Vers un renouveau du cinéma ? · « Qu’avons-nous fait de notre indépendance ? » « Que sommes-nous devenus depuis et qu’aurions-nous pu être ? » 52 ans après la liesse de juillet 1962, ces questions à la fois politiques et identitaires hantent les Algériens et pèsent lourdement sur le devenir de leur pays. Et c’est à ces interrogations que se confronte, avec succès, L’Oranais du réalisateur algérien Lyes Salem, sorti en salles le 19 novembre. Cette oeuvre serait-elle le signe d’un renouveau du cinéma algérien ?
La trame de L’Oranais s’articule autour de deux amis, Hamid et Djaffar, montés ensemble au maquis pour combattre la France coloniale et que le destin finira par séparer, bien longtemps après l’indépendance. Entre les deux hommes, il est aussi question de secret inavouable, de trahison et de renoncements aux idéaux de la Thawra (« la Révolution », c’est-à-dire la guerre d’Algérie).
Coproduction franco-algérienne, cette fresque mémorielle échappe au piège habituel de l’exhaustivité. La guerre d’Algérie, puis l’indépendance et ses lendemains désenchantés, en sont bien sûr la toile de fond. Mais Lyes Salem prend soin de les raconter à sa manière en privilégiant l’angle de la destinée individuelle. Et c’est déjà une façon de se colleter avec une histoire officielle qui se méfie, aujourd’hui encore, de l’individu, préférant glorifier la collectivité, à l’image du slogan « un seul héros, le peuple ». D’ailleurs, de nombreuses péripéties du film peuvent être lues comme un pied de nez aux dogmes mémoriels ou identitaires encore en vigueur dans l’Algérie du XXIe siècle. Djaffar, par exemple, ne rejoint le maquis que parce que les circonstances et le hasard décident pour lui (pour échapper à un ratissage de l’armée française, il tue de manière presque involontaire un garde-champêtre). On est dans le récit à hauteur d’homme, loin de l’épopée héroïque.
Par la suite, l’itinéraire des deux amis diverge. Hamid sert la Révolution à l’extérieur tandis que Djaffar, dont le rôle est interprété par Lyes Salem, passe plusieurs années dans le maquis. Après l’indépendance, le premier, marié à une Américaine, devient un grand ponte du système, installé dans une belle demeure — un « bien vacant », c’est-à-dire un bien immobilier abandonné par des Européens — tandis que l’autre hérite la direction d’une entreprise de menuiserie. Et même si l’amitié et l’affection demeurent, l’érosion de l’espérance va produire ses effets négatifs. Au fil des scènes, on voit changer l’Algérie, Hamid et Djaffar. L’unanimisme brutal au profit du parti unique s’installe. L’affairisme ne tarde pas à faire son apparition, l’identité berbéro-arabe est sacrifiée au dogme de l’arabo-islamisme le tout dans un contexte où les « services », comprendre la sécurité militaire, peuvent embarquer n’importe qui à n’importe quel moment. Dans les propos de Hamid, on sent peu à peu poindre le mépris pour un peuple qui n’a de cesse de revendiquer sa part du gâteau. Dans certaines scènes, notamment celle d’une balade en mer, on ne peut s’empêcher de penser que Hamid, Djaffar et leurs amis ont pris la place des anciens colons…Dès lors, seule une issue dramatique peut clore les relations entre les deux hommes.
LE LEGS COLONIAL
L’Oranais est surtout une allégorie de la question de l’identité algérienne et de ses liens avec la France. En montant au maquis, Djaffar ignore, contrairement à Hamid qui gardera ce secret, que son épouse a été violée en représailles par le fils du garde-champêtre qu’il a tué. À son retour, il apprend que sa femme — peut-être le symbole de ce qu’aurait pu être l’Algérie indépendante — a donné vie à un garçon puis qu’elle est morte, sa santé s’étant étiolée faute de nouvelles de son mari. Après quelques hésitations, Djaffar décide d’élever l’enfant comme son propre fils, comme la « chair de sa chair ». Cet enfant, prénommé Bachir, « celui qui porte la (bonne) nouvelle », est le symbole de ce que la France a laissé aux Algériens. Un legs, fruit d’un viol originel — celui de la colonisation — qu’il ne sert à rien d’occulter, voire de rejeter. Il en va ainsi de la langue française mais aussi du reste, de la manière de penser, du cartésianisme, de la croyance aux valeurs universelles : autant d’éléments qui sont remis en cause, alors qu’ils ont contribué à faire de l’Algérie une singularité à la fois politique mais aussi culturelle et intellectuelle dans le concert des nations décolonisées.
