ENTRETIEN AVEC AGNÈS CALLAMARD
À l’occasion de la réception par Emmanuel Macron, le 16 juin 2023, du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman que des rapports des services de renseignement américains ont mis en cause dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, nous republions un entretien avec Agnès Callamard, à l’époque rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires (aujourd’hui secrétaire générale d’Amnesty International), réalisé en octobre 2019.
April Brady/Project on Middle East Democracy
Alain Gresh. – Est-ce que vous disposez de nouvelles informations sur l’assassinat depuis la publication de votre rapport en juin 2019 ?
Agnès Callamard. — J’ai reçu des informations de différentes sources, mais aucune ne me semble crédible pour l’instant ; je n’ai pas pu les authentifier. Dans un entretien récent à la chaîne américaine PBS, le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman a reconnu que le crime s’était produit sous sa « surveillance » (« under my watch »). Cela veut dire qu’il reconnaît, au moins indirectement, que ce crime est un crime d’État dans la mesure où il est un homme d’État et où il laisse comprendre qu’il est le quasi-chef d’État. Mais il ne reconnaît pas sa responsabilité individuelle pour le crime, au contraire ; il prend ses distances en expliquant qu’il y a des millions de fonctionnaires qui travaillent, des ministres qui suivent les dossiers et qu’il ne peut contrôler toutes leurs actions. Il ne reconnaît pas sa responsabilité pénale personnelle, ne serait-ce que pour n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour empêcher un tel crime.
A. G. – Avez-vous des informations sur le procès qui se déroule en Arabie saoudite contre certains des accusés ?
A. C.— Comme vous le savez, onze personnes sont poursuivies, dont neuf sur les quinze qui ont été identifiées comme appartenant au commando envoyé à Istanbul. Pourquoi ceux-là et pas les autres ? On ne le sait pas. Depuis la publication de mon rapport, il y aurait eu au moins une séance du procès, mais à huis clos, et ceux présents, dont un représentant du gouvernement français, ne fournissent aucune information sur ce qui s’y passe. Quoi qu’il en soit, le procès ne peut pas être considéré comme équitable, même s’il se termine par des condamnations. D’autre part, et même si parmi les accusés il y a le général Ahmad Al-Assiri, le principal responsable Saoud Al-Qahtani n’a pas été inculpé. Ce proche de MBS cité par de nombreux témoins dans l’affaire de l’enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri et dans la torture des militantes des droits des femmes est pourtant un suspect majeur. Il a même été cité par le procureur saoudien comme une des personnes qui a incité le crime et a poussé l’équipe à ramener Khashoggi, car il était une menace pour la sécurité nationale. Des rumeurs prétendent qu’il a été tué, mais je n’ai pas pu les confirmer.
A. G. – Quelles ont été les réactions à la publication de votre rapport ?
A. C.— Les réactions au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations unies (OHCHR) et dans la presse ont été plutôt positives. Certains États ont dit des choses très fortes, comme le Canada et l’Australie. En ce qui concerne la France, elle fait partie des États favorables à revenir à un « business as usual ».
Aucune action concrète n’a suivi la réunion du Conseil. Au contraire, le sommet du G20 à Osaka, tenu quelques semaines après mon rapport, a donné lieu au spectacle affligeant du président des États-Unis embrassant MBS. On a eu aussi droit à une photo de fin de réunion avec, au centre le président Donald Trump et MBS se serrant la main et autour tous les autres chefs d’État faisant un petit signe à la caméra. C’est un manque de respect pour toutes les personnes frappées par la répression en Arabie saoudite, pour les principes mêmes dont se réclame le G20 et pour le travail que j’ai accompli. Aucun chef d’État n’a tenté de se démarquer de cette instrumentalisation orchestrée par le président américain et le prince saoudien.
A. G. – Et le prochain G20 est censé avoir lieu à Riyad en 2020 ?
A. C.— Le sommet d’Osaka a été problématique, mais celui de l’an prochain risque d’être une catastrophe pour les valeurs que nous défendons. Il y a deux options possibles. D’abord qu’un État se porte volontaire pour accueillir le sommet à la place de l’Arabie. La seconde option est que la participation des États soit conditionnée à des demandes très claires, y compris de remise en liberté des femmes activistes, et plus largement de tous ceux qui sont emprisonnés pour des crimes de conscience et que cette participation s’accompagne d’une demande que ceux qui ont ordonné le meurtre de Jamal Khashoggi rendent des comptes. Il est crucial aussi que les chefs d’État demandent que la liberté de la presse fasse partie de l’ordre du jour du sommet, qu’ils organisent des points de presse sur cette question et qu’ils ne permettent pas l’instrumentalisation du G20 pour des objectifs contraires aux valeurs sur lesquelles sont fondés plusieurs pays membres du G20.
A. G. – Pour continuer sur les réactions à votre rapport, vous avez pu rencontrer plusieurs membres du Congrès américain ?
A. C.— Oui, j’en ai vu personnellement une dizaine et j’ai pu constater une vraie mobilisation. La chambre des représentants a adopté à la mi-juillet, à une majorité écrasante (405 voix contre 7) un texte présenté par le député Tom Malinowski qui demande au directeur du United States Intelligence Community (Communauté du renseignement des Etts-Unis)1 d’identifier les responsables de l’assassinat de Jamal et de leur imposer des sanctions. Si elle était adoptée par le Sénat, cette résolution aurait d’importantes répercussions puisqu’elle aboutirait, par exemple à sanctionner le prince héritier MBS et à le priver de visa pour les États-Unis. J’espère que ces positions très fermes encourageront d’autres parlements de par le monde à comprendre qu’ils ont un rôle à jouer dans cette affaire, en dehors de celui que joue l’exécutif.
A. G. – Les Nations unies peuvent-elles donner suite à votre rapport ?
A. C.— Elles le peuvent, mais vont-elles le faire ? J’ai demandé au secrétaire général des Nations unies António Guterres de mettre en place un comité indépendant qui puisse déterminer les responsabilités individuelles dans l’assassinat, mais il a refusé. Il a prétendu qu’il n’en a pas l’autorité et que la Turquie devrait faire une demande officielle, ce qu’elle n’a toujours pas fait. Plus récemment, il a laissé entendre qu’il aurait besoin pour ce faire d’une résolution du Conseil de sécurité, alors même que les experts des procédures onusiennes pensent le contraire. J’ai alors suggéré que le déficit institutionnel mis en lumière par l’affaire Khashoggi soit comblé : en mettant en place un instrument d’enquête international qui pourrait s’automandater, sans décision politique, et rendre la tâche du secrétaire général plus facile. Il n’est en effet pas simple pour lui de s’opposer aux États-Unis ou à l’Arabie. Ce qu’il pourrait faire, c’est dire comment on peut progresser dans le futur pour éviter la politisation de la prise de décision ; la seule manière de le faire serait de mettre en place un nouvel instrument qui enquête de manière indépendante. Il pourrait demander à l’OHCHR ou même à l’Assemblée générale de l’ONU de créer une telle commission.
Rendre justice à Jamal va prendre du temps. En attendant, il faut repousser toutes les tentatives de relégitimer l’État saoudien, dont le caractère répressif est désormais établi. Et il faut prendre les mesures intermédiaires pour avancer dans le sens des principes que défendent les Nations unies.
Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires
ALAIN GRESH > AGNÈS CALLAMARD
https://orientxxi.info/magazine/rendre-justice-a-jamal-khashoggi,3317
.
Les commentaires récents