Après la visite de la Première ministre italienne, les défenseurs des droits humains s’inquiètent de sa connivence avec le président tunisien en matière de politique migratoire.
La Première ministre italienne Giorgia Meloni et le président tunisien Kaïs Saïed à Tunis le 6 juin 2023. (TUNISIAN PRESIDENCY VIA AFP)
Après la visite de la Première ministre italienne, les défenseurs des droits humains s’inquiètent de sa connivence avec le président tunisien en matière de politique migratoire.
« Vous dites tout haut ce que les autres pensent tout bas. » La courte phrase prononcée par le président tunisien Kaïs Saïed sur le perron du palais de Carthage lors de l’accueil de la Première ministre italienne Giorgia Meloni, mardi 6 juin, a eu l’effet d’un coup de tonnerre chez les défenseurs des droits humains tunisiens. En cause, l’inquiétante complicité des deux dirigeants ultraconservateurs en matière de politique migratoire. Une politique « uniquement répressive », déplorent les associations comme Terre pour tous, qui vient en aide depuis plus de dix ans aux familles des disparus en mer.
Son président, Imed Soltani, manifestait ce même mardi à Tunis avec des militants de son ONG, pour la plupart les mères de jeunes hommes partis dans des embarcations de fortune et disparus en mer depuis. Imed Soltani dénonce les accords bilatéraux conclus entre son pays et l’Italie. Ils ont « fait de la Méditerranée un cimetière pour notre peuple », dit-il. Selon le Forum tunisien pour les Droits économiques et sociaux, au moins 534 personnes ont disparu ou perdu la vie au large des côtes tunisiennes en tentant de rejoindre l’Europe au cours des cinq premiers mois de l’année. Pour le militant, « l’accord signé avec l’Italie en 2011, renouvelé par Kaïs Saïed en 2020, visant à empêcher par la force les Tunisiens de quitter le pays, est inutile. Ce n’est pas la police qui mettra un terme à la volonté des Tunisiens de fuir ».
La dirigeante d’extrême droite italienne est venue, officiellement, promettre son soutien à la Tunisie dans les négociations que le pays mène avec le Fonds monétaire international (FMI). Mais les défenseurs des droits de l’homme s’inquiètent des exigences italiennes monnayées en contrepartie en matière de lutte contre l’immigration. En mai, Rome avait déjà débloqué une enveloppe de 10 millions d’euros et livré une cinquantaine de véhicules de police afin de « lutter contre les trafiquants d’êtres humains ».
« La pire crise depuis une génération »
La situation économique tunisienne est catastrophique. L’Etat, endetté à hauteur de 80 % de son PIB, est menacé de faillite en raison de plusieurs remboursements d’emprunts qui arrivent à échéance. Chômage élevé (16,1 % au premier trimestre 2023, 40,2 % chez les 15-24 ans), accroissement des inégalités, aggravation du taux de pauvreté (un tiers de la population)… « Les Tunisiens sont confrontés à la pire crise depuis une génération », affirme l’Organisation de Coopération et de Développement économiques (OCDE) dans son dernier rapport.
Une crise renforcée par les incertitudes politiques depuis que le président Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021. Associées aux progrès limités en matière de réformes structurelles, elles freinent la confiance des investisseurs étrangers. Ainsi, le FMI a conditionné l’octroi d’un nouveau prêt de près de 2 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros) à des réformes économiques ainsi qu’à la levée de certaines subventions étatiques sur les produits de base. Or Kaïs Saïed, qui a affirmé ne pas vouloir se soumettre aux « diktats » de l’institution, refuse de mettre en place la moindre mesure. Il est soutenu par une partie de la population, déjà confrontée à des pénuries chroniques de produits alimentaires, qui ne supporterait pas de voir les subventions supprimées.
Face à ces difficultés, Rome, désormais premier partenaire commercial de Tunis devant Paris, offre donc son soutien. Car l’Italie redoute plus que tout autre pays européen un effondrement économique de la Tunisie, susceptible de déclencher un afflux encore plus grand de migrants sur ses côtes.
Chaque année, des dizaines de milliers de Tunisiens et Subsahariens en quête d’une vie meilleure tentent la traversée, notamment vers l’île italienne de Lampedusa située à seulement une centaine de kilomètres des côtes tunisiennes. Les chiffres explosent : selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), 51 000 migrants ont gagné l’Italie par la mer depuis le 1er janvier – contre 20 000 sur la même période en 2022 –, dont plus de 26 000 au départ de la Tunisie. Or le succès électoral de Giorgia Meloni, élue à l’automne 2022, reposait notamment sur sa promesse de réduire drastiquement les arrivées à Lampedusa et en Sicile.
« Idéologie xénophobe »
Les défenseurs des droits humains s’inquiètent donc de l’influence possible de Rome sur la politique migratoire de Kaïs Saïed. Près de trente ONG tunisiennes et italiennes, dont le Forum tunisien pour les Droits économiques et sociaux et la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme, ont publié un communiqué commun pour dénoncer la nouvelle entente entre les deux Etats. Les associations refusent une politique uniquement fondée sur des logiques sécuritaires et contestent « le traitement inhumain que les migrants, dont de nombreux Tunisiens, subissent dans les centres » de transit italiens. Elles s’inquiètent également de « l’idéologie xénophobe » qui sous-tend cette politique des deux côtés de la Méditerranée.
Car Giorgia Meloni n’est pas la seule à tenir des discours racistes. Le président tunisien a lui-même eu ces derniers mois des propos haineux envers les populations subsahariennes, évoquant des « hordes » d’immigrés clandestins dont la présence serait, selon lui, source de « violence et de crimes ». Il considère qu’il existerait une « entreprise criminelle » qui viserait à « changer la composition démographique » du pays. Des propos complotistes dignes des théoriciens européens du « grand remplacement » qui ont d’ores et déjà été suivis d’une augmentation des actes de violences envers les Subsahariens en Tunisie.
Par Céline Lussato
Publié le 9 juin 2023 à 10h30
https://www.nouvelobs.com/monde/20230609.OBS74292/en-tunisie-le-dangereux-rapprochement-entre-giorgia-meloni-et-kais-saied.html
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