PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui, entretien avec l’auteur et illustrateur de BD Jacques Ferrandez. Né en 1955 en Algérie, le Niçois consacre depuis plus de trente ans une large partie de son œuvre à son pays natal. Le second tome de ses « Suites algériennes » vient de sortir.
Né en 1955 à Belcourt, dans ce quartier d’Alger où Albert Camus a passé toute son enfance et son adolescence, l’auteur de BD Jacques Ferrandez consacre depuis plus de trente ans une large partie de son œuvre à son pays natal. Les dix épisodes de ses « Carnets d’Orient » et « Carnets d’Algérie » qui racontent, à travers une galerie de personnages français et algériens dont les destins se croisent, l’histoire du pays de 1830 à 1962, sont une référence. Il a adapté plusieurs livres d’Albert Camus (« l’Etranger », « l’Hôte », « le Premier Homme »).
Dans le second et dernier volume des « Suites algériennes » (Casterman) qui vient de sortir, il met en lumière la complexité de cette Algérie post-indépendance. Mêlant souvenirs personnels romancés et travail documentaire, le récit choral raconte, en douze chapitres et douze personnages, l’évolution tumultueuse du pays depuis 1962. Entretien
Jacques Ferrandez Parce que cette période a vu ressurgir les mécanismes d’une guerre fratricide qui sommeillait depuis la guerre d’indépendance entre 1954 et 1962. On a eu le sentiment que la barbarie qui s’est abattue dans les années 1990 sur les Algériens, avec ces villages massacrés et ces femmes éventrées, venait de nulle part. Or il suffit de regarder ce qui s’était passé pendant la guerre d’Algérie, à l’intérieur des familles et des villages algériens, entre ceux qui étaient instruits et ce qui ne l’étaient pas, entre les urbains et les ruraux, entre les Arabes et les Berbères, entre les harkis et leurs compatriotes, pour constater que ce n’était pas le cas. Les clivages qui se sont exprimés pendant la guerre d’indépendance ont rejailli d’autant plus fortement que rien n’avait été jugé, ni purgé. L’obsessionnelle question « Qui tue qui ? » qui renvoyait dos à dos islamistes et régime militaire à propos des massacres de civils me rappelle les luttes fratricides entre les deux factions rivales, le Front de Libération nationale (FLN) et le Mouvement national algérien (MNA), pendant la guerre d’Algérie.
Quelles conséquences a eu, selon vous, cette période sur la société algérienne que vous décrivez ?
Je vais souvent en Algérie et je suis frappé de voir que depuis le début des années 2000, l’islamisme s’est infiltré dans toutes les couches de la société. Il ne s’exprime plus de façon violente, mais sous la forme d’une pression sociale et familiale. Je ne parle pas seulement du port du voile qui s’est banalisé, mais tout simplement de la possibilité de boire une bière en terrasse par exemple. Lors du Salon international du Livre d’Alger (SILA), le pavillon des livres religieux fait le plein chaque année. Cela donne une idée du marché du livre en Algérie et de ce que les gens lisent… Les religieux imposent de façon diffuse des règles sur la façon de s’habiller et de se comporter. Il y a des stratégies de contournement certes, mais cette islamisation rampante, qui n’existait pas dans les années 1980, est visible dans l’espace public.
Les islamistes ont, d’une certaine manière, gagné. Cette victoire est préoccupante, surtout pour ceux qui ont vécu la période de la « décennie noire ». L’ancien président Abdelaziz Bouteflika [mort en 2021, après vingt ans au pouvoir (1999-2019), NDLR] a ramené la paix avec la loi de concorde civile et le principe de l’amnistie pour les islamistes qui déposeraient les armes à la condition qu’ils n’aient pas commis de crimes de sang. Mais en choisissant l’oubli et le silence, le pouvoir s’expose à ce que rejaillisse cette violence.
