Il s’agit ici de mettre en relief les thématiques portées par des écritures de femmes algériennes, publiées dans les années 90. Thématiques en relation directe avec le réel algérien. Il ne sera pas tenu compte des genres – romans, journaux « de bord », essai… – en tant que tels dans lesquels ces expressions paraissent (ou prétendent paraître), ni de leur qualité littéraire… Le propos est de porter l’attention sur ces écrits en tant que documents forts témoignant de leur temps, de la société qui les a impulsés. Société où se joue, violemment, passionnément, des enjeux essentiels.
Au commencement était la mer, postface1.
devant la porte une femme dort
un peu de brume au front
une aile noire sur la poitrine
il y a aussi au bord de la fenêtre
pour la bienvenue
la carafe claire du jour.
Algérie 2.
1Il est remarquable que depuis quelques années (depuis 1994 environ) fleurissent des écrits de femmes en relation directe avec la réalité algérienne. Ces écrits relèvent de genres différents (Chroniques, témoignages, récits de vie, entretiens, essais, études, romans) et sont de qualité inégale. Publiés en France3, se différenciant par le genre et la qualité, ils ont un dénominateur commun : l'Algérie en « état d'urgence ». Les années 94‑95, en particulier, voient s'aligner des productions qui sont plus exactement des chroniques, des « journaux de bord » fixant ces jours terribles, marqués, entre autres, par l'assassinat de citoyens désignés par le terme globalisant d'intellectuels (écrivains, journalistes, universitaires, médecins...). Le fait que les auteurs en soient des femmes, et des femmes qui, de surcroît, publient (écrivent ?) pour la première fois mérite d'être relevé.
2De manière générale, la période se caractérise par une floraison d'écritures. Des hommes et des femmes naissent à l'écriture, impulsés, « encouragés » par la situation de leur pays. Cette première fois s'incarne, pour les unes, dans l'écriture de témoignage et pour les autres (au masculin) dans le roman. Je suppose que l'expression du témoignage, plus directe, plus spontanée que celle du roman, est plus le propre de femmes submergées par la douleur et la révolte et ne se préoccupant pas de les filtrer à travers une forme élaborée. Face à un réel d'une violence inouïe, elles ne se sont pas souciées de rechercher une expression distanciée. Leur parole a fusé tel un cri de douleur et d'alarme. Mais cette constatation n'est pas générale et définitive. Elle est ponctuelle, liée aux premières années qui ont vu surgir la violence. Le temps passe, celle‑ci semble s'installer durablement. Cette « durabilité » exige certainement une forme plus complexe qui serait celle du roman, en terme d'écriture. Aujourd'hui, de plus en plus de romans – ou d’ouvrages dits comme tels – sont écrits par des hommes et par des femmes. La source à laquelle ils s'abreuvent est encore et toujours l'Algérie violente.
3Mon but, dans cet article, n'est pas de procéder à une étude littéraire ni d'avancer des appréciations de valeur. Je veux simplement entendre ces voix (tous genres confondus), en discerner les significations. Que disent ces femmes de l'entreprise de destruction qui secoue leur pays et que retiennent‑elles comme objets d'écriture, de discussion dont elles remplissent leurs pages ?
Un cri mais pas seulement...
4Quel sens revêt l'énoncé « Écritures d'urgence » ? Je ne peux m'empêcher de penser aux services d'urgence des hôpitaux. Etats graves, situations de maladie (éruptive), d'accidents demandant des soins immédiats, vies en danger... Je crois que ces écritures longent, au plus près, ce point nodal : là où la mort et la vie, haletantes, s'entrelacent le plus férocement jusqu'à se confondre... « Un jour », en Algérie, le réel devint d'une innommable étrangeté. En vrac, en voici quelques aspects : attentat à la bombe à l'aéroport d'Alger (août 1992) ; assassinat de M'Hammed Boukhobza, sociologue, égorgé, éventré dans son domicile (1993) ; Katia Bengana, adolescente, tuée par balles (1994)... La meule de la terreur ne devait pas cesser de broyer les vies humaines. Ce réel devenant de plus en plus fou, chaotique, comment le supporter, lui faire face (ou lui échapper) ? L'écriture semble être une réponse, une réaction. Assia Djebar écrivait dans L’Amour, la fantasia4: « Et les aurores se rallument parce que j'écris ». Dans le contexte présent, l'écriture est d'abord un cri. Naïla Imaksen expliqua lors d'une table‑ronde que, ne sachant pas se lacérer les joues pour exhaler sa douleur lorsqu'elle apprit l'assassinat (mai 1993) de Tahar Djaout, journaliste, poète et romancier, elle entreprit d'écrire. Elle le fit dès l'été 19935.
