Daphna Poznanski-Benhamou est une enfant d’Algérie, une fille d’Oran où elle est née et a passé ses premières années avant d’être plongée trop tôt dans ce tourbillon fait d’attentats et de déchirements que l’Histoire a retenu pudiquement sous le terme « d’événements », mais qui était bien une guerre sanglante.
La Conseillère des Français de l’Etranger prend la plume
Avec « Les enfants de la guerre d’Algérie – Le grand départ» (Ramsay) cette femme politique engagée auprès des Français de l’étranger retrouve sa plume d’écrivain après un premier roman publié en 2008. Elle livre ici un récit-essai nourri d’un grand talent littéraire et nous offre des pages totalement bouleversantes qui convoquent sa propre enfance et celle des autres gamins d’Algérie, rattrapés par les fracas d’une guerre sans nom longue de presque 8 ans (1958-62). Ces enfants déracinés qui atterrirent ensuite dans une « métropole » qu’ils ne connaissaient pas sont devenus eux-aussi des «pieds noirs » aux yeux de leurs compatriotes ou, pire, des « colons », faisant d’eux les co-responsables d’un drame pourtant décidé par les adultes.
Un livre fait d’empathie
Ce « passé qui ne passe pas » est passé au filtre de la sensibilité d’une femme qui possède la passion de dire et de témoigner pour les autres, elle qui a exercé les fonctions de député des Français de l’étranger et désormais de Conseillère à l’Assemblée des Français de l’étranger. Ses mots sonnent juste, sans rancoeur historique mais avec une profonde empathie humaine qui rend leur égale dignité aux Français expulsés de leur terre et aux femmes et hommes d’Algérie qui conquirent leur liberté en fondant au passage une indépendance chèrement acquise.
Un récit au service de la paix
« Le 17 juin 1962, un porte-parole du F.L.N. déclara à la radio en arabe et en français : « Li fet met, le Passé est mort ». Non, le Passé n’est pas mort puisqu’il vit en nous. Nos témoignages ont été écrits avec l’encre du chagrin (…) Puisse cet essai apporter sa pierre à l’édifice d’une paix pour tous les peuples du monde ».
Ouvrir ce livre c’est replonger dans un passé si souvent convoqué aux tribunaux de l’Histoire qu’il en devient saturé de jugements contradictoires et parfois manichéens. Quelle étrange impression de lecteur de retrouver un point de vue profond et équitable avec des mots qui agiront comme autant de pansements littéraires pour aider à la guérison de mémoires encore aujourd’hui à vif.
Un parti pris fort : déconstruire les mot de la guerre à travers la sensibilité de l’enfance
L’écrivain a choisi un parti pris singulier : restituer les sentiments de l’enfance face aux choix des adultes en se réappropriant les mots d’une guerre civile qui ravageait les rues des villes, les places des villages, un conflit qui partagea l’opinion publique et provoqua des divisions souvent définitives chez des personnes habituées jusque-là à vivre les unes aux côtés des autres. L’écrivain déroule donc l’abécédaire de la guerre, réécrit son dictionnaire intime fait de souvenirs et de sensations oranaises, déconstruit le vocabulaire politique pour bâtir son propre récit intime avec les mots reconstruits par une enfant devenue adulte. Au final s’impose une fresque du quotidien qui dit, mieux que la parole des historiens, ce qu’ont vécu ces mineurs souvent réduits au rôle d’observateurs des tumultes qui ont bouleversé puis ravagé leur enfance.
« Je constatais que les événements dont les adultes nous rebattaient les oreilles servaient désormais à expliquer tous les rébus du quotidien ».
La mort fait irruption dans l’enfance
Dans les pages terribles de ce récit, la mort fait irruption sans prévenir au point d’imposer aux enfants le terme terrible de charnier :
« J’en décortiquai les lettres. Char nier Cha rnier Charn ier Charnier. Les syllabes lourdes empâtaient ma bouche. Je les mâchonnai longuement, ne réussis pas à les avaler ».
Progressivement les illusions politiques de l’époque se font jour. Celles des Français d’Algérie qui voient en De Gaulle l’espoir d’un recours ultime… Que l’on veuille la guerre ou la paix.
« Ils ne peuvent pas faire autrement que d’appeler le Général, et le Général, c’est l’homme de Brazzaville. Il fera la paix », scandait Ali. « Le Général, c’est un soldat. Il fera la guerre », criait Yacef, pour se faire entendre d’Ali.
Les accords d’Evian puis l’exil des « rapatriés »
On suit le déroulé de ces années d’une guerre tragique où les fellaghas et l’OAS finissent par s’affronter dans une lutte à mort. Assassinats, mitraillages, grenades meurtrières, tueries de voisinage et règlements de comptes de proximité se succèdent sous le regard de cet enfant devenue grave et songeuse. On tue les voisines. On tue les gamins. On tue les gamines. On tue la vie même.
