Crime du 14 juillet 1953 :Ben n’entend pas laisser l’oubli s’installer
Amar Tabjadi, Abdallah Bacha, Larbi Daoui, Abdelkader Dranis, Mohammed Isidore Illoul, Medjen Tahar, Maurice Lurot... Six Français14 Juillet musulmans d’Algérie (FMA) et un Français, militant de la CGT. Ces noms vous sont probablement inconnus. Et pourtant. Tous sont morts sous les balles de la police à Paris, le 14 juillet 1953.
À l’époque, les revendications indépendantistes fleurissent au sein de l’Empire colonial français. Si les regards sont focalisés sur l’Indochine où la guerre fait rage depuis 1946, les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) commencent à faire entendre leur voix. Leur seule présence au traditionnel défilé populaire célébrant "les valeurs de la République" suffit à transformer la fête en bain de sang.
Le lendemain, l’émotion est grande. Si la presse relate l’évènement, la version officielle s’installe. Inéluctablement. La violente répression policière devient légitime défense. Aucun policier ne sera jamais inquiété. L’enquête judiciaire aboutit à un non-lieu. Le "mensonge d’État" comme l’évoque le documentariste Daniel Kupferstein finit par s’imposer. Soixante-dix ans après, cette tragique page de l’Histoire est presque totalement oubliée. Si d’aucuns réclament la reconnaissance d’un "crime d’État", d’autres, comme les enfants de Maurice Lurot, souhaitent rétablir la mémoire des victimes. Ou l’apaiser, tout simplement.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les grands équilibres du monde sont bouleversés. Le rideau de fer sépare désormais le bloc de l’Ouest (les États-Unis et leurs alliés) et le bloc de l’Est avec l’URSS et ses États satellites, tous communistes.
Après avoir largement nourri les rangs de l’armée, les habitants autochtones des colonies françaises aspirent de plus en plus à l’indépendance. En Algérie, le 8 mai 1945, qui célèbre la victoire des Alliés sur
En 1953, le contexte politique est donc particulièrement tendu en France. Plusieurs dirigeants du Parti communiste français (PCF) et syndicalistes français hostiles à la guerre en Indochine, accusés de "complot contre la sûreté de l’État", sont en prison. À l’instar du défilé du 1er-Mai, le 14-Juillet est l’occasion de réclamer leur libération.
"Depuis le Front populaire, le 14-Juillet est aussi une journée de mobilisation du mouvement ouvrier, en particulier du PCF et des syndicats, explique Emmanuel Blanchard, historien et chercheur spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie et de la police. L’après-midi est organisé un défilé familial et populaire pour mettre en visibilité la force, l’hétérogénéité et la diversité du mouvement ouvrier."
Une démonstration de force à laquelle les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) - ancien Parti du peuple algérien (PPA), clandestin depuis 1939 – tentent de participer épisodiquement depuis 1936. Avec plus ou moins de succès. "En 1953, ils réclamaient l’égalité avec les Français. En Algérie, les Français musulmans étaient des citoyens de seconde zone. Ils n’avaient pas le même droit au vote, les mêmes salaires, rappelle Daniel Kupferstein, auteur du documentaire et livre du même nom 'Les balles du 14 juillet 1953' (Éd. La Découverte). L’idée d’indépendance commençait également à s’affirmer."
Le 14 juillet 1953, les nationalistes algériens se joignent au cortège de 10 000 à 15 000 personnes, selon les chiffres de la Préfecture de police. Sans arme, dans leurs habits du dimanche, 6 000 à 8 000 Français musulmans d’Algérie s'élancent à 16 h de la place de la Bastille pour rejoindre celle de la Nation. Et en queue de cortège, les Algériens sont loin de passer inaperçus. "Le MTLD veut un défilé qui montre sa force, son organisation, sa discipline. Ils défilent au carré, au cordeau, quasiment au pas militaire", raconte l’historien Emmanuel Blanchard, auteur d’"Une Histoire de l’immigration algérienne en France" (Éd. La Découverte). "Il y avait six groupes de la représentation parisienne du MTLD, des services d’ordre sur les côtés avec des brassards verts. Ils marchaient presque militairement, rangée par rangée. C’était impressionnant par rapport aux autres cortèges des Français", ajoute Daniel Kupferstein.