5Les premières chroniques (ce terme est présent en titre ou en sous‑titre), celles de Naïla Imaksen, d’Assima Fériel6, de Fatiah7, de Nina Hayat8, si elles sont un cri de désespoir et de révolte procèdent aussi d'un travail de deuil. « Action sur la mort, action vers la vie, pour la vie. Mais action côuteuse, douloureuse »9. Elle sont, chacune à sa manière, un mémorial en hommage aux disparus. Les noms de ces derniers sont souvent cités ainsi que les dates et les conditions de leur mort. À tel point, que certaines d'entre elles peuvent constituer un document ponctuel. Le livre de Ghania Mouffok, Être journaliste en Algérie10, qui n'est pas une chronique mais une étude – état des lieux, interrogations – de la fonction de journaliste en Algérie s'ouvre par une liste de journalistes tués de 1988 à 1995. La lecture en est éprouvante. Elle seule suffirait à renseigner sur la gravité du mal qui ronge ce pays.
Écrire pour...
6Une exigence, clairement formulée, s'inscrit dans ces textes : « J'écris, j'écris pour décrire l'horreur, pour ne jamais oublier, pour que les jeunes générations se souviennent et ne soient plus jamais tentées par l'aventure criminelle du fondamentalisme... » (Fatiah). « Il faut écrire, filmer, enregistrer et parler. Parler plus vite que les autres, avant qu'il ne soit trop tard et que tout, à nouveau, ne soit démenti » (Assima). Ecrire pour enseigner, pour contrer les mensonges à venir, pour pouvoir déclarer : cela a été11. Cette insistance ayant trait à la nécessité de fixer –d'engranger – ce qui va devenir du passé est due au fait d'un savoir acquis. Le défaut de mémoire, l'histoire falsifiée sont une des causes de la violence qui sévit en Algérie. Il ne s'agit pas de répéter la même erreur, la même trahison. De plus, s'affirme une prise de conscience quant à l'importance de l'écriture (et d'autres formes d'expression) captant l'événement afin de le restituer, de le reconnaître. Comme une façon de ne pas déposséder les victimes de leur mort, les vivants de leurs souffrances.
De la jeunesse...
7Toujours en relation avec la mémoire, il convient de relever une attitude qui se répète assez souvent, d'un texte à l'autre. Les auteurs, à travers narratrices et personnages, reviennent à un passé idéalisé : celui de leur jeunesse. Temps heureux des certitudes, des différences culturelles reconnues et assumées. « Comme j'ai pu être jeune » s'exclame Fatiah, citant les chanteurs qu'elle écoutait : France Gall, Françoise Hardy, Sheila, Sylvie, J. Halliday12. Les fins de semaines à la maison, elle les passait à écouter la radio, fenêtre ouverte sur le monde.
8Imperceptiblement, se produit une substitution. La jeunesse individuelle devient celle d'Alger, Alger de l'indépendance, jeune, cultivée, hospitalière. « À cette époque‑là, l'Algérie était le pays du Tiers‑Monde et Alger, une ville cosmopolite (...). À cette époque‑là, la cinémathèque d'Alger projetait des films qui ne passaient nulle part ailleurs »13.
9À certains égards, cette façon de procéder rappelle celle des aînés. Au colonisateur qui leur déniait tout passé, ils répondaient par les noms de Jugurtha, de l'émir Abdelkader (noms que certains auteurs reprennent), en écrivant des livres d'histoire, des monographies familiales, des anthologies...14
10Dans le contexte d'aujourd'hui où l'ampleur et les formes barbares de la violence semblent prouver l'inexistence de la civilisation dans leur pays, les auteurs réagissent en démontrant qu'elle vient d'un passé qui l’a construite.
Du patrimoine...
11D'où les références au patrimoine culturel. La prière de la peur de Latifa Ben Mansour insère des pages didactiques concernant la musique andalouse, de nombreuses citations de chants, de contes sur lesquels, d'ailleurs, s'appuie l'architecture de l’ouvrage. Dans ce dernier, en particulier, apparaît une fierté marquée des origines et de l'ascendance familiale.
