Comme les autres pays d’Afrique du Nord, l’Algérie voit arriver des migrants subsahariens, en transit ou pour y chercher du travail. Leurs conditions de vie et de séjour sont particulièrement difficiles, dans un climat marqué par la montée du racisme anti-noirs et les campagnes d’expulsions massives.
Sac à dos entre les jambes, la tête tenue par une main et le regard perdu, Sidi Yahia attend sa chance. Assis sur un escalier qui mène à une rue commerçante du quartier Safsafa, dans la banlieue sud d’Alger, ce Malien de 26 ans espère être choisi par un employeur. Autour de lui, le quartier rempli de commerces de matériaux de construction grouille de monde. À quelques mètres, en bas de l’escalier, deux ouvriers algériens attendent, eux aussi, une opportunité qui ne viendra probablement pas. Nous sommes fin avril, et le mois de ramadan tire à sa fin. Les ouvriers journaliers algériens et subsahariens se donnent rendez-vous sur des trottoirs ou carrefours, en quête d’une mission ponctuelle. Ils sont généralement sollicités par des citoyens qui construisent leur maison ou de petits entrepreneurs en bâtiment en manque de main-d’œuvre.
Le soleil est au zénith et l’approche de l’Aïd génère une certaine frénésie commerçante. Mais Sidi Yahia est préoccupé par autre chose : ce mois de piété pour de nombreux musulmans est celui de la clémence, mais pas forcément de l’abondance des offres d’emploi. Sans doute saignés par les dépenses liées aux festivités et à l’inflation qui touche l’économie algérienne depuis de longs mois, les employeurs se font rares. Malgré un manque cruel en main-d’œuvre dans certains domaines, comme le bâtiment et l’agriculture du fait d’une aversion croissante pour les métiers difficiles (un fait aggravé par la mise en place d’une allocation chômage par le gouvernement algérien), les immigrés subsahariens ne profitent pas des déséquilibres importants sur le marché du travail. La législation n’encourage en effet pas le recrutement d’une main-d’œuvre étrangère.
AU MALI, « NOUS RISQUONS DE QUITTER NOS MAISONS À TOUT MOMENT »
Dans un français correct, Sidi Yahia, vêtu d’une élégante veste noire qui laisse apparaître une belle montre, raconte que malgré sa polyvalence — il est à la fois peintre, manœuvre et parfois maçon — « il y a des jours où je trouve du travail, d’autres non. C’est vraiment aléatoire […] J’ai travaillé durant de longues semaines, avec mon frère, chez quelqu’un. Mais cela n’a pas duré plus que ça ». Il explique que son rêve est de « monter une petite affaire » avec l’argent gagné en Algérie.
S’il s’en sort mieux en Afrique du Nord que dans son pays, ce jeune homme originaire de Segou (sud du Mali) ne gagne pas des fortunes. « Je gagne entre 1 500 et 2 500 DA [entre 7,5 et 16 euros] par jour. » C’est en gros conforme à ce que gagnent les ouvriers algériens journaliers pour un temps plein, ce qui permet de générer un revenu trois fois supérieur au SNMG, le salaire national minimum garanti qui est d’environ 100 euros par mois. Mais comme pour la majorité écrasante des journaliers, Diarra n’a pas droit à la couverture sociale. Ni lui ni ses employeurs ne cotisent aux organismes de la sécurité sociale, et cela lui suffit juste pour vivre.
ulter les difficultés liées à la situation administrative de Sidi Yahia. Pour arriver jusqu’à Alger, il a dû suivre les chemins tortueux du désert : « J’ai parcouru les 4 000 km qui relient Segou à Alger en 4 à 5 jours. Un camion m’a déposé d’abord à Gao, puis un autre m’a conduit jusqu’à la frontière algérienne, à Timiaouine. De là, j’ai rejoint Tamanrasset, puis Alger », détaille notre interlocuteur qui atteste que comme une bonne partie des convois transportant des migrants subsahariens, le sien n’a pas été intercepté par les autorités algériennes. Il est ainsi arrivé à Alger le 15 juin 2015. Sept ans après, il reconnaît avoir eu de la chance puisque c’est son frère qui s’était occupé des frais de voyage. « Il a dû payer environ 300 euros aux passeurs », admet-il.
S’il a quitté son Mali natal, c’est pour échapper au conflit : « Je travaillais comme éleveur pour aider ma famille, mes parents aujourd’hui décédés, ma belle-mère et mes frères et sœurs. Mais depuis 2012, le début de la guerre a tout changé. La situation était devenue dangereuse ». Son frère Soleimane, 35 ans, était déjà à Alger où il avait ses habitudes. Le rejoindre était la seule option possible pour lui. « Les groupes armés s’attaquaient au bétail. Puis, la sécheresse est venue aggraver la situation », se désole encore l’ouvrier.
