Jean-Marie Le Pen a-t-il commis, en 1957 à Alger, le crime de torture, aujourd’hui considéré en droit international comme un crime contre l’humanité ? La torture a été pratiquée si massivement par l’armée française durant la guerre coloniale en Algérie que la question serait presque anecdotique, s’il ne s’agissait de la personnalité qui est parvenue ensuite à faire du racisme hérité du colonialisme un ressort majeur de la vie politique française durant des décennies
Déjà posée à l’époque des faits, cette question a ressurgi périodiquement, des années 1980 aux années 2000, dans la presse et devant les tribunaux, dans un contexte de sortie progressive de l’amnésie qui frappait la société française depuis 1962 sur la nature de la guerre en Algérie. Alors que ce qu’on a appelé la « lepénisation des esprits » atteint aujourd’hui en France une sorte de paroxysme, elle vient à nouveau d’être posée de la pire des façons. Avec une désinvolture choquante, une émission à caractère historique de France Inter, de bonne qualité et très écoutée, a en effet récemment cru pouvoir y répondre par la négative.
Or, pour peu qu’on veuille bien replacer les activités du lieutenant Le Pen à Alger dans leur contexte historique, et aussi accorder à la parole de ses accusateurs algériens l’attention qu’elle mérite, le dossier de documents et de témoignages dont nous disposons ne laisse guère de doute à l’historien. Qu’on en juge.
Jean-Marie Le Pen lui-même a toujours fait l’apologie de la torture. Au nom du célèbre scénario dit de la bombe à retardement, popularisé par Massu et ses officiers en 1957 : la torture aurait été justifiée en Algérie par l’urgence de sauver des vies, menacées par des bombes prêtes à exploser. Une « fable perverse », maintes fois réfutée, dont aucun cas concret, on le sait, n’est jamais venu confirmer la véracité, mais qui semble s’être imposée dans l’imaginaire français relatif à la guerre coloniale en Algérie.
Jean-Marie Le Pen nie néanmoins depuis des décennies, par exemple encore en 2018 dans ses Mémoires, avoir lui-même torturé : les accusations portées de façon répétée depuis cette époque contre lui seraient, selon lui, une « machination politique ».
Telle ne fut pas toujours sa version des faits. Il admit jadis bien volontiers avoir, selon ses termes, « fait le métier » de tortionnaire, s’amusant même à l’Assemblée nationale, en juin 1957, qu’on puisse voir en lui « le mélange d’un officier SS et d’un agent de la Gestapo ». En novembre 1962, il déclarait au journal Combat : « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire. »
Une amnistie de tous les crimes et délits en relation avec les « événements d’Algérie » venait alors d’être décrétée, au lendemain des accords d’Évian, bientôt consolidée et élargie par quatre lois destinées à fabriquer l’oubli. Elle garantissait désormais à tous les auteurs d’exactions une impunité judiciaire complète, mais elle dissuadait aussi fortement toute évocation publique de ces crimes.
Ce n’est qu’en 1984 et 1985, quand le Front National (FN) remporta son premier succès, aux élections européennes, que les journalistes Louis-Marie Horeau dans Le Canard enchaîné puis Lionel Duroy dans Libération passèrent outre, estimant qu’informer les électeurs et électrices sur le passé de Le Pen était d’intérêt public.
Batailles devant les tribunaux
C’est alors que se produisit son grand revirement : il attaqua désormais en diffamation ceux qui osaient exhumer son passé. Avec de bonnes chances de succès puisque les faits eux-mêmes, à la fois amnistiés et prescrits, ne seraient pas jugés.
Rappelons que d’autres personnalités accusées comme lui d’agissements criminels durant la guerre d’indépendance algérienne firent de même, avec des fortunes diverses : l’ancien ministre Maurice Papon, quand Jean-Luc Einaudi rappela son rôle prépondérant dans le massacre de manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961, ou encore le général Maurice Schmitt, ancien chef d’état-major de François Mitterrand, accusé lui aussi d’avoir torturé à Alger dans une salle de classe de l’école Sarouy, à l’été 1957.
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Jean-Marie Le Pen gagna ses premiers procès, notamment en 1989 contre Le Canard
enchaîné et Libération. Durant quinze ans, les velléités de revenir sur le sujet furent donc à nouveau annihilées par la peur d’être condamné. Puis le chef du Front national finit par être débouté par les tribunaux, dans les années 1990 et 2000, lors de ses trois dernières tentatives de faire taire ses accusateurs.