Ces hommes, en pleine force de l’âge, arborent un imposant portrait de leur leader Messali Hadj, placé en résidence surveillée à Niort. Ici et là, le futur drapeau de l’Algérie indépendante. "Peuple de France, en défendant tes libertés, tu défends les nôtres !", "À travail égal, salaire égal", "Libérez Messali Hadj" peut-on lire sur les pancartes, selon le documentariste
Un spectacle applaudi par la foule parisienne mais loin de réjouir les forces de l’ordre présentes. Pour les 2 000 policiers et gendarmes mobiles déployés, et avec lesquels les rapports sont plus que musclés, c’est une provocation. "Il y a un contentieux très fort entre la police et les militants du MTLD. Ce sont des militants très actifs, membres d’une organisation en partie clandestine dont la presse est largement interdite, rappelle Emmanuel Blanchard. Pour vendre leurs journaux, ils s’organisent en groupes sur les marchés, à la sortie des usines. Et quand la police essaie de les saisir, il y a une volonté de résistance et des bagarres récurrentes."
Dans les années 1950, les manifestations du mouvement ouvrier sont "très offensives et assument l’engagement violent, voire la confrontation avec la police". C'est le cas le 1er mai 1951. "Les Algériens ont été en pointe dans les groupes qui ont fait reculer la police et qui ont blessé des dizaines de policiers. On parle d’affrontements durs, précise l’historien. Ces policiers ont un désir de vengeance qui est décuplé par une forme de racisme colonial. Ils ne comprennent pas ce que les Algériens font en France. Ils sont français parce qu’ils sont colonisés. Cela génère une forme d’infériorisation, de racisme. Pour certains policiers, il y a la tentation de régler leurs comptes sur le terrain."
Vers 17 h, sous une pluie battante, les forces de l’ordre répriment violemment les manifestants. En quelques minutes, le défilé bon enfant tourne au massacre. La tragédie se noue en deux actes. "Lorsque les Algériens arrivent place de la Nation, la police charge et enlève portrait, banderoles et drapeaux algériens. Les Algériens ne se laissent pas faire", raconte Daniel Kupferstein qui a recueilli la précieuse parole de témoins, victimes et policiers, en 2012. Aux balles des policiers, les manifestants répondent avec des bâtons, des bouteilles en verre... tout ce qu’ils trouvent. Les policiers reculent, puis reviennent, plus nombreux. "Ils tirent dans le tas. J'ai réussi à retrouver la trace de 48 blessés par balles soixante ans après. C’est comme si ça avait été un ball-trap."
Les passants, même français, sont pris à partie par les forces de l’ordre. Parmi les témoignages retranscrits dans "Les balles du 14 juillet 1953", celui de cette passante, Christiane Bonnefoy :
Christiane Bonnefoy
Jean Laurans raconte comment il a vu un homme tué à bout portant.
Jean Laurans
Mêmes récits du côté des Algériens retrouvés par Daniel Kupferstein lors de son enquête en Algérie en 2012.
Mohamed Benyacine, 20 ans à l’époque des faits.
En quelques minutes, le sang rougit le bitume mouillé par la pluie battante, racontent les témoins. Le bilan est lourd.
Amar Tabjadi, Abdallah Bacha, Larbi Daoui, Abdelkader Dranis, Mohammed Isidore Illoul, Medjen Tahar, Maurice Lurot... Six Algériens, un Français, militant de la CGT et membre du service d’ordre, meurent sous les balles de la police parisienne. Une tuerie pour les uns. Un massacre pour d’autres. "Fusillade, tuerie... C'est un feu nourri, souligne Emmanuel Blanchard. Ce sont plusieurs policiers qui tirent des dizaines et des dizaines de balles. C’est une rupture dans les méthodes de maintien de l’ordre en métropole. La dernière fois que les forces de l'ordre avaient ainsi utilisé les armes à Paris remontait au 6 février 1934. Mais en juillet 1953, aucune menace directe ne pèse sur les institutions : il s'agit d'écraser des revendications d'émancipation et l'affirmation militante d'une dignité nationale."
Comment expliquer une telle violence en plein Paris, un an avant le début de la guerre d’Algérie ? Subversion. Pour Emmanuel Blanchard, la seule présence des nationalistes algériens est une provocation. "Ils n’ont pas les mêmes droits politiques que les autres, ils apparaissent comme illégitimes à manifester. Cette subversivité tient aussi de la remise en cause de la situation coloniale par les revendications indépendantistes qui se développent dans l’entre-deux-guerres. Comme ils ne sont pas pleinement citoyens, on leur applique des techniques policières qui étaient appliquées aux ouvriers en 1891, quand l’armée ouvre le feu à Fourmies sur les ouvriers en grève".
Un racisme confirmé par l'enquête de Daniel Kupferstein. "Les deux policiers que j’ai interviewés m’ont fait sentir qu’ils avaient tiré dans le tas parce qu’ils n’avaient pas vraiment des humains en face d’eux. Ça ne les gênait pas. Il n’y avait pas de remords réel. Ils ont parlé de légitime défense mais une balle dans le dos, ce n’est pas de la légitime défense."