Le Mali vit depuis son indépendance au début des années 1960 au rythme des coups d’État, une instabilité politique chronique à l’ombre de laquelle prolifèrent des groupes armés en tout genre : djihadistes, bandits, trafiquants d’armes et de drogues. À cela s’ajoute la sécheresse qui rend toute activité agricole difficile et alors que tout investissement est périlleux. « Il existe des eaux souterraines. Mais l’insécurité fait qu’on ne peut rien investir. Nous risquons de quitter nos maisons à tout moment » affirme-t-il. Quant à l’idée de rester au Mali pour travailler dans le bâtiment, « il ne faut pas rêver ». Non seulement les emplois ne sont pas disponibles, mais les salaires sont tellement réduits qu’ils n’assurent pas le minimum de vie décente.
« MON RÊVE ÉTAIT DE VENIR ICI »
Assis sur le bord d’une barrière d’un carrefour d’une voie express menant de Ain Naadja (banlieue sud d’Alger) à Blida, Ahmed n’a pas la chance de Diarra. Ce Nigérien de 21 ans, venu de la région de Zinder, vit au jour le jour. Ses vêtements usagés, presque crasseux et les claquettes en lambeaux qu’il porte ce jour de mai en disent long sur son état. Pour réunir la somme nécessaire à son voyage algérien, il a dû travailler dur dans son pays et emprunter de l’argent : « Mon rêve était de venir ici », dit-il d’un verbe hésitant, dans un français à peine compréhensible, alors que nombre d’Algériens rêvent d’un ailleurs en Europe.
Les premières chaleurs de l’année ont déjà commencé à écraser le ciel algérois, mais n’empêchent pas des dizaines de jeunes subsahariens, essentiellement venus du Niger, de se tenir prêts, en quête d’une opportunité de travail ou d’un repas offert par des bienfaiteurs. La simple vue d’une voiture qui s’arrête provoque un attroupement. Ce jour-là, Ahmed n’a pas trouvé de « boulot », et la semaine a été à l’avenant. Alors, en attendant un hypothétique recruteur, il discute avec ses amis. « Je suis content d’être ici », s’efforce-t-il d’avancer en arabe algérien, sans doute pour gagner notre sympathie. La discussion est difficile, d’autant qu’en plus du handicap de la langue, l’attroupement provoqué par notre présence risque d’attirer l’attention de la police.
DES ABRIS DE FORTUNE À LA PÉRIPHÉRIE DES VILLES
Le chemin d’Ahmed ne ressemble pas à celui de Sidi Yahia. Les deux jeunes hommes partagent pour partie les mêmes raisons pour s’exiler. Le Malien a fui la guerre en plus de conditions économiques très difficiles. Pour le Nigérien, la faim, le chômage et le dénuement demeurent à l’origine de son départ du pays, rendant eux aussi la vie quasi impossible. Dans la région d’origine de ses parents, la terre est infertile. Le chômage atteint des sommets et les occasions d’embauches se raréfient
Malgré leurs bonnes volontés et contrairement à leurs rêves de départ, ces jeunes subsahariens ne vivent pas dans l’eldorado fantasmé. Comme la majorité de ses semblables, Ahmed dort dans des chantiers où s’entassent des dizaines de jeunes étrangers, arrivés récemment en Algérie. Souvent, les seuls mobiliers disponibles sont des matelas poussiéreux. Les sanitaires, lorsqu’ils sont disponibles, se trouvent à l’extérieur, et les occupants sont obligés de chercher les rares points d’eau extérieurs disponibles, créant des points de rassemblements qui les rendent visibles. C’est d’ailleurs cette précarité sanitaire qui permet souvent à la police d’interpeller les groupes d’immigrés dans le but de les renvoyer chez eux.
Ces dernières années, certains étrangers ont créé des camps de fortune dans la périphérie des villes où s’entassaient des milliers de personnes dans des conditions d’hygiène épouvantables. Ces bidonvilles ont été démantelés par les autorités et leurs occupants renvoyés dans leur pays. C’est le cas d’un taudis bâti à Hasnaoua, dans la banlieue sud de Tizi-Ouzou. Ahmed, directeur d’une entreprise à Alger, se souvient du temps où il devait passer par ce regroupement, crée dans un terrain vague. « Il n’y avait pas de toilettes ni d’eau courante. Les migrants faisaient leurs besoins à même le sol. L’odeur était devenue insupportable », raconte-t-il avec un sentiment où la pitié pour ces desperados se mêle à la recherche d’une solution politique au phénomène de l’immigration clandestine. Le camp a fini par être démantelé par les autorités.
