Evgueni Prigojine est l’ancien voyou issu des arrière-cuisines de Poutine
Le patron du groupe Wagner, qui se rebelle aujourd’hui contre l’autorité du Kremlin, a derrière lui un parcours particulièrement sulfureux. En avril 2021, « L’Obs » avait publié ce grand portrait de celui qu’on appelait encore le « cuisinier de Poutine » : un ancien malfrat sanctionné pour ses ingérences dans les élections américaines, qui était devenu « l’homme de l’ombre » du président russe.
E-vgueni Prigojine (à gauche) avec Vladimir Poutine lors d’un dîner dans un restaurant de l’homme d’affaires, en 2011. (MISHA JAPARIDZE/AP/SIPA)
Le patron du groupe Wagner, qui se rebelle aujourd’hui contre l’autorité du Kremlin, a derrière lui un parcours particulièrement sulfureux. En avril 2021, « L’Obs » avait publié ce grand portrait de celui qu’on appelait encore le « cuisinier de Poutine » : un ancien malfrat sanctionné pour ses ingérences dans les élections américaines, qui était devenu « l’homme de l’ombre » du président russe.
Au premier regard, au premier geste, au premier mot, ils se sont sans doute reconnus. Deux anciens voyous des bas-fonds de Saint-Pétersbourg. Le président russe Vladimir Poutine et son nouveau Raspoutine, le fascinant, sulfureux et mystérieux Evgueni Prigojine, semblent s’être « trouvés ». Ils ont en commun un passé lourd et mouvementé. Dans les années 1970 et 1980, sous le pesant couvercle d’un croulant régime soviétique, c’était le bon vieux temps de la castagne, des trafics, des cuites à la méchante vodka et des mauvais coups à Saint-Pétersbourg, alors nommée Léningrad (« ville de Lénine »). Aujourd’hui, ils mijotent ensemble au Kremlin plats empoisonnés et coups tordus.
Evgueni Viktorovitch Prigojine est un homme impénétrable, secret et invisible, qui officie dans les cu
isines − mais surtout dans les arrière-cuisines du Kremlin. Ce nébuleux Novyj Russkij, ce « Nouveau Russe » rapidement et scandaleusement enrichi dans un capitalisme de Far West, voudrait effacer les traces de ses antécédents troubles. Il a ainsi poursuivi en justice, sans succès, le moteur de recherche internet russe Yandex. En revanche, son ami Vladimir Vladimirovitch Poutine adore évoquer sa jeunesse de malfrat, plutôt que ses études de droit à Saint-Pétersbourg. Dans un livre d’entretiens (« Première personne », éditions So Lonely), Poutine se rappelle ces années avec nostalgie. Il s’en vante même : « J’étais un vrai voyou ! » Ses exploits de petite frappe sont connus. Jusqu’à son adolescence, le jeune « Volodia » traîne dans les rues infestées de rats de « Piter ». Plutôt que d’aller à l’école, il passe des heures dans la cage d’escalier puante de son appartement communautaire. Le petit voyou fait des mauvais coups, fréquente des gangs d’enfants errants. De petite taille, mais teigneux et brutal, il fait le coup de poing au coin des rues.
« Volodia le Bagarreur » sera sauvé par la discipline physique et mentale du judo. Il deviendra un champion de cet art martial, puis lieutenant-colonel du prestigieux premier directorat du KGB (espionnage). De son passé de mauvais garçon, le chef d’un Etat parmi les plus puissants du monde a gardé des méthodes de bagarreur de rue et un vocabulaire argotique, fleuri et ordurier, qui ravit souvent le grand public. « Homme fort », le glaçant « tchékiste » parle souvent d’« attraper ses ennemis par les couilles », de « bouffer sa morve » (expression russe qui signifie faire traîner). Il s’est distingué en promettant d’« aller buter les terroristes jusque dans les chiottes ».
Colonie pénitentiaire
Crâne chauve et sourire rare, Prigojine est lui aussi né à Léningrad. Il a une dizaine d’années de moins que Poutine, mais près de dix ans de prison de plus que lui. Dans sa jeunesse orageuse, Prigojine le voyou « tombe » une première fois en 1979. Le tribunal populaire du district Kuibyshevsky de Léningrad le condamne à deux ans et demi avec sursis pour vol. « Zhenya » est envoyé se racheter dans une auberge de jeunesse à Novgorod. A peine de retour à Léningrad, il replonge : vol, cambriolage, violences, divers trafics, dont de jeans. A en croire le dossier d’enquête publié par le site russe rosbalt.ru, Prigojine était alors, comme son ami Poutine, un violent.
