Ce village situé au nord de Sfax n’est qu’à 150 km de Lampedusa. Un point de départ à haut risque pour les migrants subsahariens qui tentent de rallier l’Europe. Dimanche, une nouvelle embarcation a fait naufrage au large des côtes tunisiennes ; une personne a été tuée et une dizaine d’autres sont portées disparues.
Des migrants subsahariens attendent un train pour Tunis à la gare de Sfax, le 5 juillet 2023.
Après cinq heures de mer, Yannick pose finalement pied sur la terre ferme. Mais du mauvais côté de la Méditerranée. Ce Camerounais de 30 ans, avec des dizaines d’autres migrants subsahariens, vient, jeudi 6 juillet, d’être intercepté par les garde-côtes tunisiens au large d’Ellouza, petit village de pêcheurs à 40 km au nord de Sfax. Envolés les 2 500 dinars (800 euros) que lui a coûtés la traversée vers Lampedusa (Italie).
Sur la plage, une unité de la
garde nationale est déjà en poste pour les accueillir. Les agents tentent de contenir les quelques villageois, curieux, venus assister au débarquement. Hommes, femmes, enfants et nourrissons sont ainsi contraints de quitter leur bateau de fortune, devant des spectateurs amusés – ou au moins habitués – et face à une police sur les nerfs. Un gendarme, tendu, prend son téléphone pour demander des renforts. « Vous nous laissez seuls, personne n’est arrivé », reproche-t-il à son interlocuteur. « C’est tous les jours comme ça, plusieurs fois par jour », maugrée-t-il en raccrochant.
Les uns après les autres, les migrants quittent le bateau. « Venez ici. Asseyez-vous. Ne bougez pas », crient les agents des forces de l’ordre qui retirent le moteur de l’embarcation de métal et éloignent les bidons de kérosène prévus pour assurer la traversée d’environ 150 km qui séparent Ellouza de Lampedusa. Migrants subsahariens, villageois tunisiens et agents de la garde nationale se regardent en chien de faïence. Dans l’eau, le petit bateau des garde-côtes qui a escorté les migrants surveille l’opération. La présence inattendue de journalistes sur place ne fait qu’augmenter la tension. Yannick, accompagné de son frère cadet, s’inquiète. « Est-ce qu’ils vont nous emmener dans le désert, ne les laissez pas nous emmener », supplie-t-il.
Violents affrontements
Depuis une semaine, des centaines de migrants subsahariens ont été chassés de Sfax vers une zone tampon désertique bordant la mer, près du poste frontière avec la Libye de Ras Jdir. D’autres ont été expulsés à la frontière algérienne. Ces opérations font suite aux journées d’extrême tension qui ont suivi la mort d’un Tunisien, lundi 3 juillet, tué dans une rixe avec des migrants subsahariens, selon le porte-parole du parquet de Sfax.
Trois hommes, de nationalité camerounaise, d’après les autorités, ont été arrêtés. Dans la foulée, des quartiers de Sfax ont été le théâtre de violents affrontements. Des Tunisiens se sont regroupés pour s’attaquer aux migrants et les déloger de leur habitation. Yannick et son petit frère faisaient partie des expulsés. Les deux hommes ont fui la ville au milieu de la nuit, parcourant des dizaines de kilomètres à pied pour se réfugier dans la « brousse », près d’Ellouza.
La région de Sfax est depuis devenue le théâtre d’un étrange ballet. Toute la journée et toute la nuit, dans l’obscurité totale, des groupes de migrants subsahariens errent sur les routes communales entourées de champs d’oliviers et de buissons. « A chaque fois, quelques personnes étaient chargées des courses, de l’eau et un peu de nourriture. Il fallait transporter le tout à pied sur plusieurs kilomètres », raconte Yannick. Lui et son petit frère de 19 ans ont dormi deux nuits dehors, avant que leur grande sœur, qui a réussi à rejoindre la France des années auparavant, ne leur paie leur traversée, prévue le 6 juillet à midi.
« Commerçants de la mort »
Ce jour-là, près du port d’Ellouza, Hamza, 60 ans, repeignait son petit bateau en bois bleu et blanc. Ce pêcheur expérimenté ne cache pas son émotion face au drame dont son village est le théâtre. Lui-même a dû s’improviser pêcheur de cadavres depuis quelque temps. Des corps sans vie se coincent parfois dans ses filets. « Une fois, j’ai trouvé la moitié du corps d’une femme mais elle était dans un état de décomposition tel que je n’ai pas trouvé par où la tenir. Je l’ai laissée là. Je n’ai pas pu dormir pendant des jours », dit-il, la voix tremblante.
Dimanche 9 juillet, une nouvelle embarcation a fait naufrage au large de cette région : une personne est morte et une dizaine d’autres sont portées disparues. En plus des cadavres, les épaves des bateaux métalliques qui servent à la traversée des migrants déchirent souvent les filets des pêcheurs. « Je n’ai pas les moyens de racheter des filets tous les mois », regrette Hamza.
Le long de la côte autour d’Ellouza, les bateaux métalliques échoués et rongés par la rouille sont innombrables. Ces bateaux, de « très mauvaise qualité » selon le pêcheur, sont construits en quantités importantes et coûtent moins cher que ceux en bois, les pneumatiques ou les barques en plastique qui servaient auparavant à la traversée. « Ce sont des commerçants de la mort », accuse Hamza en pointant aussi bien les passeurs que les politiques migratoires européennes et les autorités tunisiennes.
« Je retenterai ma chance »
La Commission européenne a annoncé en juin le déblocage de 105 millions d’euros « pour lutter contre les passeurs [et] investir dans le contrôle maritime des frontières par les Tunisiens », sans compter la coopération bilatérale venant de Paris ou Rome. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, durant le premier semestre, près de 30 000 migrants sont arrivés à Lampedusa en provenance de Tunisie.
Sur les rochers recouverts d’algues, des centaines de pneus de voiture, servant à amarrer les navires, jonchent la côte. Depuis la falaise, on aperçoit le corps en début de décomposition d’un migrant. Un autre à quelques mètres. Et puis un autre encore, en contrebas, devenu squelette. Personne n’a cherché à les enterrer, ni à savoir qui ils étaient. Ils font partie des « disparus » en mer. Des chiens rôdent. Le paysage est aussi paradisiaque qu’infernalDébarqué vers 17 heures, Yannick sera finalement relâché sur la plage avec son groupe. « C’est grâce à vous, si vous n’étiez pas restés, ils nous auraient embarqués et emmenés à la frontière », assure-t-il. Le soir même, avec son frère, ils ont parcouru à pied les dizaines de kilomètres qui séparent Ellouza de Sfax. Cette fois dans l’autre sens. Après être arrivé à la gare ferroviaire à 3 heures du matin, Yannick a convaincu un vieil homme de leur acheter des tickets pour Tunis.
Ils sont finalement arrivés sains et saufs dans la capitale. « Il faut que je trouve du travail mais la situation est plus acceptable ici », dit-il. Malgré cette expérience, Yannick est toujours convaincu qu’un avenir meilleur l’attend de l’autre côté de la Méditerranée. « Quand j’aurai l’argent, je retenterai ma chance, promet-il. Retourner au pays n’est pas une option. »
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/07/10/a-ellouza-port-de-peche-tunisien-la-mort-l-errance-et-les-retours-contraints-des-migrants-qui-revent-d-europe_6181249_3212.html
.
Les commentaires récents