Une fois encore, Sidi Yahia est plus chanceux. Son frère aîné Soleimane, convenablement inséré économiquement, a loué un appartement à Birkhadem, à une dizaine de kilomètres au sud d’Alger. En plus de sa femme et leurs deux enfants, il héberge son jeune frère qui a donc un toit et l’accès à des repas réguliers. Leur maison dispose du nécessaire : de l’eau courante, de l’électricité et du gaz, en plus d’être bien située, proche des axes et opportunités d’emploi, mais aussi de crèches ou écoles privées. C’est là un indéniable luxe pour des immigrés qui se plaignent souvent de la difficulté d’accéder à des prestations de base, à cause notamment de l’absence de documents nécessaires à leur établissement dans le pays.
DES EXPULSIONS MASSIVES
Alors que des médias occidentaux et subsahariens rapportent souvent des cas d’expulsions massives de migrants subsahariens1 Sidi Yahia semble plus au moins épargné. Mais à quel prix ? « Je n’ai ni permis de travail ni carte de séjour. C’est intenable ». Il nous montre son passeport. Pour entrer en Algérie, il n’a pas besoin de visas, mais, afin de demeurer en règle, « tous les trois mois, je dois quitter le territoire pour avoir le cachet de la police aux frontières sur mon passeport. Je fais souvent un aller-retour Alger-Niamey ou je sors par la frontière tunisienne. À chaque retour, je peux donc rester trois mois. Cela me coûte de l’argent et du temps », explique calmement Sidi Yahia. Il poursuit en affirmant qu’il lui est impossible de stabiliser sa situation administrative : « Mon seul rêve est de travailler légalement, ici, en Algérie. Je veux payer mes impôts mes cotisations sociales et bénéficier des prestations dont peuvent bénéficier les Algériens. Maintenant, si je tombe malade, je ne peux pas aller à l’hôpital ». Il raconte le jour où ce cachet sur son passeport, preuve de sa légalité malgré tout, l’a sauvé. « Une fois, j’ai été arrêté lors d’une rafle de la police. On m’avait enlevé mon téléphone portable. Mais quelques heures après, j’ai été relâché après avoir montré mon passeport. »
Évidemment, ces défis quotidiens, tant économiques qu’administratifs, ne concernent pas seulement Ahmed et Sidi Yahia. « On relève une tendance à la baisse des travailleurs migrants en situation régulière et une hausse sensible des travailleurs étrangers sans aucune couverture sociale. L’intégration économique des migrants en situation irrégulière exerçant dans l’économie informelle est désormais un défi constant », relève une récente étude menée par le Centre de recherche en économie appliquée en développement (CREAD), basé à Alger, qui s’intéresse à la question migratoire dans le pays d’Afrique du Nord.
ABANDONNÉS DANS LE DÉSERT ?
Grâce à des accords passés avec les pays subsahariens, notamment le Niger, l’Algérie renvoie chaque année des centaines de migrants. Parfois, des journalistes sont invités à couvrir ces opérations à partir des centres de regroupement installés dans plusieurs villes du nord, puis dans un grand camp « doté de toutes les commodités » à Tamanrasset, dans l’extrême sud. Des médias ont évoqué récemment des expulsions massives et citant des ONG, ils ont décrit des migrants « laissés » dans le désert, à la frontière nigérienne. Le 22 juin 2023, l’AFP citant des ONG, a fait état de plus de 9 000 migrants renvoyés d’Algérie et bloqués à Assamaka, dans le nord du Niger, depuis le début de l’année. Selon les autorités régionales d’Agadez, 9 192 migrants (8 828 hommes, 161 femmes, 152 garçons et 51 filles), la plupart originaires d’Afrique subsaharienne, sont arrivés à Assamaka depuis le début de l’année. En réponse, les autorités ont toujours affirmé pratiquer un « traitement humain » des migrants. Mais récemment encore, en écho aux discours diffusés par exemple par les autorités tunisiennes, elles ont accusé des « parties extérieures » d’inonder le pays de migrants2.
Durant de longues semaines, nous avons tenté de contacter le ministère de l’intérieur, l’Organisation internationale de la migration (OIM) et des associations d’aide aux migrants. Nous n’avons reçu aucune réponse.
Journaliste algérien indépendant, a travaillé pour les quotidiens Liberté et Al Watan.
Entre l’Algérie et le Niger, la prison à ciel ouvert d’Assamaka
Depuis 2014, l’Algérie multiplie les expulsions vers le Niger de migrants subsahariens dans des convois plus ou moins officiels, et sans aucune humanité. Abandonnés dans le désert, ils doivent marcher plusieurs heures pour atteindre le village d’Assamaka, où, livrés à eux-mêmes, ils survivent comme ils peuvent.
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