«Sentir ses liens avec une terre, son amour pour quelques hommes, savoir qu'il est toujours un lieu où le coeur trouvera son accord, voici déjà beaucoup de certitudes pour une seule vie». Albert Camus écrivait ces mots, en 1958, au moment où son pays commençait à prendre feu, à voir couler son sang. «S'il est vrai que toute vérité porte en elle son amertume, il est aussi vrai que toute négation contient une floraison de oui». À Tipasa, au printemps de cette année-là, l'écrivain célèbre le soleil, l'odeur des absinthes, «la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres». Le texte a pour titre Noces à Tipasa et il s'agit bien d'épousailles, d'une alliance renouvelée avec le pays dont l'écrivain s'était exilé, quelque dix-huit ans plus tôt, et qu'il n'a pas oublié. Si Paris est l'exil, Tipasa est le royaume. «Je comprends ici ce qu'on appelle gloire: le droit d'aimer sans mesure».
L'homme révolté rejoue sa vie, dans ces ruines dévorées par le soleil: une courte existence remplie à crever de luttes, de tendresse, d'amertume et de l'effrayant sentiment de cette vitesse du temps qui, chaque minute, nous tue. À Tipasa, le jeune homme insurgé abdique, baisse les armes, se rend à la lumière, au désir. «Quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort». L'homme révolté, l'étranger sur la terre, l'exilé engagé, le combattant de la Résistance, l'éditorialiste compassionnel et enragé — «Je préfère tenir les yeux ouverts!» — est fatigué, très fatigué. Mais sa nature est trop ardente pour lui permettre de se reposer. Sa lassitude pèse cependant moins sur lui que le soleil, qui lui fait un moment lâcher prise. «À Tipasa, je ne m'obstine pas à nier ce que ma main peut toucher et mes lèvres caresser.»
Cette halte inespérée à Tipasa a dicté à Camus l'un de ses plus beaux textes, où l'écrivain dépose sa honte d'exister dans un univers absurde, tourne le dos à l'orgueil de lutter et retrouve l'orgueil de vivre. «Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon coeur». L'homme a l'émotion ardente, sèche, l'introspection rude, farouche, le désir torride, exaspéré. La certitude secrète — elle l'a depuis toujours habité — que sa vie sera brève, violente, impitoyable, un moment se desserre, elle aussi épuisée. Camus sort de son piège — «regarder au lieu de voir» — et le monde lui apparaît nouveau d'avoir été trop longtemps oublié. C'est une échappée belle, l'accord retrouvé entre sa tête brûlée et les dieux «qui parlent dans le soleil». «Je suis, écrit-il, comme un acteur sortant de scène et qui a le sentiment d'avoir bien joué son rôle. J'ai fait mon métier d'homme. Notre condition, en certaines circonstances, nous fait un devoir d'être heureux.» La mort — la fin de la pièce — n'interdit pas de continuer à jouer, de mordre dans le beau fruit, jusqu'à ce que tombe le rideau sur la scène du monde. La mer brille à ses pieds, les arbres se peuplent d'oiseaux: «Voir et voir sur cette terre, comment oublier la leçon? Il me faut être nu et plonger dans la mer, à sentir la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes et l'absence d'horizon...» On s'exalte avec lui et en même temps on tremble. Parce qu'on sait. Camus n'a plus que quelques années à vivre. Peut-être lui-même le sait-il, tout au moins le devine-t-il.
Il n'a connu, Tipasa mis à part, en guise de répit, que la folie douce des coulisses d'un théâtre — le sien — qui le reposait de lutter seul. Il a quarante-quatre ans et déjà il a vécu plus longtemps qu'un vieillard. C'est Prométhée, cloué à son rocher, le coeur dévoré par les dieux féroces du temps.
«J'ai grandi dans la mer et la pauvreté m'a été fastueuse, puis j'ai perdu la mer, tous les luxes alors m'ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j'attends. J'attends les navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. On me voit passer dans les belles rues savantes, j'admire les paysages, je donne la main, ce n'est pas moi qui parle. Je rêve un peu, je m'offense, je m'étonne à peine. Puis j'oublie et souris à qui m'outrage, salue trop courtoisement celui que j'aime. On me somme de dire qui je suis: rien encore, rien encore...» Rien? Non, bien sûr. Simplement, tragiquement, la vie est trop courte et elle est absurde, embourbée de mort, de tous ces crimes du siècle.
