit donc dans le monde de l’IE, proposant ses services comme chargé de cours ou pour l’organisation de conférences. En 1995, son CV ne fait que deux pages. Celui qu’il présentera en 2006 s’étalera sur neuf ! Sur ce document, il donne l’impression d’être sollicité de toutes parts ; il assure avoir été conférencier ou formateur dans pas moins de vingt-cinq établissements publics ou privés. « On entendait parler de lui tout le temps, il était dans tous les événements liés aux études de défense, de sécurité, de relations internationales, se souvient Xavier Pasco, président de la Fondation pour la recherche stratégique. Il avait besoin de réseaux. »
Démêler le vrai du faux dans un tel parcours est un travail de longue haleine. Il faut dire que le fait d’être associé à un personnage si sulfureux à de quoi gêner aux entournures… Ainsi, le pôle universitaire Léonard-de-Vinci (la « fac Pasqua ») à Courbevoie, ouvert en 1995 sous le contrôle du conseil général des Hauts-de-Seine, nie que M. Sandoval y ait un jour exercé, comme il le prétend dans son CV. Or divers documents que Le Monde a pu consulter prouvent qu’il a bien été recruté en tant que professeur vacataire pour dispenser un enseignement en économie et en mondialisation au cours de l’année 1996-1997.
« Exagération »
Autre difficulté : l’intéressé, qui s’invente des « doctorats » qu’il n’a jamais obtenus, a tendance, pour enjoliver son profil, à transformer des interventions sporadiques en emplois fixes. Ainsi déclare-t-il l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) comme l’un de ses principaux employeurs au moment d’être recruté comme vacataire en 1995 à l’Institut libre d’étude des relations internationales (Ileri) et, en 1999, par l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL).
Sur son CV, il dit avoir été, entre 1994 et 1997, « conférencier » de l’IHEDN. Il s’avère que, selon un document consulté par Le Monde, il a bien reçu au moins un virement de 1 000 francs (soit 152 euros) en avril 1994 pour une conférence à l’IHEDN, du temps où le directeur des études était aussi son directeur adjoint, l’ancien préfet Robert Miguet. Ce dernier, aujourd’hui décédé, avait signé une attestation certifiant que l’Argentin avait « participé comme conférencier à des tables rondes » en 1993 et 1994, soulignant sa « profonde connaissance des problèmes de l’Amérique du Sud ». Mais « c’est une exagération de se prétendre conférencier pour des interventions sporadiques », soutient Philippe Ratte, successeur de M. Miguet à la direction des études à partir de fin 1994, et qui assure, lui, n’avoir jamais fait appel à l’Argentin entre cette date et 1997.r son travail à l’IHEDN, une négligence assez courante à l’époque. Ainsi, chaque nouvelle ligne sur son CV lui permet-elle de gagner en crédibilité pour les emplois postérieurs.
En 1995, le véritable tremplin pour lui est l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée (UPEM, devenue Gustave-Eiffel), où il est enrôlé comme vacataire dans le diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) « maîtrise des armements, désarmement et vérification » dirigé par Bernard Sitt, un spécialiste des armes nucléaires. C’est M. Sitt, alors chargé de mission à la direction des affaires stratégiques du ministère de la défense, qui le recrute. « Je me suis aperçu qu’il n’avait pas d’expérience universitaire et qu’il tenait un discours au-dessus de sa compétence effective, admet M. Sitt, mais en même temps, il pouvait m’assister dans des travaux dirigés. » Lui non plus ne semble pas inquiété outre mesure par son CV, où figure pourtant la mention de son passage dans la police argentine pendant la dictature.
