Est-ce seulement le soleil aveuglant d'Alger qui a empêché Meursault de reconnaître sa victime ? ©Getty - Youcef Krache/For The Washington Post
"Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire, c’était peut-être hier." Voici l'un des plus célèbres incipits de la littérature française du XXe siècle.
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Aujourd’hui maman est morte." Il s'agit de l’incipit de L’Etranger d’Albert Camus, récit glaçant de l’étrangeté au monde de son personnage principal, Meursault, qui s’ouvre par l’annonce de la mort de la mère de celui-ci et s’achève par le récit des jours qui précèdent sa montée sur l’échafaud : "Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine."
Albert Camus publie L'Etranger à Alger en 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, à un moment où le conflit met un couvercle sur les aspirations algériennes à l’indépendance. Il n’en reste pas moins, comme le notera plus tard le théoricien palestino-américain Edward Saïd, que le roman se déploie dans un contexte colonial : le meurtre, par Meursault, d’un "Arabe" dont on ignore le nom, montre l’anonymisation des objets de la colonisation qui ne sont pas encore des sujets. Un Arabe.
70 ans après, Kamel Daoud répond au célèbre incipit camusien
En 2014 est publié un autre roman signé de l’Algérien Kamel Daoud, qui commence ainsi : "Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter bien des choses. Contrairement à moi, qui, à force de ressasser cette histoire, ne m’en souviens presque plus. Je veux dire que c’est une histoire qui remonte à plus d’un demi-siècle. Elle a eu lieu et on en a beaucoup parlé. Les gens en parlent encore, mais n’évoquent qu’un seul mort – sans honte vois-tu, alors qu’il y en avait deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et retourne à la poussière, un anonyme qui n’a même pas eu le temps d’avoir un prénom."
Dans Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud essaye de donner un nom à cet "Arabe" qu’a assassiné Meursault. Le roman élargit le contexte, fouille dans la relation coloniale. La vraie question que pose le roman est brûlante : peut-on "réparer" la colonisation ? Peut-on redonner un nom à celui qui n’en a pas eu ? Et surtout, cela a-t-il un sens de le faire ? Les soixante-dix ans qui séparent les deux textes, les deux incipits, une mère morte, l’autre vivante, peuvent-ils tout simplement être franchis ? Comme le soleil empêche Meursault de voir réellement sa victime, qu’est-ce qui nous aveugle, aujourd’hui, au point de ne pouvoir vraiment regarder en arrière ?
Néanmoins aujourd’hui, et malgré tous les obstacles, les deux textes peuvent être mis l’un en face de l’autre, et s’observer mutuellement, à parts égales.
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À propos de la série
"Quoi ? Il était là, pas très loin, écrivant dans une langue qui est aussi la nôtre et nous ne le connaissions pas ?" Voilà ce qu’ont pensé beaucoup de lecteurs français quand l’Algérien Kamel Daoud a fait irruption sur la scène littéraire hexagonale avec son roman Meursault, contre-enquête (Actes sud, 2014). Ainsi en va-t-il des livres qui changent vraiment notre façon de voir, notre sensibilité : nous avons du mal à imaginer le monde sans eux, avant eux. Auteur de nouvelles, de romans, d’un essai et de très nombreuses chroniques dans différents journaux, Kamel Daoud fait partie de ces écrivains qui affirment un style, mais aussi un point de vue, à l’écart des clichés ou des formes littéraires en circuit fermé. Quitte à froisser par sa liberté ou même, à se mettre en danger. Les mots, pour lui, servent à donner un sens au monde en cherchant une vérité derrière les mensonges et les faux-semblants. Un antidote aux fanatismes.
Par Raphaëlle Rérolle. Réalisation : Laurent Paulré. Prise de son : Martin Troadec et Ivan Charbit Attachée de production : Daphné Abgrall. Coordination : Sandrine Treine
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