Une nuit de mars 1980, il suit dans la rue une fille à la sortie d’un restaurant pour lui voler son manteau. Il l’attrape, elle crie. Il lui serre la gorge, l’étouffe et la tire par le cou dans une ruelle. Elle s’évanouit. Quand elle reprend connaissance, elle n’a plus ses boucles d’oreilles ni même ses bottes. « Zhenya » tombe donc de nouveau, à l’âge de 20 ans, en 1981. Il est condamné à une peine de treize ans de prison et de confiscation de ses biens pour « vol », « fraude », « implication de mineurs dans la prostitution ». Il en passe neuf dans une colonie pénitentiaire à sécurité maximale.
Quels sont les liens entre Poutine et ce malfrat patenté ? Quel rôle joue-t-il dans la galaxie des hommes du président ? Officiellement, Evgueni Prigojine est d’abord le fournisseur des cantines de l’Etat russe et du Kremlin. Il y gagne le surnom de « cuisinier de Poutine ». Mais, officieusement, « Prigojine le Chouchou » mijote aussi avec le président des plats plus épicés dans les arrière-cuisines. Des spetz operatsiya, ces « opérations spéciales » dont raffole l’ancien « guébiste » devenu président.
L’intrigant « cordon-bleu » serait à l’origine de l’Internet Research Agency, l’« usine à trolls » qui fut au cœur du scandale des ingérences russes dans la présidentielle américaine de 2016 remportée par Donald Trump. Son nom est aussi cité dans les opérations visant à influencer les élections de mi-mandat de 2018. A ce titre, il est en tête de la liste des personnes sanctionnées par les Etats-Unis. Le FBI a même offert une récompense de 250 000 dollars (210 000 euros) pour toute information menant à son arrestation. L’intéressé dément tout en bloc, toujours. Mais Prigojine serait également le véritable financier de la compagnie de mercenaires russes Wagner, ces « chiens de guerre » officieux du Kremlin très actifs en Ukraine, en Syrie, en Libye, au Venezuela, au Soudan et en Centrafrique.
Ascension conjointe
Contrairement à la plupart des hommes de l’entourage du président russe, le « cuistot du Kremlin » ne fait pas partie de la « bande » de Saint-Pétersbourg. Ce premier cercle, cette garde rapprochée, est notamment issu des services de la mairie de l’ex-capitale impériale. Poutine y fut le chef du Comité aux relations économiques extérieures dans les années 1990. La meute de Poutine est aussi constituée de ses amis du KGB de Saint-Pétersbourg, des partenaires de son club de judo, réunis dans le club très fermé des propriétaires de datchas privées pétersbourgeoises de la coopérative Ozero (« le lac »).
Prigojine, lui, semble faire partie d’une autre galaxie, manifestement plus « mafieuse ». Deux versions circulent à propos de la rencontre entre le président et celui qui deviendra rapidement son « homme de l’ombre ». Selon le récit officiel, Prigojine aurait tout simplement fait la connaissance de Poutine dans un des restaurants de luxe qu’il possède à Saint-Pétersbourg. L’ancien voyou était en effet devenu un entrepreneur à succès, propriétaire de plusieurs établissements de prestige à « Piter », après sa sortie de prison. Libéré en 1990 au moment où le communisme et l’URSS s’effondraient, et que soufflait sur la Russie le vent du capitalisme sauvage, l’ancien zek (« détenu ») devient un « biznessman » à la mode « Nouveau Russe ». Il organise un réseau de vente de hot-dogs. Puis il dirige la première chaîne de supermarchés de la ville, avant de se lancer dans la restauration de luxe.
Inspiré par les restaurants installés sur des péniches de la Seine, il ouvre en 1997, sur un bateau, le New Island, qui devient vite le lieu le plus en vogue de Saint-Pétersbourg. Apprécié des « nouveaux entrepreneurs », des responsables fédéraux et locaux, c’est aussi la cantine préférée de Vladimir Poutine. Haut responsable de la mairie de la ville, ce dernier a officiellement démissionné du KGB lors du putsch de 1991 contre Gorbatchev, mais il continue en réalité de travailler pour les « services », parallèlement à ses fonctions à la mairie. Il sait très bien qui est « Zhenya » Prigojine. Non seulement il s’en moque, mais le restaurateur devient son nouveau chouchou.
Poutine apprécie tant le New Island, qu’il y célèbre son anniversaire, y invite des hôtes de marque. Pendant que le bateau-restaurant, généralement jugé « très romantique mais hors de prix », navigue le long de la Neva, bordée de magnifiques palais colorés, on peut y déguster une salade de crabe du Kamtchatka, un veau Orloff ou un filet de truite aux amandes, le tout arrosé de vins fins et ruineux. Après son accession à la présidence, Poutine emmènera Jacques Chirac dîner sur le bateau à l’été 2001, puis en mai 2002 le président américain George W. Bush, ainsi que le Premier ministre japonais. A chaque fois, c’est Prigojine en personne qui sert les chefs d’Etat et de gouvernement.