RÉALISME SANS CONCESSION
Dans le même temps, ce film est aussi un bel hommage à l’Oranie, région de l’ouest algérien, à sa joie de vivre et à sa musique, à un mode de vie qui a pratiquement disparu ou, pour être plus précis, qui n’a plus sa place dans une Algérie de la bigoterie et de la pratique de plus en plus ostentatoire et ritualiste de la religion. Dans le film, les personnages principaux boivent de l’alcool, des femmes ne portent pas le haïk et encore moins le hijab, quasiment inconnu jusqu’à la fin des années 1970. On y parle l’algérien. Non celui, incompréhensible, des discours officiels lénifiants, mais une darja (langue algérienne souvent qualifiée de « dialecte ») vivante, vigoureuse, qui se pratique au quotidien, avec ses fulgurances, ses captures de mots français et ses insultes imagées. En cela, L’Oranais est, malgré quelques maladresses et longueurs, un film « vrai », y compris dans le choix des figurants. Un film qui ne fait pas de concession au « politiquement correct » à l’algérienne mais qui, aussi, évite soigneusement les concessions auxquelles se sont pliés de nombreux créateurs maghrébins désireux de faire entendre leur voix en France. Point de « c’était mieux du temps des colons car tout le monde vivait bien ensemble ». De même, le Front de libération nationale (FLN) de la guerre d’Algérie est décrit tel qu’il a été, c’est-à-dire une organisation révolutionnaire avec un but précis à atteindre. Point donc, à ce sujet, de digressions sur la terreur qu’aurait imposée la djebha (le Front) à la population pour l’obliger à rejoindre ses rangs et à le soutenir. Une thèse qui renvoie dos-à-dos les deux acteurs du conflit et que font mine d’épouser quelques écrivains algériens désireux d’entrer en grâce auprès des milieux germanopratins.
LA « FAMILLE RÉVOLUTIONNAIRE » GRINCE DES DENTS
Comme il fallait s’y attendre, le film n’a pas été du goût de tout le monde en Algérie. La première salve est venue du cheikh Chamseddine, un célèbre téléprédicateur salafiste, qui a reproché au film de mettre en scène des moudjahidines (terme qui désignait aussi les soldats de l’Armée de libération nationale) en train de boire du vin. Un reproche repris à l’identique par l’Organisation nationale des enfants de chouhadas (les martyrs de la Guerre d’indépendance) et d’autres figures de ce que l’on appelle en Algérie, parfois non sans ironie, « la famille révolutionnaire ». Comme l’ont relevé de nombreux journalistes, ces mises en cause ne portent pas sur le fond et ne concernent qu’un élément du film : la consommation d’alcool, un phénomène réel qui a permis à de nombreux Algériens d’avaler maintes couleuvres de l’après-indépendance. Plus important encore, les appels à en interdire la diffusion du film en Algérie et à l’étranger (!) sont souvent venus de personnes n’ayant vu que la bande-annonce…
Pour l’heure, et contrairement à ce qu’exigent les détracteurs du film, les autorités algériennes n’ont décidé aucune interdiction ni censure officielle. Toutefois, Nadia Laabidi, ministre de la culture, a ainsi déclaré « comprendre les critiques de la famille révolutionnaire » et laissé entendre que le réalisateur se serait éloigné du scénario déposé pour obtenir un financement.
UNE PRODUCTION CINÉMATOGRAPHIQUE EN PANNE
Du coup, la responsable a annoncé des modifications à venir dans les futurs cahiers des charges en matière de soutien à la production cinématographique. Une perspective qui inquiète les professionnels d’un secteur qui vient de traverser plus de trente années de disette. Ils espéraient l’amorce d’un renouveau avec la sortie de films comme L’Oranais ou Le Crépuscule des ombres du réalisateur Lakhdar Hamina (Palme d’or 1975 du festival de Cannes avec le célèbre Chronique des années de braise). De fait, et pour reprendre un constat très célèbre en Algérie, le pays « compte plus de réalisateurs que de salles et plus de salles que de films réalisés ». Dans les grandes villes comme Alger ou Oran, nombre de cinémas sont à l’abandon, transformés parfois en aires de stockage. De manière récurrente, les autorités promettent la relance du secteur et une réhabilitation des salles sans pour autant abandonner les contraintes administratives qui pèsent sur la création cinématographique. Pourtant les attentes sont nombreuses. De jeunes réalisateurs profitent du développement des réseaux sociaux pour diffuser de courts métrages réalisés avec des moyens de fortune. De même, des festivals sont organisés dans de nombreuses villes du pays, à l’image des Rencontres cinématographiques de Béjaïa. En 2011, la réalisatrice algérienne Mounia Meddour a présenté un long métrage consacré au nouveau souffle du cinéma algérien. À l’époque, déjà, le constat était le même : dans un contexte marqué par un retour à la paix civile, de nombreuses énergies créatrices attendaient de l’État qu’il libéralise le secteur à défaut de s’engager financièrement comme il le faisait dans les années 1970, période faste du cinéma algérien.
Journaliste et écrivain algérien. Journaliste au Monde diplomatique et membre du Comité de rédaction d’Orient XXI,… (suite)
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