Successivement, le premier ministre Michel Rocard, l’historien Pierre Vidal-Naquet et le journal Le Monde gagnèrent, ce dernier n’ayant pas craint, fort du sérieux du travail de sa journaliste, Florence Beaugé, d’accabler à nouveau Le Pen en 2002. La justice estima que la « bonne foi », le « sérieux » et la « crédibilité » de son enquête étaient suffisants et qu’elle n’était pas diffamatoire.
On pouvait légalement dire que Le Pen avait été un tortionnaire. Mais l’intéressé pouvait continuer à le nier.
Est-ce vrai ? C’est là la question qui importe et à laquelle les historiens peuvent répondre en examinant le dossier réuni depuis 1957 par diverses sources.
La collecte des témoignages
Certes, en dehors de Pierre Vidal-Naquet qui le fit très tôt, très peu d’entre eux ont précisément travaillé sur le cas particulier de Le Pen. Il n’est dans l’histoire de la guerre coloniale en Algérie qu’un protagoniste parmi bien d’autres et de peu d’importance.
Cependant, des travaux historiques ont considérablement enrichi la connaissance de la « bataille d’Alger », à laquelle participa Le Pen. Après ceux de Pierre Vidal-Naquet, la thèse de Raphaëlle Branche a solidement établi en 2000 le caractère massif de l’emploi de la torture et décrit avec précision ses modalités, notamment à Alger en 1957. Le projet historiographique Mille autres que je mène avec l’historienne Malika Rahal sur la disparition forcée, a, quant à lui, collecté depuis 2018 un grand nombre de témoignages d’Algérien·nes sur la terreur qui s’abattit sur elles et eux cette année-là[1].
Sur le cas Le Pen, ce sont des militant·es et des journalistes qui, des années 1980 aux années 2000, ont recueilli en Algérie des témoignages de victimes et de témoins oculaires d’exactions perpétrées par lui. Notre connaissance du contexte algérois de 1957 permet de juger de la crédibilité de ces récits. Ils sont de ces sources que les historien·nes du temps présent ont coutume de traiter pour restituer l’histoire de violences de masse niées par les États, alors que les archives de ces derniers sont le plus souvent, dans ce cas, celles de la dissimulation et du mensonge. En l’espèce, ces sources permettent, même si ce ne peut être que de façon fragmentaire, de faire l’histoire du séjour du lieutenant Le Pen à Alger.
Les trois mois de Le Pen à Alger
Le 28 décembre 1956, le 1er régiment étranger de parachutistes (REP) débarque à Zéralda, à quelques kilomètres à l’ouest d’Alger. Dans ses rangs, Jean-Marie Le Pen, 29 ans, député poujadiste du Ve arrondissement de Paris, depuis peu engagé volontaire, avec le grade de lieutenant. Avec son régiment, il vient de battre piteusement en retrait lors de l’expédition de Suez, où il dirigeait une brigade de fossoyeurs, après avoir évacué l’Indochine où il était arrivé après la bataille, c’est-à-dire après la défaite cuisante infligée à l’armée française à Diên Biên Phu par le Vietminh en mai 1954, et où il avait pour fonction d’établir une revue de presse à l’usage des militaires.
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Ce militant d’extrême droite est idéologiquement en phase avec les officiers des généraux Salan et Massu, tout au moins sur l’essentiel : comme eux, il est avide de prendre une revanche contre l’insurrection anticoloniale algérienne commencée depuis deux ans par le Front de libération nationale (FLN). Comme eux, il croit sincèrement que cette « rébellion » est l’œuvre d’un complot du communisme international contre l’« Occident ». Il adhère à la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (ou « antisubversive »), enseignée depuis la défaite en Indochine aux cadres de l’armée française[2], dont on sait que la mise en œuvre en Algérie entraîna une pratique systémique de la torture.
Le 8 janvier 1957, Jean-Marie Le Pen est parmi les 8 000 parachutistes qui, selon ses termes, « entrent dans Alger » de façon spectaculaire pour y éradiquer à tout prix le nationalisme dans la population dite « musulmane ». La veille, le gouvernement du socialiste Guy Mollet a en effet donné au général Massu, commandant la 10e division parachutiste, les pleins pouvoirs pour y rétablir l’ordre colonial menacé par la montée en puissance du FLN. Commence alors la séquence historique que la propagande qualifiera bientôt de « bataille d’Alger ».