Dans la préface de votre album qu’il signe, l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud s’interroge : « Qu’est-ce qui explique cette violence ? Cette tension que l’on ressent dans le pays ? » Une question qui revient chez un de vos personnages.
La violence ne remonte pas à la colonisation et à ce qui s’est passé pendant la guerre d’Algérie. Pendant la période ottomane, le dey d’Alger faisait régner avec ses janissaires la loi et l’ordre sur les populations soumises à l’impôt. Comme je le fais dire à mon personnage de l’écrivain, inspiré par mon ami Rachid Mimouni [auteur algérien, décédé en 1995], la conquête arabe ne s’est pas déroulée avec des pétales de rose, du lait et du miel. La Kahena, cette princesse berbère qui résista à la conquête musulmane, a été exécutée, sa tête envoyée en trophée au calife omeyyade Abd al-Malik à Damas. A chaque fois, une puissance autochtone ou étrangère met le pays en coupes réglées. Et ceux qui arrivent par la suite se servent des frustrations et des velléités de vengeance de ceux qui ont eu à souffrir des oppresseurs précédents.
Cette période de la guerre civile est peu connue en France, alors qu’elle reste un traumatisme vivace en Algérie. Pourquoi ?
Les journalistes ont couvert l’interruption du processus électoral et l’assassinat de Mohamed Boudiaf [président du Haut Comité d’Etat, une autorité politique provisoire, de facto chef de l’Etat] en 1992. Après ces événements, il a été très difficile d’obtenir des visas. C’est devenu une guerre sans images. On ne savait plus ce qui se passait en Algérie qui a vécu un terrible huis clos pendant presque dix ans.
Les deux épisodes des « Suites algériennes » se sont focalisés sur les années post-indépendance de l’Algérie. Qu’est-ce qui vous a motivé ?
L’histoire de l’Algérie ne s’est bien sûr pas arrêtée en 1962. Ce qui s’est passé dans ce pays après l’indépendance est peu connu. Elle a été racontée de façon très officielle, en éliminant tout ce qui pouvait être gênant, en mettant la poussière sous le tapis. Elle s’est réveillée avec l’émergence du terrorisme en Algérie.
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C’est pourtant une période passionnante : la prise du pouvoir par le FLN, Alger qui devient la capitale du tiers-mondisme avec la présence de tous les mouvements de libération africains, des Palestiniens, des Black Panthers, la venue de Che Guevara que je montre dans ce tome II. Tout cela faisait que j’avais envie de m’intéresser à cette période. C’est une mine inépuisable de scénarios.
Vous n’êtes pas tendre lorsqu’il s’agit de décrire les acteurs politico-militaires qui gouvernent l’Algérie depuis soixante ans. Vous faites dire à un officier, puissant patron des services de renseignement qui n’est pas sans rappeler le général « Toufik », l’ancien chef du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) démis de ses fonctions en 2015 : « L’Algérie n’est dirigé que par l’ambition, la cupidité, la médiocrité, l’intérêt personnel de ceux qui sont arrivés au pouvoir. » Partagez-vous cet avis ?
Je me mets en position de porte-parole de ce que j’entends quand je vais en Algérie. Pendant le mouvement de contestation populaire, le « Hirak » [qui a commencé en 2019 avec des manifestations contre le cinquième mandat de Bouteflika], on a assisté à un déferlement de « dégagisme » à l’égard d’un pouvoir considéré comme corrompu qui a confisqué l’indépendance. Je n’invente rien : l’Algérie est gouvernée par des généraux devenus des hommes d’affaires, qui siphonnent les ressources du pays pour ensuite les déposer sur des comptes bancaires en Suisse ou dans des paradis fiscaux.
« Suites algériennes » s’attache à l’histoire d’un général glorifié pour avoir lutté contre le colonisateur français – alors qu’il dissimule son passé de harki – et à celle d’un islamiste antisioniste qui ne sait pas qu’il est l’enfant d’une Française de confession juive. A travers ces personnages, vous semblez illustrer l’envers de cette « histoire algérienne imaginaire » fantasmée et véhiculée par le pouvoir que décrit Kamel Daoud dans la préface.