Après le cessez-le-feu et les accords d’Evian apparaissent des mots nouveaux :
« Des mots en ment, égorgement, enlèvement, emprisonnement, enterrement, divaguaient de par les rues, retroussaient leurs babines sur d’effroyables rictus ».
Un mot empli de terreur et de mystère s’impose alors.
« Barbouzes connut une fortune éclatante. En peu de temps, le quartier se chuchota la nouvelle. Nous, les enfants, nous adoptâmes avec enthousiasme le mot, nous l’utilisions aussi en guise d’injure suprême. Les adultes nous imitèrent. On retrouva certains gêneurs, maris jaloux, amants trop épris, gisant près du carrefour, une pancarte au cou, des lettres noires y inscrivant leur anathème « barbouze ».
Les beautés d’un pays, les beautés de l’enfance
Daphna Poznanski retrouve aussi entre les pages tragiques la douceur des femmes d’Algérie qui l’entourent. Elle sait restituer l’éclat du soleil sur les murs blancs, la suavité des odeurs, le quotidien de Français souvent modestes, habitant des immeubles défraîchis, qui demeurent incrédules face à l’écroulement de leur monde. Et toujours cette enfance faite de rêves et de cauchemars et la matérialisation des angoisses de la jeune Daphna qui imagine un monstre rôdant pour semer la dévastation :
« L’Homme en gelée verte avait commencé de tout dévaster ». Les nuits trop longues ou trop courtes, les voisins qu’on épie, tout parait vivant dans ce récit vécu, dans ces lignes habitées où « L’homme en gelée verte » fait figure de monstre dérisoire et terrible.
La valise ou le cercueil
Et puis arrive le temps de la valise ou du cercueil, le temps du départ. Certains l’anticipent et ferment leurs échoppes « pour congé annuel » avant de quitter l’Algérie furtivement. D’autres partent in extremis, par le dernier bateau. Tous sont déchirés.
« Mon pays disparaissait. Il n’était plus temps de le tenir à bout de bras. Il faudrait l’abandonner à l’abîme en espérant ne pas être happé dans le mortel maelström ».
« Là-bas non plus, on ne voulait pas de nous… »
Une lettre arriva. « Ici, on nous traite de colons, de profiteurs… Vous avez fait suer le burnous, c’est bien fait pour vous… Ici, c’est toujours l’hiver… Nous ne sommes plus rien, que des rapatriés comme on nous appelle… en France, on ne veut pas de nous. Là-bas non plus, on ne voulait pas de nous… On fait semblant de ne pas voir les regards de mépris ou de haine qu’on nous jette ».
Des enfants d’Algérie partageant un même destin fait d’incompréhension et de rejet
La deuxième partie du livre reprend les témoignages de ces enfants d’Algérie devenus des adultes habités par les souvenirs du pays perdu. C’est Jean-Pierre le pupille de la nation né dans le quartier populaire de Bab-El-Oued et qui réussit in extremis son intégration en devenant grossiste en boulangerie une fois installé à Marseille. C’est Jocelyne qui, après son rapatriement, ressent dans l’hexagone le double rejet d’être juive et pied-noire. C’est Catherine de Tlemcen qui apprendra l’assassinat de son oncle et sa tante malgré le respect que leur portaient les paysans du coin et qui découvrira près de trente ans plus tard que c’est l’intendant de leur ferme qui les a torturés à mort sous la menace du FLN.
Dans les dizaines de témoignages recueillis il y a cette succession de souvenirs vivaces, cette plume qui ne tombe jamais dans le pathos, il y a cet amour absolu d’une terre laissée au loin.
A jamais une déracinée
Les derniers mots seront pour Daphna, une enfant devenue grande trop vite :
« J’ai compris que je pourrais construire et construire encore et que je resterais néanmoins à jamais une déracinée qui chercherait sa vie durant à enfoncer en terre de nouvelles racines. Pour tenter de me retrouver ».
Echange en toute liberté avec l’auteur et « ses mots-diamants »
Lesfrancais.press : Daphna Poznanski-Benhamou, vous avez publié un livre bouleversant et d’une grande qualité littéraire. L’émotion de l’enfant d’Algérie semble à la fois toujours présente sous votre plume mais il y a aussi l’absolue dignité d’une écriture faite de distanciation et de justesse de ton. Quand on a vécu comme vous le rapatriement, les douleurs et les horreurs de la guerre, comment parvient-on à écrire un livre si juste ?