Sans doute quelque peu embarrassé d’avoir à intégrer dans ses rangs ce jeune politicien parisien, déjà connu pour son goût de la violence physique et de la provocation et dépourvu d’expérience militaire, le 1er REP ne lui a confié aucun commandement d’importance. C’est en ce sens qu’il peut à bon droit souligner dans ses Mémoires qu’il joua alors un « rôle mineur ». D’autant qu’il quitta l’Algérie au bout de trois mois, le 31 mars 1957, bien avant la fin de l’opération.
Quelles sont alors ses fonctions et quel est exactement son rôle ? Son dossier militaire personnel n’étant pas consultable sans son autorisation, on doit ici s’en remettre à ses dires, ce qui ne va pas, sur ce sujet comme sur d’autres, sans risques. Il affirme qu’il commandait une section d’une compagnie d’appui du 1er REP, sous les ordres du capitaine Louis Martin, soit sans doute une escouade de deux ou trois dizaines de parachutistes.
Mais à quoi ce lieutenant est-il occupé exactement durant ces trois mois ? Là-dessus, Le Pen lui-même n’est d’aucun secours. Alors qu’y abondent sur d’autres moments de sa vie les anecdotes et récits les plus détaillés, rien ne semble digne d’être retenu dans ses Mémoires de sa participation concrète à cette héroïque « victoire sur le terrorisme algérien ». Entre son arrivée à Alger et sa décoration des mains de Massu, à la veille de son départ, aucun récit d’opérations auxquelles il aurait participé. Pas de noms, de dates ni de lieux, seulement les généralités d’usage chez les anciens « paras ».
Disparitions forcées
Il livre cependant une indication : il exerçait dans sa compagnie la fonction bien particulière d’officier de renseignement (OR). Autrement dit, il ne fut pas le simple exécutant du « maintien de l’ordre », s’occupant par exemple « des contrôles d’identité », qu’il prétendit avoir été. Mais bel et bien, comme tous ceux qui assumaient cette fonction, un élément clé dans l’opération militaro-policière en cours.
Les officiers de renseignement, l’historienne Raphaëlle Branche l’a montré[3], sont en effet ses « fers de lance ». Ils sont chargés de la collecte du « renseignement » auprès des « suspects » et de leur « exploitation », c’est-à-dire des arrestations et des interrogatoires pouvant en découler. Et il est établi que la torture fut massivement commandée et pratiquée par eux.
Certes, dans l’organigramme militaire de l’opération, Le Pen n’est pas Paul Aussaresses, qui dirige alors un escadron de la mort en lien avec l’état-major de l’armée. Il n’a pas dans les exactions perpétrées en masse en 1957 le niveau de responsabilité d’un Jacques Massu ou d’un Marcel Bigeard. Comme nous allons le voir, il n’en est pas moins, durant trois mois, l’un de ces « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices » (Jean-Paul Sartre) qui règnent alors en maîtres absolus sur Alger.
Rappelons qu’en vertu de la loi dite des « pouvoirs spéciaux » votée en mars 1956, l’armée est autorisée le 7 janvier 1957 par le gouvernement à perquisitionner, arrêter, détenir et interroger tous ceux qu’elle estime « suspects » de liens avec la « rébellion », sans en référer à quiconque. Le mode opératoire mis en œuvre est la pratique massive de ce qu’on nomme aujourd’hui la disparition forcée.
Au cours de l’année 1957 à Alger, des dizaines de milliers de « suspects » sont enlevés, de préférence la nuit, puis interrogés – le plus souvent sous la torture – dans les dizaines de locaux de toutes natures où cantonnent les unités parachutistes. La plupart d’entre eux sont ensuite internés dans des camps, parfois jusqu’en 1962, sans jamais être jugés. Mais plusieurs milliers de ces « suspects » disparaissent définitivement, morts de la torture ou exécutés, leurs corps détruits ou dissimulés.
Dans ce système qui vise principalement à dissuader par la terreur les Algérien·nes de soutenir le FLN, l’officier de renseignement est un rouage essentiel. Il est en première ligne, au contact quotidien et direct de la population algérienne « suspecte ». S’agissant du lieutenant Le Pen, ce contact est d’une extrême violence, ce que documentent les témoignages recueillis.
[1] Voir Malika Rahal et Fabrice Riceputi, « La disparition forcée durant la guerre d’indépendance algérienne. Le projet Mille autres, ou les disparus de la “bataille d’Alger” (1957) », Annales Histoire Sciences Sociales, 2022/2, ainsi que le site 1000autres.org.
[2] Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022.
[3] Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, 2001, réédité en poche en 2016.
Fabrice Riceputi
25 juillet 2023 à 14h59
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/250723/alger-1957-les-missions-de-l-officier-de-renseignement-le-pen
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