e 5 septembre 1960 s’ouvre, devant un tribunal militaire, le procès du « réseau Jeanson ». Ses militants français sont accusés, selon une formule qui deviendra célèbre, d’avoir « porté les valises » du FLN. Le même jour est publié un appel de 121 intellectuels sur le « droit à l’insoumission ». Retour sur ces hommes et femmes qui eurent le courage de dire non.
tonnant numéro que celui du Monde du 5 septembre 1960 (daté du 6). Le quotidien consacre sa « une » à la conférence de presse que tient, ce lundi, le général de Gaulle pour dénier aux Nations unies le droit « d’intervenir dans une affaire qui est de la seule compétence de la France ». Le président de la République lance : « L’Algérie algérienne est en marche. » Mais il ajoute : « Qui peut croire que la France (...) en viendrait à traiter avec les seuls insurgés (...) de l’avenir de l’Algérie ? Ce serait admettre que le droit de la mitraillette l’emporte sur celui du suffrage. » Dans le même numéro, en dernière page, un court article annonce : « Le procès des membres du “réseau Jeanson” est appelé devant le tribunal militaire. »
Sur les bancs des accusés figurent vingt-trois personnes — dix-sept « Métropolitains » et six « Musulmans » —, mais pas Francis Jeanson, en fuite. On les accuse de rédaction et diffusion du bulletin Vérité pour..., de transport de fonds et de matériel de propagande du Front de libération nationale (FLN), de location d’appartements pour des militants algériens recherchés : assez pour justifier l’inculpation d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ». Suit une brève de huit lignes : « Cent vingt et un écrivains, universitaires et artistes ont signé une déclaration sur “le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie”. “Nous respectons et jugeons justifié, concluent-ils, le refus de prendre les armes contre le peuple algérien”. » Ainsi commençait l’affaire du Manifeste des 121 (lire « Le droit à l’insoumission »).
A l’époque, cela fait près de six ans que la France « maintient l’ordre » dans ses « trois départements » d’Algérie — c’est-à-dire torture et massacre à grande échelle. Président depuis un an, de Gaulle prône désormais l’autodétermination, mais il ne se résout pas — pas encore — à négocier avec la « rébellion ». Ainsi l’espoir soulevé par l’annonce de tractations directes, le 25 juin 1960 à Melun, s’est-il évanoui en quatre jours. Sirius — Hubert Beuve Méry, fondateur et directeur du Monde, signe ainsi ses éditoriaux — estime, le 7 septembre, « désolant » que le FLN « n’ait pas vu le meilleur et le plus sûr chemin (...) vers une évolution pacifique », mais « non moins désolant que les représentants de la France aient eu pour consigne de donner au “cessez-le-feu” l’aspect d’une reddition préalable à toute discussion de caractère politique ».
Bref, c’est l’impasse. En cette année où la France se résigne à la souveraineté d’une quinzaine de ses ex-colonies africaines, elle refuse obstinément celle de l’Algérie. Dans l’opinion, le désarroi domine : l’illusion de l’Algérie française se dissipe, l’aspiration à la paix grandit ; cependant seule une minorité accepte l’indépendance. Là réside sans doute la motivation première des 121 comme, avant eux, des militants des réseaux : la crainte que la guerre, qu’on espérait bientôt terminée, déroule à nouveau, pour longtemps, son cortège d’horreurs.
Que faire ? La gauche « classique », balayée par le raz-de-marée gaulliste de 1958, étale son impotence. Hostile à la négociation avec le FLN, le Parti socialiste (SFIO) ne saurait faire oublier la responsabilité écrasante qu’il porte dans cette guerre, depuis la trahison par Guy Mollet des engagements du Front républicain, pourtant largement victorieux en janvier 1956. Quant au Parti communiste (PCF), il s’en tient aux réunions et défilés traditionnels pour « la paix en Algérie ». D’ailleurs, L’Humanité exprime sa solidarité avec les 121... tout en s’en dissociant : « Les communistes ont de la lutte pour la paix une conception différente. » Et de citer le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, invoquant Lénine : « Le soldat communiste part à toute guerre, même à une guerre réactionnaire, pour y poursuivre la lutte contre la guerre. » Même le jeune Parti socialiste unifié (PSU), dans une déclaration de sympathie, souligne que les signataires « posent le problème entre la gauche française et le nationalisme algérien dans des termes qui ne sont pas ceux du PSU ».