Idées d’extrême droite
Mario Sandoval restera une dizaine d’années à l’UPEM. M. Sitt minimise aujourd’hui sa présence, affirmant qu’il n’intervenait qu’épisodiquement. Mais les anciens étudiants du DESS donnent une image bien différente de cet homme « si sympa et affable » qu’ils avaient tous envie de faire leur mémoire avec lui. « Le DESS tenait grâce à lui, Sitt n’était jamais là », dit l’un d’entre eux. Direction de mémoires, accompagnement des étudiants en voyages d’étude auprès d’institutions comme l’OTAN ou l’Agence internationale de l’énergie atomique… M. Sandoval s’active beaucoup. « Il a toujours procédé de la même manière, explique une source du ministère de la défense : démarcher et se rendre ensuite indispensable en assumant des tâches ingrates et peu valorisantes. »n des premiers créés en France sur cette discipline, est mis en place l’année de son arrivée. Y officie, entre autres, l’amiral Pierre Lacoste, directeur de la DGSE entre 1982 et 1985. Tout ce petit monde vit en cercle fermé. L’amiral dirige aussi des mémoires dans le DESS de M. Sitt, et donne des conférences. « La moitié de la formation défense au DESS de Marne-la-Vallée était tenue par la DGSE, c’était un vivier pour les services de renseignement », confie un spécialiste de l’IE.
M. Sandoval côtoie ainsi des membres des services secrets et de nombreux militaires. « C’était du pain béni pour quelqu’un qui aurait voulu avoir un accès direct à quantité d’informations sensibles », note M. F. – il a requis l’anonymat –, un ancien professeur de l’UPEM qui s’est très tôt inquiété du profil de l’Argentin. Ses idées d’extrême droite, dont lui-même ne se cache pas, ne choquent pourtant pas grand monde – à part ce même enseignant – dans un milieu où circulent l’urgence de la lutte anticommuniste et la défense de la civilisation chrétienne, de l’ordre et de la sécurité.
« Il m’a paru suspect »
M. Sandoval a un objectif : passer de vacataire à titulaire. En mai 2000, il présente sa candidature pour être maître de conférences associé. Chantal Delsol, nouvelle directrice du département dont dépend le DESS de M. Sitt, sollicite l’avis de M. F. et lui adresse le CV du candidat. « Au premier regard, il m’a paru suspect, raconte-t-il. Son profil d’ancien fonctionnaire du ministère de l’intérieur ayant quitté l’Argentine juste après le retour de la démocratie et s’étant reconverti dans des sociétés de sécurité me paraissait plus qu’obscur. » Chantal Delsol pose son veto. Alerté, M. Sitt ne prend aucune mesure particulière dans son DESS. L’Argentin continuera d’enseigner à Marne-la-Vallée jusqu’au milieu des années 2000
C’est en tout cas fort de son expérience à l’Ileri et surtout à Marne-la-Vallée que M. Sandoval a débarqué, en 1999, à l’IHEAL, dirigé depuis un an par Jean-Michel Blanquer, futur ministre de l’éducation. Petite structure dépendant de la Sorbonne-Nouvelle, l’IHEAL est alors coincé dans des locaux exigus de la rue Saint-Guillaume (Paris 7e). De nombreux étudiants latino-américains fréquentent cet endroit. Interrogé par Le Monde, M. Blanquer soutient qu’il n’est pas à l’origine du recrutement de M. Sandoval. Le responsable en serait, dit-il, Carlos Quenan, directeur du DESS « Echanges internationaux Europe-Amérique latine », lui-même ancien opposant de la dictature argentine.
« C’est Bernard Sitt qui m’a envoyé son CV », explique Carlos Quenan. Un CV expurgé, cette fois, de toute référence à son passé en Argentine. M. Quenan se défend d’avoir pu reconnaître en cette recrue un potentiel ancien tortionnaire. « L’IHEAL n’était pas outillé pour enquêter sur les dizaines de chargés de cours qui intervenaient tous les ans », précise-t-il. M. Sandoval, lui, conteste avoir été recruté par M. Quenan : « La relation était exclusivement avec M. Blanquer », a-t-il écrit sur un blog qu’il tient depuis sa prison argentine.
« Le loup dans la bergerie »
Rue Saint-Guillaume, M. Sandoval sait, là encore, se rendre indispensable. Levé tous les jours à 5 heures, il va courir une heure, quel que soit le temps. Méticuleux, il devient l’homme à tout faire, connu de tous.