12Sont évoquées également les valeurs transmises, souvent par les pères (même si, par ailleurs, il leur est reproché leur rigorisme). Mais la désignation des pères, figures par excellence de l'autorité et de la sévérité dans la culture maghrébine, renforce leur argumentation. Ceux‑là ont su dépasser leurs contradictions en envoyant leurs filles à l'école15, en leur transmettant ce qu'aujourd'hui, elles estiment être le meilleur de l'Algérie. Une Algérie saine et solide, assoiffée de savoir, tendue vers l'avenir.
Un autre Islam...
13C'est grâce à ce capital qu'elles opposent une autre image de l’Islam à celle négative de l'intégrisme religieux. L'Islam de leur enfance et de leur jeunesse, enseigné par les pères et les familles, se résume pour l'essentiel à ces mots : amour du savoir, hospitalité due à l'étranger, convivialité... C'est, entre autres, pour cela que l'assassinat des étrangers en terre algérienne relèvent, pour ces femmes, de la profanation, de la trahison.
Culture...
14Le temps de la jeunesse, paradis perdu, a été le temps où l'on a beaucoup lu. Défilent les noms de Sagan, Sartre, Breton, Rimbaud, Baudelaire... Dans leurs textes, les auteurs déploient leur science et citent des romanciers, philosophes, poètes, chanteurs, cinéastes, français, maghrébins, arabes. Les créateurs et penseurs les plus anciens sont invoqués, tels que Rabia Al Addawiya16, Djallal Udine Roumi17.
Manque de l'altérité...
15L'une des conséquences du terrorisme pratiqué en Algérie est qu'il reste très peu d'étrangers en ce pays. Conséquence déplorée par les unes et les autres. Plus que cela, l'altérité est ressentie comme un apport vital, comme une fenêtre grande ouverte sur le large et la ressemblance (être uniquement entre soi) comme étouffante et mortifère.
Essai d'analyse de la société...
16Douloureusement concernées, tentant d'appréhender une réalité mouvante, explosive, les auteurs esquissent des analyses de la société algérienne. Si elles ne cachent pas leur stupéfaction devant la haine dévastarice n'épargnant même pas les enfants, elles ne sont pas étonnées que le pays vive de graves problèmes. La corruption, le laxisme, l'indifférence au savoir, l'Histoire trahie, l'absence de démocratie, la mise à l'écart des femmes... ne pouvaient que générer une situation intenable. Des réflexions sur l'arabisation mal menée, sur la modernité « authentique et non pas de façade encore plus destructrice » (Fatiah), sur l'école, sur les médias, le pouvoir, la condition des femmes ponctuent les écrits. Écrits qui font entendre une parole de réflexion et d'analyse, parfois naïve. Cette parole s'affirme dans Une Algérienne debout18, Une autre voix19 et, dans une certaine mesure, dans Une femme traquée20.
17Les deux premiers ouvrages sont des interviews de Khalida Messaoudi et de Louisa Hanoune. Lors des entretiens, menés par des femmes, elles étaient, respectivement, présidente d'une association féministe et responsable d'un parti. Elles sont, aujourd'hui, députées au parlement algérien. Premières femmes politiques algériennes qui ont su médiatiser leurs personnes et leurs « programmes », elles racontent un parcours individuel exemplaire lié à une collectivité. Ainsi ces interviews ont eu des « retombées » positives, rattachées à l'actualité politique algérienne. Asseoir la notoriété de ces femmes. Faire résonner, amplifier des voix de militantes algériennes. Renforcer une image, plutôt bonne, en France, des femmes algériennes. Ce qui se publie en France a des répercussions en Algérie, surtout quand il est question de personnes connues telles que Khalida Messaoudi et Louisa Hanoune. Il peut être avancé que, d'une certaine façon, ces livres n'ont pas desservi la campagne électorale des futures députées.
Condition de femmes et féminismes...