Dans les années 1990, Saint-Pétersbourg, rongée par la violence, la corruption et les mafias, se couvre de boîtes de nuit, de clubs de strip-tease et d’établissements de jeux, qui permettent de blanchir l’argent sale et de monnayer les services rendus. Les casinos sont alors sous la coupe du crime organisé, traditionnellement puissant dans cette ville qui est aussi un grand port de contrebande. Les juteuses licences et les agréments sont très difficiles à obtenir. A moins de connaître la bonne personne.
Or, dès 1991, c’est Vladimir Poutine en personne qui délivre, à la mairie de Saint-Pétersbourg, les autorisations pour le monde interlope du jeu. Le directeur du Comité aux relations économiques extérieures préside également le Conseil de surveillance pour les casinos et les entreprises de jeux de hasard. Coïncidence ? C’est à cette époque que commence l’ascension conjointe de Prigojine et de Poutine. Ce dernier est mouillé dans d’autres activités louches : il se fait prendre dans une sale affaire, vite étouffée, de détournement de près de 100 millions d’euros. Il a délivré des licences d’exportation pour du pétrole, du bois et des minerais précieux contre de la nourriture qui n’arrivera jamais.
Attaques contre des opposants
Fort de ses relations amicales avec Poutine, la société Concord Catering de Prigojine conquiert Moscou. Elle obtient vite pour des centaines de millions d’euros de contrats de restauration : elle sert les repas dans les écoles mais aussi aux militaires. En 2012, Prigojine décroche un marché de près d’un milliard d’euros pour nourrir l’armée russe. L’ancien délinquant est désormais un homme respecté et riche, un oligarque. Il déménage dans une résidence chic sécurisée de Saint-Pétersbourg, avec terrain de basket et piste d’hélicoptère. Il s’achète le « St Vitamin », un yacht de 37 mètres à 5 millions d’euros, immatriculé aux Seychelles.
Prigojine acquiert aussi un jet privé, enregistré aux îles Caïmans. L’avion personnel de « l’Affreux du Kremlin » sera repéré sur beaucoup de « points chauds » du globe où Moscou mène de sales guerres secrètes − Soudan, République centrafricaine, Madagascar, Libye, Syrie, Liban, etc. Des guerres parfois dénoncées comme « antifrançaises » par Paris, qui s’est notamment fait évincer de Centrafrique par Moscou.
Non content d’intriguer au cœur de la politique étrangère parallèle de l’Etat russe, Prigojine serait aussi derrière certaines attaques contre des opposants au régime. Valery Amelchenko, un criminel qui aurait participé à certaines de ces opérations, a fait en 2018 des aveux circonstanciés au journal indépendant « Novaya Gazeta ». Il a confié avoir « travaillé » pour les services de sécurité de Prigojine. Selon lui, les nervis du « cuisinier du Kremlin » sont derrière des passages à tabac, des empoisonnements et des « accidents » mis en scène, ciblant des militants de l’opposition. Une heure et demie après avoir témoigné, Valery Amelchenko a disparu. Quant à l’auteur de l’article, il a reçu une couronne funéraire ainsi qu’un panier-cadeau joliment garni d’une tête de bélier coupée.
Avant de s’évaporer, l’ancien criminel a aussi reconnu avoir été mêlé à la tentative d’empoisonnement par injection, en novembre 2016, de l’époux de Lioubov Sobol, la très pugnace avocate d’Alexeï Navalny. Les proches de l’opposant numéro 1 du Kremlin, aujourd’hui emprisonné, estiment que Prigojine pourrait aussi être lié à son empoisonnement en août 2020. Alors que Navalny est encore dans le coma, Prigojine sort pour une fois de sa réserve et annonce vouloir faire payer à l’opposant près d’un million d’euros pour diffamation − « s’il survit », précise-t-il. Dans une de ses enquêtes, Navalny l’avait en effet accusé d’avoir servi de la nourriture avariée à des écoliers de Moscou. Comme on ne prête qu’aux riches, Prigojine est aussi soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat, en juillet 2018, en Centrafrique, de trois journalistes russes qui enquêtaient sur des contrats miniers obtenus par sa compagnie de mercenaires Wagner.