Daphna Poznanski-Benhamou : Evoquer la guerre d’Algérie, c’est aller sur un champ de mines. Il me fallait donc m’y rendre, chargée de bagages sûrs et pour cela, répondre à un certain nombre d’interrogations. Quel était mon propos ? Je ne voulais pas d’un livre politique. D’autres que moi s’y sont essayé avec plus ou moins de bonheur. Un livre d’histoire alors ? D’excellents historiens s’y sont attelé, je n’avais pas cette prétention. Quel était mon objectif ? Narrer le vécu, l’émotion, la douleur, le chagrin, le déracinement, le manque du pays natal. Comment y parvenir ? Autrement dit, qu’est-ce qu’un livre ? Un assemblage de mots alignés dessinant une mosaïque de sensations, de sentiments. J’ai entrepris le chemin, lestée des mots de la langue française, ceux que j’appelle les » mots-diamants » qui ont la fluidité, la pureté de l’eau d’une source et la densité du diamant. Ces mots résonnent au plus profond de nous, mettant en oeuvre notre mémoire. » Evénements « , » opérations de maintien de l’ordre « , » attentats « , » état d’urgence « , » torture « , » état de siège « , » autodétermination « , » guerre « , » négociations « , » cessez-le-feu « , « indépendance « , » la valise ou le cercueil « , ces mots-là ont rythmé la vie de bien des enfants d’Algérie. Ils nous ont décrit un monde cruel, un monde fracassé dans lequel les adultes se mentaient et nous mentaient. Ils nous ont fait grandir sans pitié, nous forçant à la résilience.
« Restituer les fils ténus qui relient entre elles les communautés »
Lesfrancais.press : Ce livre est au service de la paix. Comment sera-t-il reçu par ceux des Français qui ont choisi le parti du FLN, comment pourrait-il être reçu en Algérie par les Algériens d’aujourd’hui ?
Daphna Poznanski-Benhamou : Je ne porte aucun jugement de valeur sur aucune des parties en présence. Ce n’est pas la raison d’être de ce livre. J’ai tenu à restituer les fils ténus mais réels qui reliaient entre elles les communautés. J’ai jugé que je n’étais pas légitime pour parler au nom des enfants algériens de la guerre d’Algérie. Avant d’être un essai, ce livre est né sous la forme d’un roman. Même alors, je n’ai pu me résoudre à parler en leur nom. Je souhaite que ma tentative de mémoire inspire une personne de l’autre côté de la Méditerranée. Qu’il ou elle témoigne et fasse témoigner dans un livre qui ne serait ni politique ni d’histoire ni de propagande. Un livre qui n’aurait d’autre objectif que le surgissement de ce qui a été. Un livre qui serait le jumeau du mien. Dans un temps où Algérie et France essaient des sentiers tortueux pour se retrouver, la littérature pourrait se révéler plus efficace sur les esprits que maints discours politiques et nous offrir une route apaisante.
« La parution de mon livre m’a libérée »
Lesfrancais.press : Vous racontez n’avoir pu embarquer pour l’Algérie. Impossible pour vous d’imaginer demander un visa pour ce qui reste votre propre pays. Reviendrez-vous néanmoins un jour sur cette terre ?
Daphna Poznanski-Benhamou : Sur un plan émotionnel, il reste toujours choquant pour moi de demander un visa pour retourner dans mon pays natal. Mais je suis une juriste. Le problème ne réside pas dans le droit, mais dans l’écueil, l’obstacle à sauter mentalement. S’il y a dix ans, j’en étais incapable, aujourd’hui, la question se pose sous une perspective différente. J’ai le sentiment que la parution de mon livre m’a libérée. Libérée d’un immense poids que j’ai dû porter ma vie durant. Bien des témoins du livre ont évoqué avec moi cette même sensation. Cette impression de libération me renvoie à la sculpture de l’acrobate que l’on trouve parfois sur les chapiteaux des églises, la tête en bas. Elle nous appelle à changer de plan pour atteindre un autre niveau. Alors, un voyage vers ma terre natale ? Oui, pourquoi pas, à présent ?
« La promesse de se battre contre tous les extrémismes »
Lesfrancais.press : Vous êtes une femme engagée. Le monde politique paraît parfois plein de tumulte et de violence symbolique. Est-ce que la « tentation de Venise » existe chez vous, à savoir le désir de faire plus régulièrement des pas de côté pour vous consacrer à la création ? Y-a-t-il d’autres projets d’écriture à venir ?
Daphna Poznanski-Benhamou : Dans mon témoignage, je raconte comment, sur le quai du port d’Oran en feu, un jour de juin 1962, je comprends que j’ai perdu en quelques minutes mon statut de petite fille et tout mon univers. Et la promesse que je me suis faite alors. » Ne plus jamais être un fétu de paille malmené par les vents de l’Histoire. Et donc apprendre à me battre, pour moi et pour les autres, pour tous les » sans-voix » qui ne savent même pas qu’ils ont des droits. » Je me battrai. Avec l’énergie de mon enfance volée ». Cette promesse, je l’ai toujours tenue jusqu’ici. Je me suis battue contre tous les extrémismes, contre le racisme, contre l’antisémitisme. Résidant hors de France, je me suis battue pour défendre les valeurs de la République et défendre les droits et les intérêts des Français de l’étranger qui m’ont toujours accordé leur confiance. L’on comprendra que les mots » tentation de Venise » ne font pas partie de ces » mots-diamants » que je chéris. Il y aura toujours une cause à défendre, je continuerai à me battre. Je demeurerai fidèle à ma promesse sur le quai du port d’Oran en feu un jour de juin 1962. Des projets ? Bien sûr !
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