C’était une manière de mettre les pieds dans le plat. La base historique sur laquelle je peux m’inspirer est faussée car on nous raconte des histoires qui arrangent ceux qui sont au pouvoir. Il y a tellement de cadavres dans les placards. Mais on ne peut pas toucher au roman national en Algérie. Le célèbre slogan « Un seul héros, le peuple » que brandissaient les Algériens pour arracher leur indépendance a été repris par le pouvoir. C’était une manière commode de glorifier le peuple tout en ne retenant pas les noms des leaders de la révolution car la plupart avaient été écartés ou tués. J’avais envie de représenter ces dirigeants algériens arrivés au pouvoir en éliminant ceux qui étaient montés au maquis et qui n’ont pas tiré un seul coup de fusil pendant la guerre d’indépendance. Mais les Algériens ne sont pas dupes. Dans les mémoires, on sait ce qui s’est réellement passé.
Dans cet opus, comme dans le reste de votre œuvre, vous avez choisi de raconter le point de vue de tous. Est-ce une façon de ne pas prendre parti dans ce que l’historien Benjamin Stora a appelé « la guerre des mémoires » ?
Je prends parti pour mes personnages. Et d’ailleurs j’essaie le plus souvent de les sauver ! Ecrire une histoire qui serait partisane ne ferait que continuer à propager une partie de la vérité. Il faut être capable de penser contre soi-même et d’avoir une vision qui ne soit pas biaisée. Il faut confronter les points de vue. C’est ce qui crée du scénario. Le personnage de Saïd montre bien toutes ces ambiguïtés. Il s’est engagé dans la résistance car son village avait été brûlé par des soldats français. Son père, capturé par l’armée française, puis relâché, a été vu comme un traître et assassiné par ses compatriotes de façon expéditive. Lui-même a été une cible du FLN et a trouvé protection auprès des Français, avant de devenir l’homme le plus puissant du pouvoir algérien. Il aurait pu être chef de maquis, ne pas devenir harki. Mais son destin a basculé à la faveur de circonstances qu’il n’a pas choisies.
Je veux parler de tout cela sans me sentir le porte-parole d’une communauté, en étant libre de ce que je raconte. Justement pour comprendre, pour ne pas tronquer, ne pas me cantonner dans un camp ou un autre. Il faut s’empêcher de juger le passé avec les yeux d’aujourd’hui, car on continuerait à ne pas le comprendre, à le voir en noir et blanc. Or les faits sont beaucoup plus fins, plus nuancés, plus complexes.
Le président Abdelmadjid Tebboune doit effectuer une visite d’Etat en France en juin. Si elle était confirmée, ce ne serait que la troisième visite d’un chef d’Etat algérien en France en soixante ans. Pourquoi cette relation est si compliquée ?
Elle est compliquée entre officiels et responsables politiques, mais pas entre les populations. Quand je vais en Algérie, je suis bien accueilli. Je suis considéré comme un des leurs. Le travail de réconciliation a été fait depuis longtemps à l’échelle individuelle et collective.
Que reste-t-il, selon vous, des aspirations du peuple algérien, et notamment des jeunes qu’on a vu défiler lors du « Hirak » ?
L’histoire algérienne est ponctuée de sursauts qui laissent espérer un basculement dans le bon sens. Mais ce souffle démocratique retombe à chaque fois. L’heure est aujourd’hui au pessimisme. L’espoir du « Hirak » s’est envolé depuis la reprise en main du président Abdelmadjid Tebboune.
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Publié le
https://www.nouvelobs.com/monde/20230605.OBS74129/jacques-ferrandez-en-algerie-l-islamisme-s-est-infiltre-dans-toutes-les-couches-de-la-societe.html
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