C’est sans doute pour payer Poutine en retour que Prigojine a financé une « usine à trolls » à Saint-Pétersbourg, au service de l’influence russe sur internet. Et qu’il a monté l’entreprise de mercenaires Wagner. Là encore, Prigojine dément toute implication, tout renvoi d’ascenseur. Il va même jusqu’à contester devant la justice européenne les sanctions de l’UE qui le visent pour son rôle déstabilisateur en Libye. L’Etat russe dément lui aussi tout lien avec Wagner. Pourtant, beaucoup de ses mercenaires sont officiellement décorés par Moscou à titre posthume. Officiellement toujours, la société Wagner n’a pas d’existence légale en Russie. Et elle n’est pas dirigée par Prigojine, financier de l’ombre, mais par Dmitri Outkine. C’est un ancien lieutenant-colonel du GRU, les services secrets de l’armée, qui ne cache pas sa fascination pour Hitler et pour son compositeur fétiche : Richard Wagner.
Bien qu’il n’ait aucun rôle officiel dans la politique étrangère russe, on voit souvent le restaurateur du Kremlin devant les hauts fourneaux diplomatiques. En octobre 2019, on l’a ainsi vu à Sotchi lors du premier sommet Russie-Afrique, discutant avec des chefs d’Etat africains. En novembre 2018, il recevait à Moscou, avec Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense, le général Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est de la Libye, ainsi qu’une délégation de l’Armée nationale libyenne.
La nébuleuse des sociétés de Prigojine aurait récemment déployé des « consultants politiques » afin de promouvoir « en douceur » la « grande puissance russe » sur la planète. Cette galaxie, parfois surnommée « la Compagnie », serait ainsi intervenue en 2018-2019 pour « orienter » les élections présidentielles à Madagascar et au Zimbabwe, selon des enquêtes documentées. De même, les « fermes à trolls » de Prigojine ont été accusées par Facebook d’avoir orchestré des campagnes de désinformation dans une dizaine de pays d’Afrique, et les comptes internet russes qui leur sont liés ont été suspendus.
« Rôle grossièrement exagéré et mythifié »
Pour certains analystes, Prigojine, « homme lige » du Kremlin, mélangeant toutes les sauces, est devenu l’emblème d’un Etat russe hybride qui mène en catimini des guerres bâtardes autour du monde. Mais certains observateurs, comme Andrei Pertsev, journaliste et analyste pour le think tank de la fondation Carnegie à Moscou, pensent que « le rôle de Prigojine a été grossièrement exagéré et mythifié ». Wagner est en effet très loin d’avoir la taille du géant américain Blackwater (devenu Academi en 2011), la société militaire privée qui avait décroché en Irak et en Afghanistan des milliards de dollars de contrats avec l’armée américaine.
De plus, les coups tordus de Wagner ont souvent des allures de coups foireux. Ainsi, en Ukraine, leur berceau, les hommes de Wagner n’ont pas remporté de victoire décisive. En Syrie, où ils se sont moins distingués par leurs succès militaires que par des exactions et des crimes de guerre, ils ont même subi de lourdes pertes. Ainsi, en février 2018, lors de la bataille de Deir ez-Zor, près de 200 mercenaires de Wagner ont péri sous le feu de l’aviation américaine. Au Mozambique aussi, Wagner s’est fait saigner. Et ce sont des privés sud-africains qui y ont remplacé les Russes. En Libye, malgré la participation de centaines d’hommes de Wagner, l’offensive sur Tripoli du général Haftar a tourné à la Bérézina en 2020. En Centrafrique, les concessions minières, négociées en échange de l’intervention de ses mercenaires, seraient très loin d’être rentables.
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Quant à la fameuse « usine à trolls » de Prigojine à Saint-Pétersbourg, elle aurait, elle aussi, fait plus de bruit que de mal. « Très repérable, mais assez inefficace, sans véritable influence sur l’électorat américain », estiment certains spécialistes qui soulignent son amateurisme. Cependant, en donnant une grande notoriété aux trolls et aux hackers russes, elle aurait beaucoup plu au Kremlin. Car, pour Moscou, l’essentiel est de montrer, ou de faire croire, que la Russie a gardé une grande influence sur les affaires du monde. « Le Kremlin aime jouer le rôle du filou sournois que tout le monde connaît, mais que personne ne peut prendre la main dans le sac », souligne l’analyste Andrei Pertsev.
Dans ce jeu de miroirs, de faux-semblants, d’intox et de muscles gonflés, Prigojine semble jouer son rôle de « méchant » avec délectation. « Il incarne, conclut Pertsev, tous les mythes et stéréotypes sur le côté obscur du régime russe. » Rien pour déplaire à Vladimir Poutine, qui aime à rappeler qu’il fut une petite crapule à l’âme noire.
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