18De même qu'elles ont émis une opinion sur leur société, les auteurs, de manière générale, s'arrêtent sur la situation faite aux femmes algériennes. Elles incriminent l’intégrisme religieux sans pour autant oublier la tradition séculaire de la mise à l’écart des femmes de ce pays, de leur claustration, de leur minorisation. Situation confortée et officialisée par les textes de l'État, dont le Code de la Famille. Violences du passé et du présent se rejoignent, se continuent : « ...l'histoire des femmes est encore à écrire. Que les écrits témoignent de la férocité de ce pays envers ses femmes, férocité millénaire [...]. Femmes rendues folles par leur inexistence sociale et morale, femmes brisées par les longues servitudes, femmes subissant la loi du Code de la Famille faisant d'elles celles qu'on commande encore et toujours deviennent celles qu'on assassine à tour de bras »21.
19La vision qui se dégage de La fille de la Casbah22 est pitoyable. Femme célibataire obsédée par le temps qui passe, par la sexualité insatisfaite, par la nécessité du mariage, se jetant – avec préméditation – sans amour et sans plaisir, dans les bras d'un homme, modèle parfait de l'indifférent parvenu, dans l'espoir de se faire épouser.
20Le livre de Maïssa Bey, Au commencement était la mer23, propose des personnages féminins évoluant dans un contexte marqué par une incommunicabilité fondamentale. Une jeune fille rencontrant l'amour croit avancer vers le bonheur. Elle va, en fait, gravir les marches de la solitude jusqu'à atteindre peut‑être la mort. Solitude dans l'acte d'amour : « Étrangement dédoublée, elle écoute les mots balbutiés dans la défaite du plaisir. Elle ferme les yeux. Elle sent déferler sur elle les vagues d'une tempête qui l'effleure mais ne la submerge pas. Jamais. Spectatrice attentive, elle découvre la force et la faiblesse de l'homme qui la prend. La douceur et la violence de l'homme qui dérive seul et se noie dans son corps offert, puis se retire, s'en va, sans attendre qu'elle le rejoigne »24. Solitude pendant qu'elle avorte clandestinement dans la maison maternelle, en pleine nuit, les cris arrêtés dans sa gorge. Solitude définitive : à personne, elle ne pourra dire son mal, implorer compassion et compréhesion. Le constat s'impose de lui‑même. Quelle est cette vie où tout n'aura été que mensonge, même l'enfance, même l'amour d'une mère qui ne voit rien, n'entend rien ? Cette mère « enfermée tout le jour dans sa cuisine » et qui ne conçoit l'amour pour ses enfants que sous sa forme naturelle, directement nourricière « qu'elle distribue à grandes cuillères. Dont elle remplit leurs assiettes. À déborder »25.
21Victimes, aliénées mais aussi en colère, accusatrices sont les femmes qui affleurent de ces écrits. Dans le livre de Naïla Imaksen, une femme dit : « Je veux croire que le Dieu auquel j'ai toujours cru n'est pas celui au nom de qui le couteau tranche la gorge des femmes. Je veux le croire alors que les cris étouffés des suppliciées se mêlent aux invocations de leurs assassins témoignant de Sa Grandeur. Je veux le croire et en attendant le jour où je ne le croirai plus, je lui demande d'apaiser l'âme des mortes et de pétrifier le bras des bourreaux »26.
22Dans celui d'Assima Fériel, il n'est plus question de colère mais de rage tellurique. Une femme vient d'apprendre que l'administration vient de la déposséder de la pension de son défunt époux. Analphabète, sans ressources, elle en appelle aux passants : « Mes fils, mes frères, vous qui êtes des hommes, aidez‑moi à leur faire admettre que je n'ai rien d'autre pour vivre que la pension d'un cadavre... ». Un jeune homme répond à sa supplique : « Accroche‑toi à Dieu, si tu veux garder ton bien, au lieu de te donner en spectacle dans la rue comme une traînée. S'il te restait un peu de dignité, tu commencerais par cacher ton visage. Si tu étais ma mère, j'aurais aucune honte à te battre ». Entendant ces mots « La femme n'est plus qu'un tourbillon de feu. Elle danse en se frappant les cuisses ; non, elle crie : « À l'aide ! », puis elle soulève ses nombreuses robes, avance le ventre en écartant les jambes, exhibant, dans une furie rageuse, son sexe blanc, aussi nu que l'énorme sein qu'elle fait jaillir de son autre main. Elle hurle sa furie devant l'homme qui s'est figé, pétrifié, ne sachant comment réagir : tu le vois, ce trou, dit‑elle dans un râle animal, c'est de là que ta mère t'a chié. C'est d'ici qu'on vous a tous chiés, bâtards que vous êtes, pédés, femmelettes qu'on a élevés comme des dieux et qui nous le rendent par des menaces, qui osent menacer celles qui leur ont donné la vie. Parce qu'elles n'ont plus personne pour les protéger, on les traite de traînées. Parce qu'elles refusent de mourir comme des misérables, on se permet de les insulter ! Approche‑toi de ce trou, viens voir de près ce que la jumelle de ta mère veut te montrer, pour que tu saches une bonne fois pour toutes que tu n'es plus qu'un fils de traînée »27.
