Malgré sa supériorité militaire, la France coloniale de Napoléon III eut bien du mal à venir à bout de la résistance kabyle, menée en Algérie par Lalla Fatma N’Soumer, en 1854.
Portraits présumés du Chérif Boubaghla et de Lalla Fatma N’Soumer conduisant l’armée révolutionnaire algérienne, par Henri-Félix-Emmanuel Philippoteaux, 1866, huile sur toile. © Montage JA / Musée Fabre, Montpellier Méditerranée Métropole
« Mon cher général,
J’ai lu avec le plus vif intérêt et avec satisfaction le rapport que vous m’avez adressé sur votre dernière expédition en Kabylie. Je n’étais pas sans inquiétude, je vous l’avouerai, et vous devez le comprendre, mais le récit des glorieux faits d’armes de nos troupes et les avantages qui en résulteront m’ont redonné pleine confiance… »
Ainsi s’adresse l’empereur Napoléon III au gouverneur général Jacques Randon, dans une lettre datée du 2 août 1854. Il le nommera ensuite grand-croix de la Légion d’honneur, à l’issue de l’expédition du Haut Sebaou.
« Des adversaires dignes de nous »
Si Napoléon III avoue son inquiétude en même temps que son soulagement, c’est parce qu’il était prévu que la « soumission » des tribus kabyles serait obtenue en seulement quinze jours. Or, les combats se sont étalés du 29 mai au 5 juillet 1854, ce qui fait dire à Randon, dans ses Mémoires : « Ces succès avaient été chèrement achetés ; nous avions eu, dans ces divers combats, environ neuf cents officiers et soldats tués ou blessés. Si l’on rapproche ces pertes de l’effectif général dans les deux divisions, on reconnaîtra que, dans les luttes contre les Kabyles, nos soldats avaient trouvé des adversaires dignes d’eux. »
L’expédition obéit à une logique coloniale expansionniste, qui prévaut depuis le début de la conquête de l’Algérie, en 1830. Elle survient dans des circonstances particulières, la guerre de Crimée mobilisant les troupes françaises. Comme le relève Randon, « c’était la première fois que les tirailleurs allaient quitter le sol d’Algérie, laissant derrière eux leurs femmes et leurs enfants ».
Avec moins de militaires sur le sol algérien naît une crainte : « Les mesures qui avaient été prises pour prévenir tout principe d’agitation dans le pays arabe n’avaient d’action que sur les tribus dont la soumission était effective. Or les tribus kabyles du Haut Sebaou n’étaient pas dans ce cas ».
Chérif Boubaghla
Les inquiétudes françaises se concentrent autour de la personne du chérif Boubaghla. Depuis 1849, ce dernier prêche la guerre sainte contre l’envahisseur. Dans la guerre de Crimée, la France s’est engagée aux côtés de l’empire ottoman contre l’empire russe, mais le chérif l’accuse de vouloir renverser le sultan. Son discours convainc un auditoire grandissant. Les 300 cavaliers et les centaines de fantassins placés sous les ordres du bachagha (titre donné à des dignitaires de l’administration coloniale) Belkacem Oukaci entre Bougie (Béjaïa) et Dellys ne suffisent pas à maintenir l’ordre.
La crainte d’un embrasement qui gagnerait toute l’Algérie pousse Randon à envoyer en renfort le capitaine Charles Wolff, chef du bureau arabe d’Alger. Le 7 avril 1854, 50 spahis, 300 cavaliers et 2 500 fantassins kabyles attaquent Azazga, où se trouve le chérif Boubaghla. Malgré la supériorité numérique française, l’assaut dure jusqu’au 3 mai. Boubaghla, gravement blessé à la tête, se place sous la protection de deux puissantes tribus, les Aït Djennad et les Aït Idjer.
La percée de Mac Mahon
Débute alors, à la fin de mai, la bataille du Haut Sebaou, dont le nom vient du fleuve Sebaou, long de 97 kilomètres, qui part de l’actuelle wilaya de Tizi-Ouzou et débouche sur la Méditerranée. Les forces militaires françaises sont démultipliées. Deux divisions sont engagées : l’une, menée par le général Patrice de Mac Mahon, futur président de la République française, forte de 5 167 hommes ; l’autre, sous les ordres du général Jacques Camou, compte 6 570 hommes.
La division Camou progresse dans des villages vidés de leurs habitants. Toutes les défenses des Aït Djennad sont concentrées sur la crête de la montagne, au village d’Aghribs, fortifié à la fois par les résistants, qui ont dressé des murs en pierre sèche, et par la nature, les épaisses haies et les chemins boisés faisant barrage. Mais, face à une division plus nombreuse et mieux armée, les 3 000 combattants kabyles ne suffiront pas. De son côté, Mac Mahon marque des points sur les Aït Hocein, et, la victoire acquise, des incendies de villages se succèdent afin d’obtenir la reddition des résistants et des familles alliées. C’est chose faite le 6 juin.