«L'homme est la seule créature qui refuse d'être ce qu'elle est.» À vingt ans, Camus savait ça, écrivait ça et passionnément commençait de se battre. Il était l'homme qui dit oui et non en même temps. L'impatience le chauffait. Se taire, c'était laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien. À partir du moment où l'on parle, on juge, on désire, il n'y a pas moyen de faire autrement. La brûlante ascèse de la révolte était commencée. Le révolté n'est pas un réaliste, c'est un rêveur, un rêveur éveillé, un rêver enragé. «J'exige que soit considéré ce qui, dans l'homme, ne peut se réduire à l'idée, cette part chaleureuse qui ne peut servir à rien d'autre qu'à être.» C'est cette part-là, de lui-même, qui contemple la mer et les ruines à Tipasa et qui écrit cette longue lettre de réconciliation et d'adieu. «Ceux qui s'aiment et qui sont séparés peuvent vivre dans la douleur, mais ce n'est pas le désespoir: ils savent que l'amour existe. Voilà pourquoi je souffre, les yeux secs, de l'exil. J'attends encore. Un jour vient, enfin...» C'est beaucoup plus qu'un répit, qu'une médiation, qu'un épanchement: c'est l'occasion de sentir à la fois son détachement de lui-même et sa présence au monde. C'est l'aveu brûlant d'un attachement qui a tout fondé en lui et qui dure encore. «J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c'est ici que je trouverais le mot exact, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir.» Jusque-là, il se voyait de face. À présent, il fait un pas de côté pour regarder son profil, tremblant avec bonheur de «cette peur physique de l'animal qui aime le soleil». Le texte est bouleversant, d'une modernité éclatante, le style est dru, charnel, d'une lucidité irréductible, traversé par cette tendresse déferlante qui coule de sa plume, comme le soleil qui inonde les vieilles pierres. «Qu'est-ce que le bleu et que penser du bleu de la mer? C'est la même difficulté pour la mort. De la mort et des couleurs, nous ne savons pas discuter. Je me dis: je dois mourir, mais ceci ne veut rien dire, puisque je n'arrive pas à le croire et que je ne puis avoir que l'expérience de la mort des autres. Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour qui pleurs et désirs de femmes auront tout leur sens de chair et de sang. Je suis envieux parce que j'aime trop la vie pour ne pas être égoïste. Je veux porter ma lucidité jusqu'au bout et regarder ma fin avec toute la profusion de ma jalousie et de mon horreur. C'est dans la mesure où je me sépare que j'ai peur de la mort...»
Séparé du monde, il le sera pourtant, et si brutalement que tous ceux qui l'aimaient n'en reviendraient jamais.
Le 3 janvier 1960, Camus quitte Lourmarin pour Paris, dans la voiture de Michel Gallimard. Pour une raison indéterminée, la voiture quitte la route et se fracasse contre un arbre. Camus meurt sur le coup. Il avait 46 ans. Dans la poche de sa veste, on a retrouvé le billet de train qu'il devait prendre, avec Francine, sa femme, le soir même. Le rocher de Sisyphe lui a déboulé sur le dos. On l'a enterré au cimetière de Lourmarin. Jean Daniel écrira, dans France Soir : «La route était droite, sèche, déserte. C'est le destin.» Sans doute. En tout cas, c'était la fin d'une vie admirable, «rebelle à l'oubli, rebelle au souvenir», vertigineuse, généreuse, lucide et proche du soleil à se brûler.
Vient de paraître un très bon petit livre, de Pierre-Louis Rey, Camus, l'homme révolté, chez Gallimard, qui donne envie de tout relire. Et je vais tout relire cet été, puisque la collection de La Pléiade vient de publier ses oeuvres complètes. «J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé, au coeur d'un bonheur royal. Ainsi, moi qui ne possède rien, qui campe auprès de toutes mes maisons, je suis pourtant comblé quand je le veux, j'appareille à toute heure, le désespoir m'ignore. Je sais que la mer me précède et me suit, j'ai une folie toute prête...»
Robert Lalonde
https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/111815/camus-sous-le-soleil
Agnès Spiquel - Camus à la fin des années 1950
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