En froid avec Paris, Alger crée la surprise en généralisant l’anglais dans l’enseignement supérieur. Un projet sérieusement compromis par le manque de moyens.
L’entrée de l’Université Alger 3. Photo AFP
La décision a pris le système éducatif de court. Dans une note rendue publique le 1er juillet par le ministre algérien de l’Enseignement supérieur, Kamel Beddari, celui-ci enjoint aux chefs des établissements universitaires de se préparer, dès la rentrée 2023-2024, à opter pour l’anglais comme langue d’enseignement, en remplacement du français. Si le document ne précise pas les filières ni les modules concernés par cette injonction, il vise principalement les matières techniques et scientifiques, encore dispensées dans la langue de Molière. Les sciences humaines étant quant à elles généralement enseignées en langue arabe.
La mesure a surpris toute la communauté universitaire, bien que des formations au profit des enseignants aient été lancées dès septembre dernier. Dans chaque université, le ministre demande désormais à ces derniers de se constituer en équipes pédagogiques selon la matière ou le module, « et ce avant le départ en vacances », débutées au lendemain de l’annonce des autorités. L’enjeu est de taille : former 80 % des enseignants en un temps record. C’est dire la détermination du gouvernement pour mettre en application un projet qui ne revêtait a priori aucun caractère d’urgence.
Pas étonnant donc qu’aucun débat n’ait été lancé. Le pouvoir semble vouloir profiter de l’apathie qui frappe la société civile depuis l’épuisement du Hirak en 2021, afin de faire passer des projets pour le moins controversés. Les délais impartis aux enseignants pour se mettre à l’anglais sont-ils suffisants et réalistes ? Ces derniers sont-ils convaincus de cette évolution ? Quid des étudiants qui, pour la plupart, suivaient jusque-là leur cursus en français ? Autant de questions aux réponses sans contours, au grand regret de nombre d’enseignants.
Des signes de rejet
De leur côté, l’appréhension est telle que des remous ou des actions de protestation ne sont pas à écarter à la rentrée. Notamment à Béjaia, épicentre du Hirak en 2019-2020 et située en Kabylie, où la tendance générale penche au rejet de l’instruction ministérielle. Dans cette région, les universités utilisent presque exclusivement le français, y compris pour les sciences humaines, à l’exception du droit et des lettres arabes. Elles devraient donc être concernées par la réforme sur l’ensemble de leurs cursus. « Certains enseignants s’y opposent en considérant que l’usage de l’anglais dans nos universités doit se faire graduellement et doit être un projet à long terme, explique un professeur de mathématiques à l’Institut d’informatique de Bejaia qui a souhaité garder l’anonymat. D’autres jugent, à cause du manque de maîtrise de la langue, que l’enseignement en anglais est voué à l’échec. »
Les plus lésés dans cette histoire sont les étudiants concernés, qui ne commencent à apprendre l’anglais qu’au collège, avec un volume horaire des plus réduits. Eux doutent fort de pouvoir suivre les cours normalement. « C’est une grande absurdité ! lance Karim, étudiant en génie civil à l’Université Houari Boumédiene d’Alger. Déjà qu’on a de la peine à suivre les cours en français, on imagine mal comment on va s’adapter à la nouvelle situation… »
Si le sociologue Nacer Djabi estime que la généralisation de l’anglais exige des moyens qui sont loin d’être réunis pour l’instant, il nuance cependant : « C’est une bonne chose d’un point de vue stratégique, au vu de la place de cette langue universelle dans le domaine scientifique. » Il regrette néanmoins qu’en Algérie, la question des langues soit souvent « politisée », pointant l’absence de « consensus au sein des élites » et de débat au sein de la société.
Même appréhension dans certains cercles politiques. Pour l’opposant Samir Benlarbi, « la généralisation de l’anglais est somme toute nécessaire, mais il faut que ce soit bien étudié et planifié, loin de tout calcul géopolitique ou considération politicienne ».
Les injonctions ne suffisent plus
Or la décision est symptomatique des tensions agitant les relations franco-algériennes depuis la déclaration controversée en octobre 2021 du président français Emmanuel Macron descendant en flammes le « système politico-militaire » d’Alger. L’Algérie a aussitôt rappelé son ambassadeur en exprimant son « rejet de toute ingérence dans ses affaires intérieures ». Depuis cette date, les relations entre les deux pays n’ont cessé de se détériorer, ouvrant la voie à toutes les surenchères. En août 2022, le chef de l’État Abdelmajid Tebboune avait affirmé sa préférence pour l’anglais, « langue internationale », qualifiant au passage le français de « butin de guerre ». Cette année-là, en pleine crise diplomatique avec la France, le gouvernement décidait déjà de s’attaquer au français, en faisant interdire sans coup férir l’utilisation de la langue dans la documentation officielle de certains départements ministériels, comme celui de la Formation professionnelle et celui de la Jeunesse et des Sports.
Cette anglicisation antifrançaise menée au pas de charge s’était poursuivie en septembre avec l’introduction de la langue de Shakespeare dès la troisième année primaire. Certains pédagogues avaient initialement dénoncé une « idéologisation » de l’école et un choix « antipédagogique », car il fallait désormais que des élèves de 9 ans apprennent quatre langues en même temps. Outre l’anglais, le français, l’arabe et le tamazight sont enseignés dans toutes les écoles d’Algérie. Mais les voix dissonantes se sont vite tues.
Plus fondamentalement, la polémique révélait un profond clivage dans l’opinion publique entre ceux qui, plus nombreux et plus visibles sur les réseaux sociaux, qualifient la prévalence de la langue de l’ancien colonisateur d’« invasion culturelle » et ceux qui contestent la « défrancisation » au nom du pluralisme linguistique et de l’ouverture sur la modernité. Les partisans de cette thèse aiment rappeler que l’épouvantail de la « défrancisation » avait maintes fois été brandi par le passé, comme lors des manifestations du 22 février 2019, mais le pas n’avait jamais été franchi, signe que le gouvernement n’est pas conséquent dans ses décisions.
On se souvient que l’idée de remplacer le français par l’anglais dans l’enseignement supérieur avait été lancée en juin 2019, en pleine ébullition du Hirak. Des rumeurs, fortement relayées par les groupes dits « badissistes » (en référence à Cheikh Benbadis, fondateur de l’Association des ulémas dans les années 1930), avaient circulé sur des décisions qui seraient prises dans le sens d’une « défrancisation » de l’espace public. Elle sera suivie, deux mois plus tard, d’un ordre du pouvoir en place sommant tous les commerçants de respecter strictement l’usage prioritaire de l’arabe dans les enseignes, sous peine de sanctions administratives. Tandis que la décision n’a pas été respectée et qu’il n’y a pas eu de sanctions contre les contrevenants, cette expérience avait prouvé que les injonctions ne suffisent plus…
Par Mussa ACHERCHOUR, le 16 juillet 2023 à 21h47
https://www.lorientlejour.com/article/1343579/en-algerie-langlais-remplace-le-francais-a-luniversite-une-decision-eminemment-politique.html
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