23Apparaît, d'autre part, une volonté de démontrer la nature foncièrement féministe de l'Islam qui vint sauver les bébés‑filles d'une mort certaine. Un discours féministe, appuyé, aux accents emphatiques, parcourt d'un bout à l'autre La prière de la peur : « Quel est le fils de chien... qui a dit que la naissance d'une fille est malédiction pour sa famille ? » « ...Depuis quand un descendant des Sept Coupoles méprise‑t‑il une femme ? Depuis quand un noble, descendant de l'Aimé de Dieu considère‑t‑il une femme comme un malheur et une malédiction ? Cette remarque que tu viens de faire, avec ta fougue habituelle, ne concerne pas la famille. Elle provient de gens de peu, à la mentalité d'esclaves... »28. « Le monde doit être dirigé par les femmes... »29. À la fin du livre, les principaux personnages féminins meurent, assassinés ou de désespoir. Le survivant est un homme : Idriss. C'est lui qui fait le serment que l'Algérie sera sauvée par ses femmes.
Initiations
24Ces textes arrimés à un réel de dévastation n'ont d'autre choix que d'être tristes. Les incursions dans l'enfance et la jeunesse sont aussi utilisées comme des pauses qui humanisent, éclairent des relations liées à la mort. Les auteurs donnent, également, l'impression qu'elles sont à l'affût du moindre événement positif. Les victoires des sportifs – Hassiba Boulmerka30 et Nourredine Morcelli – sont consignées comme en lettres d'or, mettent un peu de baume sur le cœur, encouragent à ne pas désespérer de l'Algérie. Ce qui signifierait la défaillance des politiques, incapables de susciter pareils émotion et espoir. Certaines notent avec allégresse la naissance d'une nouvelle Afrique du Sud et, avec prudence et sans trop d'illusions, la rencontre « historique » entre Begin et Yasser Arafat.
25L'écriture fait accéder ces femmes à des connaissances, à formuler lucidement des sentiments qui s'imposent peu à peu en elles. Elles s'initient à la notion de priorité, de relativisation. Qu'est‑ce qui est le plus important dans cette Algérie ? Rester en vie, quitte à partir ? Elles prennent conscience des liens invisibles et forts qui les liaient aux autres citoyens, écrivains, journalistes, universitaires, piliers de l'Algérie républicaine et qui ne sont plus. Elles pleurent les enfants, les inconnus, ceux venus d'ailleurs saccagés par le terrorisme. L'Algérie se défaisant de son altérité, quelle défaite ! Tout cela rend compte d'un lien social vivace.
26Il y a aussi ce sentiment inquiet d’appartenance (pour le bien et le pire) à un vaste ensemble dépassant les seules frontières de pays, de la région. Un ensemble ébranlé, se recomposant sous les coups de boutoir de l’Histoire à l’œuvre : « Éperdue mais lucide, j'avais compris que quelque chose venait de nous rattraper, que nous avions voulu fuir. J'avais redécouvert ce jour‑là ce que je savais depuis toujours et que j'aurais voulu oublier : il n'est pas de bonheur qui nous mette à jamais hors des territoires de l'Histoire, ce démiurge occulté qui fait de nous des acteurs dans une pièce dont il est le metteur en scène. Or, voilà que partout l'Histoire s'emballait, réglait des comptes, vieilles factures jamais soldées, découpait des nations, traçant des nouvelles frontières, déboulonnait des statues, fracturait des continents. Elle redessinait la géographie du monde... Après s'être assoupie, amollie, elle se réveillait véhémente. Pouvait‑elle nous ignorer ? »31
27Une réalité négative ne doit pas l'être totalement. Ainsi Fatiah n'hésite pas à souhaiter que cette violence ait au moins un sens : la disparition de l’ancienne société et la naissance d’ue nouvelle. Traversés par des désirs contraires, partir, rester, ces écrits sont aussi des appels de détresse, adressés au monde.
