Le capitalisme en orbite, une histoire de l’art toute personnelle, le chapitre final d’une fresque sur l’Algérie…
Mon musée imaginaire, par Claire Le Men
La Découverte, 200 p., 24 euros.
Qu’est-ce que ça provoque, d’avoir été élevée par une mère historienne de l’art ? Claire Le Men, fille de Ségolène Le Men, intellectualise son apprentissage du beau, qu’elle retranscrit avec délicatesse et beaucoup d’autodérision. Il y a sa façon, enfant, de chercher à impressionner les adultes en débitant au kilomètre des copies de « la Jeune fille à la perle ». De signer ses originaux en mentionnant son âge, pour épargner aux futurs historiens qui travailleraient sur sa rétrospective de fastidieux calculs. Il y a ses questionnements sur la valeur d’une œuvre : scandale quand la petite Claire médit des vitraux de Marc Chagall à la cathédrale de Reims ! Sa stupéfaction devant « le Ballon » de Félix Vallotton au musée d’Orsay : à la faveur d’une reproduction en carte postale collée dans un album photo, elle avait toujours pensé être la petite fille de l’image. Il y a sa timidité à devenir elle-même artiste, s’orientant vers la médecine (sa première BD, « le Syndrome de l’imposteur », est inspirée de son internat en psychiatrie) avant d’oser enfin embrasser la bande dessinée. Surtout, il y a le regard tendre sur sa mère, passionaria de sa discipline, bourreau de travail éternellement voûté sur son ordinateur, directrice de thèse respectée, « Michael Jackson » de l’histoire de l’art selon un étudiant. Cette mère qui a trouvé un Courbet dans un grenier, aussi capable de dénicher des détails ignorés de tous dans les tableaux et de traiter Monet, Daumier ou Seurat comme des membres à part entière de la famille. Dans cet opus extrêmement irrigué de références sociologiques, historiques, et picturales bien sûr, Claire Le Men lui rend un hommage captivant et érudit. A sa personnalité et à sa démarche : ici aussi on parle d’histoire de l’art, au détail près qu’elle est purement intime.
Suites algériennes, 1962-2019, par Jacques Ferrandez
Seconde partie, Casterman, 160 p., 18 euros.
’ultime volume de l’incroyable fresque algérienne de Jacques Ferrandez. Commencés en 1986 – il y a donc presque 40 ans ! - ces « Carnets d’Orient » ont raconté en 10 volumes la colonisation de l’Algérie par la France de 1832 jusqu’à l’indépendance à travers une poignée de familles dont on suit les destins de génération en génération. L’auteur, lui-même né en Algérie de parents pieds-noirs, a prolongé la saga avec deux volumes mettant en scène des descendants de ses personnages : c’est le tome 2 de ces « Suites algériennes » qui vient de sortir. Le personnage principal est Paul-Yannis, journaliste franco-algérien, et que le destin conduit à découvrir la blessure secrète laissée par la guerre chez l’un des généraux qui dirigent l’Algérie des années 1990. L’intrigue est dense, fouillée, parfois elliptique, mais toujours captivante. Et lorsqu’à la fin le héros est invité à Alger pour présenter son livre de souvenirs, on comprend bien sûr qu’il y a beaucoup de Ferrandez en lui. A commencer par cette volonté inlassable de raconter sans fard la violence, tout en refusant d’en attribuer la seule responsabilité à la colonisation française – tout le monde ne sera pas d’accord, mais comment ne pas reconnaître que cette conviction est portée par un talent graphique et narratif exceptionnel ?
Kleos, par Serge Latapy, Mark Eacersall et Amélie Causse
Bamboo Edition, 132 p., 24,90 euros.