« Nous n’aurions pas eu à descendre dans l’arène politique, déclarera l’écrivain Maurice Nadeau, signataire du Manifeste, si les partis de gauche (...) ne faisaient pas preuve d’une impuissance et d’une timidité doctrinale incompréhensibles (1). » Ceux qui veulent manifester concrètement leur solidarité avec les Algériens cherchent donc ailleurs. Dès 1958, la diffusion des livres La Gangrène et La Question — publiés par les Editions de Minuit, mais aussitôt interdits parce qu’ils témoignent de la généralisation de la torture — mobilise des centaines de militants. D’autres fondent le Comité Maurice Audin (2), pour qu’éclate la vérité sur la « disparition » de cet étudiant enlevé par les parachutistes. En juin 1960, des personnalités de toutes opinions — y compris gaullistes — se retrouvent dans le Comité Djamila Boupacha, cette combattante du FLN emprisonnée dont l’avocate Gisèle Halimi tente de sauver la tête.
« Au début de la guerre, déclarera Hélène Cuénat, une des principales accusées du procès Jeanson, j’ai commencé par participer à des actions légales. (...) Puis il est devenu évident que cela n’aboutissait pas. La guerre continuait. Il m’a semblé qu’il n’y avait plus qu’un seul moyen : se ranger aux côtés d’un peuple qui luttait contre le colonialisme (3). » Comme elle, plusieurs centaines de militants basculent dans la clandestinité — les premiers dès 1957. Les réseaux, notamment celui dirigé par Francis Jeanson puis par Henri Curiel (4), prennent en main l’aide aux militants du FLN. Trotskistes, communistes en rupture de ban, prêtres ouvriers, anticolonialistes pour qui le chemin de la révolution passe par Alger, républicains inquiets de la « fascisation » du régime ou démocrates révulsés par la torture, nul ou presque ne les connaissait — du moins jusqu’en septembre 1960.
Dans l’introduction au livre — déjà cité — qu’il publie sur le Manifeste des 121, François Maspero écrit : « Son rôle dans l’immédiat ne fut que celui de la goutte d’eau — et elle ne fit même pas déborder le vase. Tout dans la France de 1960 appelait à ce qu’une telle position fût prise. Il fallait seulement en avoir le courage, et en tout état de cause, l’événement historique c’est que ce courage-là se soit enfin trouvé. » Avec le recul, il apparaît clairement que la coïncidence — calculée — du 5 septembre 1960 a bel et bien déclenché une lame de fond.
Malgré l’extrême confusion des débats, le procès braque les feux de l’actualité sur l’engagement de ceux qu’on appellera les « porteurs de valise ». Simultanément, le Manifeste révèle à l’opinion l’existence de jeunes soldats — plus de trois mille — qui refusent d’aller « pacifier » l’Algérie, voire désertent. Autant les noms des militants des réseaux sont inconnus, autant ceux des signataires du Manifeste — et des « témoins de moralité » qui défilent au tribunal — attirent l’attention du grand public. « Jean-Paul Sartre, Simone Signoret et cent autres risquent cinq ans de prison », titre Paris-Presse le 8 septembre...