La légitime défense est la version apportée dès le soir même par la Préfecture de police. Dans un communiqué de presse, elle évoque des "couteaux", et toutes "sortes de projectiles" utilisés par 2 000 Nord-Africains pour attaquer "avec sauvagerie le petit nombre d’agents présents". Le nombre de 150 policiers blessés est même donné (onze blessés seulement figureront dans le dossier d’instruction). "Une exagération", affirme Daniel Kupferstein car "trois jours après, il n’y avait que dix blessés dans les hôpitaux".
Dès le lendemain, cette version d’une agression des Nord-Africains est largement reprise par les journaux de droite comme L’Aurore ou France-Soir. À gauche, Libération titre "La police tire : sept morts", L’Humanité évoque "une provocation de la police".
"Aucune preuve n'a jamais été apportée que des tirs étaient partis des manifestants, note Emmanuel Blanchard qui rappelle qu'aucune arme n'a jamais été trouvée sur les Nord-Africains. À l'Assemblée nationale, dès le 16 juillet, le ministre de l'Intérieur Léon Martinaud-Déplat ne porte plus l'idée que les Algériens ont tiré en premier. Il porte l'idée que 'leurs yeux brillaient comme des mitraillettes'".
Dans les jours qui suivent, les hommages se multiplient. Le 21 juillet, les dépouilles musulmanes, recouvertes du drapeau algérien, sont transportées à la mosquée de Paris. Un meeting est organisé au Cirque d'hiver. Le lendemain, les cercueils sont exposés à la Maison des Métallos. Maurice Lurot est inhumé au Père-Lachaise, quatre Algériens sont rapatriés vers leur terre natale. Les deux autres victimes, enterrées en France faute d'avoir été réclamées par leurs familles, ne seront transférées qu'en septembre en Algérie.
Le "mensonge d’État" commence à s’installer. Une enquête judiciaire est ouverte mais l'instruction est menée à charge. "Le juge d’instruction a volontairement écarté tous les témoignages des manifestants en disant qu’ils n’étaient pas clairs, pas crédibles, insiste le documentariste. Il a pris tous les témoignages des policiers, tous ceux qui disaient que les Algériens étaient agressifs et violents pour justifier la légitime défense. Je sais maintenant que ce sont de faux témoignages : on a évoqué des pistolets et des coups de feu de la part des manifestants. Un policier nous a dit qu’on leur avait demandé de dire cela. C’est un mensonge policier doublé d’un mensonge judiciaire." Sans surprise, un non-lieu est prononcé. De son côté, la famille Lurot porte plainte pour obtenir réparation. Elle n’aboutira jamais.
Dès la fin du mois, le 14-Juillet s’efface. Peu à peu. "Le 4 août 1953, il y a une énorme grève pour les retraites qui paralyse toute la France, à l’initiative des postiers de Force ouvrière à Bordeaux, rappelle Daniel Kupferstein. Elle va progressivement recouvrir l’évènement." Dès l’année suivante, le défilé populaire du 14-Juillet disparaît entièrement. En 2017, une plaque est inaugurée place de la Nation et depuis, chaque année, des commémorations ont lieu le 13 juillet.
Tuerie du 14-Juillet, la lutte contre l'oubli
Presque soixante-dix ans après le drame, les mémoires s’effacent. Parfois au grand désespoir des familles de victimes comme les enfants de Maurice Lurot "Chaque année, alors que chacun danse, c’est les larmes aux yeux que je cherche un mot qui réchauffe dans l’Humanité Dimanche. Chaque année, mon père est de nouveau assassiné par les camarades, par leur oubli", écrivait le 21 septembre 1995, le fils du militant CGT, dans le courrier des lecteurs de l'Humanité Dimanche.
Si Daniel Kupferstein réclame la reconnaissance d’un crime d’État, Emmanuel Blanchard rappelle l'importance de ne pas oublier ces manifestants morts un an avant le déclenchement de la guerre d’Algérie. Un an trop tôt pour être considérés comme des martyrs de l’autre côté de la Méditerranée. "Pour qu’une date soit érigée en symbole, il faut des porteurs de mémoire. Ce n’est pas l’État qui va l’être. Elle a été portée par le mouvement ouvrier mais surtout au moment des faits. Les seuls qui auraient pu le faire sont les partisans de Messali Hadj sauf qu’ils se déchirent à ce moment-là. Ils vont entrer dans des affrontements intra algériens qui vont faire 5 000 morts entre 1955 et 1962. Le FLN ne peut pas porter cette mémoire-là. Les Algériens non plus. Ils ont trop de morts à commémorer"
Maurice Lurot, fils de Maurice Lurot, 83 ans
Il avait 13 ans lorsque son père Maurice Lurot, militant CGT a été tué au défilé du 14 Juillet 1953. En vacances à Bayonne chez ses parrains, il n’a pas assisté aux obsèques. Devenu athlète de haut niveau, le spécialiste du 800 mètres a notamment participé aux Jeux olympiques de 1964. S'il est "fier d’avoir valorisé le nom et le prénom de son père", il regrette que les Français aient oublié ce drame. À 83 ans, l’émotion est toujours aussi vive lorsqu’il évoque son père.