Philoklès es
t un jeune Grec idéaliste, bercé par les récits de l’Iliade et l’Odyssée. Animé par ce qu’on pourrait appeler « le syndrome du sauveur » ou du « super-héros » – et peut-être aussi par les beaux yeux d’une jeune femme –, Philoklès ose critiquer l’inaction des soldats après le pillage de son île par des pirates. Bien mal lui en prend : on lui confie un bateau, des armes, quelques vivres et on l’envoie sous les « hourras » à la mer pour poursuivre, seul, les impressionnants pirates. Trop fier pour renoncer, le jeune homme qui rêve de gloire éternelle (kleos aphthiton), comprend vite que l’aventure, la vraie, ne se passe pas comme dans les récits d’Homère. Ballotté sur les eaux, brimbalé d’un mari jaloux à un pirate sanguinaire, Philoklès enchaîne les mésaventures et finit par tout perdre, y compris sa liberté… A travers ce récit, les auteurs nous livrent un album d’aventure épique, voire picaresque, parfois amusant sans être gnangnan, mais bien souvent tragique. Au passage, ne vous fiez pas au dessin doux d’Amélie Causse : certaines scènes sont pour le moins violentes.
Impossible de chroniquer cet album sans évoquer la polémique le concernant. Après un premier tome paru, l’éditeur a publié ce diptyque sous la forme d’une intégrale. Un choix surprenant, dicté par l’étonnement de certains lecteurs devant la faible pagination de chaque tome. Bamboo leur propose de retourner le premier album contre une réduction pour l’achat de l’intégrale. Pas certain que cela suffise : des libraires auraient d’ores et déjà refusé l’échange…
Renaud Février
Résidence autonomie, par Eric Salch
Dargaud, 176 p., 24 euros.
Marc pense avoir trouvé le plan parfait : « un job cool, deux nuits par semaine à être payé pour dormir ». Pôle emploi l’a propulsé « agent social » dans une résidence autonomie, structure destinée aux personnes âgées autonomes (et prémisse à l’Ehpad). Du jeudi au samedi et au pas de course, Marc doit servir les plateaux-repas, distribuer les médicaments et intervenir à toute heure si le bipeur autour de son cou est activé par l’un des 45 résidents. Il déchante vite devant le manque de personnel, les soins à prodiguer pour lesquels il n’est pas formé et la grande détresse des seniors, parfois abandonnées de tous. Dessinateur à « Charlie Hebdo », le néo-Reiserien Eric Salch a toujours officié dans le trash, de « LookBook » (Fluide Glacial, 2016), typologie acide de ses contemporains, aux « Misérables » (Glénat, 2021), version particulièrement salée de l’œuvre de Victor Hugo. Avec la description des résidences autonomie, inspirée du récit d’un ami, il trouve un sujet parfait pour son trait féroce et son sens du burlesque. Et révèle dans cet album doux-amer la façon absurde dont notre société s’arrange avec la fin de vie.
A. S.
LIRE AUSSI > Les 15 BD que votre voisin de serviette va vouloir vous piquer cet été
Le Chant des Asturies, par Alfonso Zapico
Tome 2, traduit par Charlotte Le Guen, Futuropolis, 256 p., 27 euros.
Changement de décor pour le second volume de cette saga racontant la fin de la Seconde République d’Espagne dans les Asturies, région minière et ouvrière : nous voici à Oviedo, la capitale régionale, lors de la prise de la ville par les mineurs révoltés et la féroce répression par celui qui n’était alors que le général Franco. Un épisode particulièrement sanglant raconté à travers deux huis clos. D’une part, trois insurgés s’installent armes à la main dans un appartement du centre pour profiter d’une bonne position de tir et finissent par nouer des liens avec les habitants, des bourgeois terrorisés. Non loin, un grand propriétaire de mines s’est réfugié chez le gouverneur, qui suit impuissant les événements. La fabrique de la violence sociale est subtilement racontée, en particulier lorsque, d’un flash-back dans le Cuba négrier des années 1880, on comprend comment la classe possédante espagnole s’est transmis de génération en génération l’idée que tous les hommes n’ont pas la même valeur.
E. A.
Les enfants ne se laissaient pas faire, par Joann Sfar
Gallimard BD, 464 p., 28 euros.