Ses activités à l’IHEAL dépassent les attributions d’un simple vacataire. A trois reprises, il est envoyé à des meetings ou à des conférences de l’Organisation des Etats américains en tant que représentant de l’université Sorbonne-Nouvelle.
En interne, son profil détonne. Toujours tiré à quatre épingles, la coupe de cheveux très courte, ne tolérant aucun retard, il se démarque des autres intervenants. Il tranche avec les habitués de ces locaux devenus, dans les années 1970, un refuge pour les exilés des dictatures latino-américaines. Interrogé à ce propos, M. Blanquer dit avoir voulu faire évoluer les cours dispensés à l’IHEAL, selon lui « trop politiques ». « Sandoval n’avait certes pas une grande valeur académique, mais il était le seul capable, à l’époque, de parler du sujet de la défense en Amérique latine. »
Ce recrutement s’inscrit donc dans sa volonté de diversifier l’enseignement. « De le droitiser », corrigeront certains, scandalisés par cette volonté de défaire ce qui faisait, justement, la particularité de l’institut. « Mario Sandoval à l’IHEAL, c’était le loup dans la bergerie, et ce même sans parler de son passé, insiste un enseignant actuel. Accepterait-on qu’un homme faisant l’apologie du nazisme donne des cours dans une université connue pour accueillir des enfants de déportés ? » Car si M. Blanquer assure que M. Sandoval « donnait ses cours sans aucune connotation idéologique », une dizaine d’anciens étudiants témoignent de son côté radical et militariste… Ses cours, se souvient une étudiante de l’année universitaire 2000-2001, « ont vite porté sur l’intelligence militaire, les différents types de missiles et leurs trajectoires. D’ailleurs beaucoup les ont séchés ».
Plus troublant : V. M. – elle a requis l’anonymat –, fille d’un disparu chilien, garde en mémoire ce jour où M. Sandoval a présenté le plan Condor – campagne conjointe de répression des dictatures latino-américaines – comme « le système le plus abouti et le plus performant d’intelligence stratégique ». L’étudiante est scandalisée. « Faire l’apologie des conditions de l’assassinat de mon père, ce n’était pas acceptable, s’indigne-t-elle. Je suis sortie et j’ai dit à Quenan que je n’assisterais plus à ce cours. » MM. Quenan et Blanquer disent n’avoir aucun souvenir de cette anecdote, pourtant confirmée par d’autres témoins, alors même que des rumeurs sur un possible passé dans la police argentine de ce vacataire très particulier commençaient à se répandre rue Saint-Guillaume.
« Double peine »
« Qu’une ou deux fois, des gens aient pu se plaindre que ses cours étaient trop axés sur la défense, c’est fort possible, reconnaît M. Blanquer. Je mettais ça sur le compte d’un certain sectarisme. Et on m’a vaguement dit qu’il avait peut-être un passé bizarre, mais sans aucun élément concret pour l’étayer. » Ces rumeurs auraient dû suffire pour l’écarter, estiment certains. L’ancien ministre de l’éducation se plaint aujourd’hui d’une « double peine » : « Non seulement Sandoval nous a tous bernés, mais en plus, on nous accuse d’avoir été complaisants envers lui ! Si j’avais su que c’était un tortionnaire, bien sûr que jamais je ne l’aurais engagé ! »
Un témoignage suggère que M. Blanquer aurait ignoré une autre alerte bien plus explicite. Selon une source de Sorbonne-Nouvelle, quelques mois après l’arrivée de M. Sandoval, la responsable administrative de l’IHEAL, Maguy Herschon, avertie par des amis argentins, aurait prévenu le directeur : « Sandoval est un ancien tortionnaire de la dictature. Il faut absolument vous en débarrasser », lui aurait-elle dit, essayant pendant des mois de l’en convaincre. « Elle était bouleversée, en parlait constamment », se souvient la même source.