Montagnes du Djurdjura
La deuxième partie de la conquête vise les autres protecteurs du chérif Boubaghla, le clan Aït Idjer. Contre toute attente, et plutôt que de marcher en direction de la tribu, le général Randon décide que ses troupes bifurqueront à l’opposé, vers les montagnes du Djurdjura. Vierge de toute présence coloniale, le territoire et son peuple impressionnent l’officier français : « C’est la première fois que l’on découvrait ainsi le cœur de la Kabylie, et l’on ne pouvait se défendre d’une pensée de recueillement en songeant aux difficultés considérables qu’offrait la conquête de cette contrée, aussi bien défendue par la nature que par le courage de ses habitants. »
L’effet de surprise fonctionne, et, le 16 juin, à Aït Hichem, l’armée française peut faire tonner 21 coups de canon pour célébrer, avec quelques jours d’avance, le 24e anniversaire de la prise d’Alger.
Photographie non datée de Lalla Fatma N’Soumer. © DR
Lalla Fatma N’Soumer entre en jeu
Les manifestations de joie de l’occupant sont prématurées. Le lendemain, plusieurs tribus kabyles, neutres jusque-là, s’allient pour encercler le village. Une série de combats commence, et une figure de la résistance émerge : Lalla Fatma N’Soumer (« Lalla » est une marque de respect due à son rang, « Soumer » est le nom du village d’où sa famille est originaire).
Avec son frère, Sidi Tahar, la jeune femme de la tribu des Aït Itsouragh recrute les Imseblen, des volontaires dont le devoir est de combattre jusqu’à la mort. La maraboute, âgée de 24 ans, a déjà montré sa force de caractère quatre ans plus tôt en refusant un mariage arrangé, ce qui lui a valu le surnom de Fatma N’Ouerdja.
Elle a suivi un enseignement normalement réservé aux hommes avec l’assentiment de son père, chef d’une école coranique. Sa piété se manifeste lors des méditations, et son éducation lui a ouvert la porte des cercles politiques kabyles, largement masculins. Dès 1849, elle s’est engagée dans la résistance aux côtés de son frère et, en 1854, s’est ralliée au chérif Boubaghla.
Coups d’éclat
À l’issue de combats acharnés, la bataille du Haut Sebaou se conclut par la soumission des Aït Idjer. L’ « Alésia kabyle », comme la surnomment certains, n’est que le début d’une guerre qui reprend presque aussitôt. Le chérif Boubaghla mourra à la fin de décembre 1854.
Devenue cheffe de la résistance, Lalla Fatma N’Soumer se bat sans relâche pendant trois ans. Des coups d’éclat qui ne peuvent contenir indéfiniment l’armée française, numériquement supérieure. La jeune femme est arrêtée le 11 juillet 1857. Son aura est telle que, le 27 juillet 1854, le Journal des débats politiques et littéraires la décrit comme « une espèce d’idole chinoise » et note que, « du moment où elle fut entre [les] mains [des Français], toute résistance cessa, et [leur] succès fut assuré ».
La Jeanne d’Arc kabyle
Emprisonnée puis placée en surveillance surveillée à Tablat, Lalla Fatma N’Soumer y décédera en 1863. Dans la culture populaire, ses faits d’armes l’inscrivent dans la lignée de la Kahina. Sa tombe devient un lieu de pèlerinage régional. Contes, poèmes et chants alimentent sa légende. Entre mythe et réalité, ceux-ci célèbrent celle que l’historien et islamologue français Louis Massignon surnommera « la Jeanne d’Arc du Djurdjura ». Dans Poésies populaires de Kabylie (1867), le général Adolphe Hanoteau cite entre autres celui-ci :
« Voici le chrétien qui franchit le col,
Avec son infanterie et ses goums,
Il nous a vaincus par la ruse,
Il nous a vaincus par ses munitions nombreuses
Et Fatma de Soumeur est sa prisonnière.
Ô mes yeux, pleurez des larmes de sang ! »
La reconnaissance de l’État algérien viendra bien plus tard. La dépouille de Lalla Fatma N’Soumer sera transportée, en 1995, au Carré des martyrs, au cimetière d’El-Alia, à Alger. Le peuple, lui, ne l’a jamais oubliée. Quand il s’est soulevé, lors du Hirak, son nom a été scandé par des manifestantes pour invoquer l’esprit, toujours vivace, de la moudjahida.
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