Cela fait désormais plus de 20 ans que le prolifique Joann Sfar raconte son quotidien dans ses « carnets », remplis de croquis dessinés au jour le jour, de pensées, d’anecdotes cocasses ou émouvantes. Dans ce 16e opus, l’auteur du « Chat du rabbin » est essentiellement préoccupé par l’invasion russe de l’Ukraine, nourrissant ses réflexions de références historiques, philosophiques et familiales, sa famille maternelle étant d’origine ukrainienne. Pogroms et génocide, parallèles entre les massacres russes et ceux de la Shoah par balles des nazis (et leurs supplétifs ukrainiens) : Sfar dénonce au fil des pages l’horreur d’une guerre aveugle, dont les civils sont les principales victimes. Il répond également aux « trolls » pro-russes qui lui rappellent le passé violent de l’Ukraine, notamment envers les Juifs : « Bombarder des civils, ce n’est pas la guerre, c’est un crime. (…) C’est déplacé, quand l’Ukraine souffre, de lui mettre le nez dans ses nazis du passé, ainsi que dans ses groupuscules néonazis d’aujourd’hui. » Et l’auteur de rappeler que lors des dernières élections en Ukraine, l’extrême droite n’a obtenu qu’un score de 3 %, dix fois moins qu’en France… Ou encore que les Ukrainiens, dont certains ont participé à la libération d’Auschwitz, sont le seul peuple européen à avoir élu un président et un Premier ministre juifs.
Ce carnet, « peut-être le plus âpre et le plus sombre », selon son éditeur, probablement le plus engagé aussi, est captivant à plus d’un titre. Bien sûr, sa construction, passant des mères porteuses ukrainiennes à l’Holocauste, de l’agriculteur et soutien aux migrants Cédric Herrou à l’écrivain et partisan juif Abba Kovner, de l’Urssaf à l’apnée du sommeil, peut parfois manquer de cohérence pour qui s’attend à un album scénarisé. Mais il se lit comme une conversation passionnante avec l’auteur, un journal brut des premières semaines de guerre en Ukraine, un hommage aux victimes, mais surtout une ode à la résistance, à la soif de vie. Y compris celle des enfants, qui « ne se laissaient pas faire ». « Un livre de rage », résume Sfar lui-même.
R. F.
LIRE AUSSI > « J’écris 17 pages par jour » : la machine Joann Sfar
Le Juif arabe, par Asaf Hanuka
Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, Steinkis, 120 p., 20 euros.
Cette légende familiale, l’auteur israélien d’origine irakienne Asaf Hanuka l’a toujours entendue : son arrière-grand-père Abraham, marchand de tissus à Tibériade, aurait péri aux mains d’un jeune orphelin arabe qu’il avait adopté. Il n’en sait pas plus : « Personne n’a rien raconté et je n’ai jamais posé de questions ». Après des études en France, il se réinstalle chez ses parents, à Ganei Tikva, en attendant de trouver un boulot. Mais pour savoir où l’on va, mieux vaut savoir d’où l’on vient. Asaf Hanuka remonte le fil de cette étrange histoire de famille, ce qui lui permet d’ausculter les relations entre Juifs et Arabes dans la région, avant même la création de l’Etat d’Israël. Le procédé est en lui-même très efficace : à gauche, en noir et blanc, les pages sur lesquelles il décrit son quotidien, à droite, en couleurs, l’avancée de son enquête. Ce qui favorise les parallèles et n’empêche pas les croisements. Auteur remarqué de « K.-O. à Tel-Aviv » et « Je suis toujours vivant » (avec Roberto Saviano), maestro de la ligne claire, Asaf Hanuka produit une réflexion profonde et non dénuée d’humour sur le poids de l’Histoire dans la construction de sa propre identité.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20230701.OBS75187/frontier-mon-musee-imaginaire-suites-algeriennes-11-bd-a-ne-pas-oublier-cet-ete.html
.
Les commentaires récents