Rien ne sera plus comme avant
De fait, le pouvoir répond par une répression dont la disproportion et la brutalité choquent. Chaque jour apporte sa liste d’interrogatoires, d’inculpations, d’arrestations et de saisies de journaux. En septembre, le conseil des ministres accroît les peines en cas d’appel à l’insoumission, à la désertion et à la désobéissance, décide de suspendre les fonctionnaires impliqués et interdit même les 121 de radio-télévision, mais aussi de cinéma et de théâtre (subventionnés). Le 12 octobre, la plupart des professeurs pétitionnaires se voient notifier leur suspension. Le 25, la police arrête six animateurs du réseau Curiel, dont son chef. Entre-temps, le 1er octobre, dans cette même salle de l’ancienne prison du Cherche-Midi qui vit la condamnation du capitaine Alfred Dreyfus, quatorze inculpés du réseau ont écopé de dix ans de prison (la peine maximale), et trois autres de huit mois à cinq ans.
Si le pouvoir espérait ainsi réduire au silence les partisans de l’indépendance de l’Algérie, il s’est lourdement trompé. En dépit des campagnes haineuses des ultras et de leur presse, la multiplication des atteintes aux libertés publiques ébranle nombre de citoyens longtemps acquis — ou résignés — à la guerre. L’Eglise, en particulier, bouge : « Les jeunes qui se refusent à des actions déshonorantes ont pour eux la morale, le droit et la loi », écrit, le 13 octobre 1960, le rédacteur en chef de La Croix, le R.P. Wenger.
Rien, après le procès Jeanson et le Manifeste, ne sera plus comme avant. A commencer par le rassemblement organisé par l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) le 27 octobre 1960. Non seulement il réunit, chiffre record à l’époque, vingt mille participants, mais l’ensemble des partis de gauche et des syndicats doivent, un peu à contrecœur, s’y rallier. Cette convergence annonce les grandes mobilisations contre l’Organisation armée secrète (OAS) de la fin 1961-début 1962 et surtout l’affaire de Charonne, qui précipiteront les accords d’Evian et, finalement, la paix.
« Le procès Jeanson — estime La Guerre d’Algérie, ouvrage coordonné par le communiste Henri Alleg (5) — catalyse donc les réactions de certaines couches de la population. Il révèle aussi, peut-être surtout, la lente mais constante progression de leur opposition à l’aventure coloniale et aux méthodes barbares qui l’accompagnent. (...) [Ce mouvement] déjà largement développé dans de vastes secteurs de l’opinion publique, marque chaque jour plus fortement, en dépit de la propagande officielle et des savantes ambiguïtés des discours gaullistes, une impatience grandissante devant la guerre qui se prolonge. »
L’histoire serait-elle injuste ? Pour nombre de spécialistes de la Ve République, de Gaulle, revenu au pouvoir en s’appuyant sur l’armée et les ultras, donc censé maintenir l’Algérie dans le giron de la France, se serait en fait secrètement convaincu de l’inéluctabilité de l’indépendance. Et sa politique — zigzags compris — n’aurait eu d’autre but que d’en convaincre progressivement les Français. Vain, le sacrifice des maquisards et des militants du FLN ? Inutile, l’engagement des Français qui permirent à l’opinion de peser de plus en plus massivement en faveur de la paix ? Certainement pas. Si le général caressait, pour son pays, des projets qui passaient par la fin de cette guerre, il a d’évidence imaginé d’autres formules que l’indépendance pure et simple de l’Algérie. Leur liberté, les Algériens la doivent donc d’abord à leur propre combat, et, pour une part, à l’aide de leurs amis français.
Ces « Amis de l’Algérie », quarante ans plus tard, le président Abdelaziz Bouteflika en a rencontré quelques-uns lors de sa visite d’Etat en France, en juin 2000. Il leur a raconté ses retrouvailles, en 1966, avec Francis Jeanson. Au discours de remerciements de son interlocuteur, le chef du réseau avait répondu : « Mais qu’est-ce que tu connais, toi, de la France, sinon Bugeaud et Bigeard ? Tu t’adresses à moi comme si j’étais un traître à mon pays. A partir d’aujourd’hui, je voudrais que tu retiennes que mes
camarades et moi n’avons fait que notre devoir, car nous sommes l’autre face de la France. Nous sommes
l’honneur de la France. »
Dominique Vidal
Les commentaires récents