"Le 14-Juillet n’est pas une journée de fête pour moi. Cette date remue trop de choses pénibles. Lorsque c’est arrivé, je n’étais pas là. À l’époque, il y avait peu de radios, peu de journaux, pas la télé. Je ne l’ai su que lorsque je suis rentré à Paris, début septembre. Les obsèques au Père-Lachaise avaient déjà eu lieu. Je n’ai pas pu me recueillir sur la tombe de mon père ce jour-là. J’y suis allé par la suite avec ma mère.
On n’avait rien, pas de moyens. Le mariage de ma sœur (aînée de la fratrie, NDLR) a été rompu, mon frère a arrêté ses études, je suis entré en apprentissage parce qu’il fallait que tout le monde travaille. Les gens du Secours populaire venaient de temps en temps, donnaient un billet à ma mère. Voilà comment on a vécu jusqu’à ce que ma mère se remette à travailler.
Les 14-Juillet, quand les amis allaient danser, personne n’allait se recueillir sur la tombe de mon père. Quand on pense aux six autres personnes qui sont mortes et sont reparties en Algérie... Comment leurs familles ont-elles vécu ? Mon regret, c’est de ne pas avoir pu les rencontrer pour leur parler.
Ça fait longtemps qu'on a oublié le 14-Juillet. J'ai travaillé 27 ans aux archives du Monde. Il y a une page : 'Sept morts le 14-Juillet : six Algériens, un Français'. Il y avait aussi un petit encart pour donner les noms. Et ça a été fini, oublié. Qui a donné ces consignes pour l'oubli ? À l'époque, il y a eu des avocats mais ça n'a pas été fait comme ça devait l'être. Aujourd'hui, plus personne n'en parle. Je ne remercierai jamais assez Daniel (Kupferstein) d'avoir fait ce film mais je regrette que ma mère n'ait pu le voir.
Je ne peux pas aller aux commémorations. Je n’ai jamais pu faire mon deuil. La page ne se tournera jamais."
Guy Lurot, fils de Maurice Lurot, 87 ans
Il avait 17 ans le 14 juillet 1953. Fils cadet de Maurice Lurot, il n’était pas à Paris lorsque son père est mort. Parti campé avec un ami, ce n’est que le lendemain, lorsqu’il est arrivé au travail, qu'il a su ce qu’il s’était passé. Pendant de nombreuses années, il s’est battu contre l’oubli en publiant des lettres dans les journaux, notamment L’Humanité Dimanche. Il a également participé à de nombreuses commémorations.
"Mon père était au service d’ordre, au pied de la tribune. Il est allé voir les policiers pour leur demander d’arrêter le feu. Un policier lui a mis un pistolet sur la poitrine et lui a tiré une balle dans le cœur, à bout touchant comme on dit. Ses vêtements étaient tout brûlés. Mon père a été assassiné. Le policier est venu lui tirer dessus consciemment.
Les années qui ont suivi ont été très difficiles. À 17 ans, vous vous retrouvez comme un chef de famille, ce n’est pas de la tarte. Travailler six jours par semaine, onze heures par jour, avec un salaire de misère, c’est très dur.
C'est une injustice. On savait qui avait tiré. Les balles étaient numérotées à l’époque. Ils avaient le nom du policier. Il n’a pas été inquiété. L’enquête judiciaire s’est soldée par un non-lieu. C'est un crime d’État. Il faudrait une reconnaissance. J’ai publié beaucoup de lettres dans les journaux. Je leur reprochais de ne pas parler du 14-Juillet. Même dans L’Humanité.
Ça fait soixante-dix ans. C’est tombé dans l’oubli. Les gens qui avaient 20 ans, quel âge ont-ils aujourd’hui ? Si on n’en avait pas parlé, les gens ne seraient pas au courant. Autour de nous, personne ne sait ce qu’il s’est passé. Moi, je n’ai rien oublié. Je n’oublierai jamais. Ça me fait mal. Le 14-Juillet, j’y pense toujours. Même si j’ai eu de bons moments dans la vie, je ne m’en suis jamais remis."
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