Maguy Herschon et son mari, également professeur à l’institut, sont décédés en 2014. Si un de leurs fils confirme cet épisode, son frère le conteste. « Si Blanquer avait su quelque chose, il aurait alerté les autorités compétentes », dit-il. M. Blanquer, lui, nie avoir reçu un tel avertissement : « C’est immonde de suggérer une chose pareille ! Maguy était de gauche, elle n’aurait pas supporté que je le garde et elle aurait démissionné. » De fait, Maguy Herschon a demandé sa mutation et a quitté l’IHEAL à la fin de l’année 2001-2002.
« C’est facile de dire : “C’était évident” »
Quelle que soit la vérité, beaucoup s’étonnent que des spécialistes de l’Amérique latine comme MM. Blanquer et Quenan ne se soient pas inquiétés du profil de cet homme débarqué de Buenos Aires juste après la dictature et spécialisé dans les questions de défense et d’armement. A en croire de nombreuses personnes l’ayant croisé, il suffisait de le côtoyer une demi-heure pour deviner sa proximité avec l’extrême droite latino-américaine. « Je suis surpris que ceux qui étaient à son contact permanent n’aient rien remarqué », affirme un ancien diplomate. M. Quenan ne partage pas l’analyse. « Si j’avais eu une alarme à chaque Latino-Américain rencontré à cette époque, je serais devenu fou. A posteriori, c’est facile de dire : “C’était évident”. »
M. Sandoval enseigne donc à l’IHEAL pendant cinq ans. Son nombre annuel d’heures de cours passe de 42 en 1999-2000 à 78 en 2002-2003. Son départ en 2004 coïncide avec celui de M. Blanquer, nommé recteur de Guyane, et doit beaucoup à la successeure de celui-ci à la tête de l’IHEAL, Polymnia Zagefka : une fois en place, elle ne tarde pas à se séparer de l’Argentin devenu Français.
Pour justifier le maintien en poste de M. Sandoval pendant si longtemps, M. Blanquer rappelle qu’il a fallu attendre 2008 – soit bien après son départ de l’IHEAL – pour que son passé commence à être exhumé. Cette année-là, le journal argentin Pagina/12 publie un article l’accusant d’avoir enlevé un étudiant pendant la dictature. « Personne ne pouvait deviner quoi que ce soit concernant son passé avant cela », répète M. Blanquer. L’enquête du Monde révèle pourtant que les services de renseignements français avaient eu vent du profil de Sandoval des années avant Pagina/12…
2004, année fatale
Selon nos informations, c’est dans le milieu de la défense que cette information a circulé, plus précisément à l’IHEDN. Le général Daniel Hervouët en a été le directeur d’études entre 1997 et 2001. Quand l’Argentin lui propose, à lui aussi, ses services, il demande à ses collaborateurs d’enquêter sur lui. « J’ai reçu une note de deux ou trois pages sur lui, elle mentionnait nommément qu’il avait été vu à l’Ecole de mécanique de la marine, l’ESMA, se souvient M. Hervouet. J’ai mis ces documents dans un dossier “indésirables” afin qu’il ne mette jamais un pied à l’IHEDN. » Une révélation qui, aujourd’hui, fait bondir M. Blanquer : « Si des gens à ce niveau connaissaient son passé à l’époque, pourquoi n’en ont-ils rien dit ? Pourquoi cette information ne m’est-elle pas parvenue ? »
L’année 2004 est fatale à la carrière académique de M. Sandoval. La nouvelle patronne de l’IHEAL, Mme Zagefka, se méfie de lui après sa proposition de colloque sur les forces armées latino-américaines dont le contenu est, selon elle, « tout sauf scientifique ». Pas question de financer pareil projet. Le coup de grâce se produit quelques semaines plus tard.
A cette époque, M. Sandoval tente, comme à l’UPEM, de se faire embaucher de façon pérenne à l’IHEAL, en proposant d’ouvrir une branche consacrée à l’intelligence économique pour le DESS de M. Quenan. M. F., le professeur de Marne-la-Vallée, qui donne aussi des cours à l’IHEAL, a connaissance de l’affaire. Il remet à Mme Zagefka le premier CV de l’Argentin, celui de 1995. Un coup d’œil au document la convainc de ne pas renouveler son contrat.
Alerté, M. Quenan dit avoir demandé à ses contacts en Argentine, au sein des organisations de défense des droits humains, si le nom de M. Sandoval leur disait quelque chose. « Personne ne le connaissait », dit-il au Monde. La même année, l’UPEM se sépare aussi de lui, après qu’une rumeur commence à circuler. Une rumeur venue de l’IHEDN, se souvient Xavier Pasco, de la Fondation pour la recherche stratégique.
Contraint de rebondir, Sandoval active ses contacts. Le monde de l’intelligence économique lui ouvre les bras, en particulier l’Assemblée des chambres françaises de commerce et d’industrie (ACFCI, devenue Chambre de commerce et d’industrie). En avril 2006, le voici embauché en contrat à durée déterminée pour six mois, puis un an. Il se garde, sur le CV de neuf pages qu’il adresse à Philippe Clerc, le directeur de l’intelligence économique à l’ACFCI, de toute mention de son passé ; la période 1971-1985 y est résumée en une ligne, sans que l’Argentine y soit citée : « Chargé de mission, enseignant, secteur public et secteur privé ».
« Il manquait d’expérience, mais il était intelligent »
MM. Sandoval et Clerc se connaissent depuis longtemps. Ils se sont rencontrés à la fin des années 1990 dans le cadre du pôle universitaire Léonard-de-Vinci. M. Clerc est subjugué par sa vision internationale de l’intelligence économique. En 2008, juste avant les révélations de Pagina/12, tous deux créent, avec Alain Juillet – directeur du renseignement au sein de la DGSE entre 2002 et 2003 et, à l’époque, haut responsable chargé de l’IE auprès du premier ministre –, l’Association internationale francophone d’intelligence économique. M. Sandoval est bombardé vice-président. « Il n’était pas mauvais sur l’IE, se souvient M. Juillet. Il manquait d’expérience, mais il était intelligent et il avait la connaissance théorique. »
A l’ACFCI, M. Sandoval n’économise pas son énergie. Grâce à lui, divers projets de coopération se mettent en place, aux Seychelles, en Afrique, dans les Caraïbes… « En seulement deux ans, il a réussi à s’immerger dans l’institution des chambres de commerce, à en faire sa caisse de résonance, témoigne M. Clerc. C’est un homme avec une volonté de puissance surdimensionnée, qui veut être le prince de l’ombre, le conseiller. »
Selon Christophe-Alexandre Paillard, à l’époque spécialiste de l’intelligence économique à la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense, la façon dont il a fait son trou dans l’univers académique, puis dans celui de l’IE, s’explique par « la naïveté, la bêtise ou la confiance dans autrui : on est dans un exemple parfait de failles de gens qui se sont fait confiance les uns les autres sans que personne ne prenne la peine de vérifier ».
A un fonctionnaire du ministère de la défense, Sandoval dit pouvoir fournir des informations stratégiques sur l’Argentine et l’Amérique latine. « J’ai vite vu que cet homme obséquieux n’avait en fait pas grand-chose à m’apporter et je l’ai écarté. Mais quand on lui fermait la porte, il réussissait à entrer par la fenêtre », confie cette source.
Au mitan des années 2000, voici donc M. Sandoval écarté du milieu universitaire. Une fois M. Blanquer parti en Guyane, l’ex-policier n’est plus le bienvenu à l’IHEAL. La relation entre les deux hommes va tout de même durer au moins deux ans de plus, au cœur d’une affaire retentissante : le rapt d’Ingrid Betancourt, une figure de la politique colombienne, enlevée par un groupe révolutionnaire.
https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/11/l-etrange-vie-francaise-de-l-ancien-policier-argentin-mario-sandoval_6181411_3210.html
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