De la mort...
28La mort donnée, la vie arrachée... se multipliant vertigineusement. Les auteurs interrogent, essayent de comprendre. Qu'est-ce qui fait devenir terroriste, tueur, tortionnaire, mutilateur ? La mort, objet d'effroi, de méditation, d'écriture. La mort d'inconnus, des aimés, de l'aimé : « Mère, réchauffe‑moi d'une larme... ! » Yemma, mère, ce nom dans le dialecte arabe avait dans sa bouche un goût d'enfance. L'enfant appelait sa mère. Yemma... le seul mot que gardaient les hommes en grandissant, et qu'ils invoquaient au moment de la mort : Yemma. J'étais la mère qu'il appelait au cœur de la fureur, et ce cri était ma torture. Comme dans mon cauchemar – celui de la horde armée le cernant et cherchant à me joindre –, il tentait de se faire entendre de moi ».32
29Assia Djebar, l'aînée, romancière confirmée, ne pouvait manquer d'interroger, dans Le blanc de l’Algérie33, ce présent d'insoutenable violence. Un présent où le « blanc » de la dévastation est celui de la mort des écrivains algériens34. Cette mort (par l'assassinat ou la maladie) va catalyser un questionnement sur la place assignée à la culture en Algérie. Une place marginalisée, clandestine quand elle n'est pas simplement inexistante. Accomplissant une rétrospective, dénouant l'écheveau des responsabilités du désastre (coloniales et nationales), l'auteur met l'accent sur la passation des pouvoirs. Les tortionnaires de l'indépendance – dans les mêmes lieux, avec les mêmes instruments ? – remplaçant ceux d'hier. Les assassins d'écrivains d'aujourd'hui prenant le relais de l'O.A.S., assassin de Mouloud Féraoun. La lutte d'indépendance, elle‑même, a dévoré ses propres enfants.
30Dans Oran langue morte35, recueil de textes (cinq nouvelles, un récit, un conte), divisé en deux parties intitulées « Algérie, entre désir et mort », « entre France et Algérie », la mort est toujours au rendez‑vous. Omniprésente dans l'Histoire algérienne : conquête française, guerre de libération, violences et terrorisme du temps trésent. Par elle, le passé et le présent se hèlent, se répondent. La présence des femmes dans cet ouvrage y est essentielle, « nouvelles femmes d'Alger »36 ainsi que le note l'écrivain dans sa post‑face. Tenaces et fragiles, rêveuses, amoureuses, faisant bruire dans le corps du texte, leurs voix de souffrances et d'amour. En mouvement, en fuite, clandestines, arrêtées par la mort assassine.
31L'écriture, encore une fois, active la mémoire. Du fond de l'amnésie collective, est ramené à la surface du texte un événement de douleur. Le massacre, à Oran, le jour de l'indépendance, de nombreux Français et parmi eux, des Tlemcéniens, au teint clair, habillés « à l'occidentale »...
Nécessité et impuissance de l'écriture...
32Que peut l'écriture face à la dévastation ? Aucun des auteurs n'a échappé à cette question. Sans les mots « le monde serait sourd. Le monde serait aveugle » souffle Maïssa Bey. Assia Djebar, neutralisant les conflits de langues qui ont habité son œuvre37, répond : « le sang ... ne sèche pas dans la langue, quelle que soit cette langue, ou le rythme, ou les mots finalement choisis ».
Conclusion...
33Dans cette contribution, j'ai voulu signaler quelques grandes lignes thématiques de livres de femmes en prise directe avec le réel. Un réel « nouveau », déstabilisateur, angoissant quand il n'est pas terrifiant. La plupart des femmes ont écrit pour la première fois, souvent sous pseudonymes. Je n'ai pas voulu tenir compte des genres car là n'était pas mon propos, décidant d'observer les textes comme producteurs de thématiques liées de très près à l'actualité.
34Il est indéniable qu'ils rendent compte de l'Algérie des années 90, ébranlée jusqu'en ses fondements, où se jouent pourtant des enjeux essentiels : la liberté d'expression, la place de la religion, le statut des femmes, le choix de société... En ce sens, ils sont éminemment intéressants, images d'une époque.
35Certains de ces écrits prédisent des plumes sûres d'écrivains. Le temps le confirmera, décidera des seuls talents littéraires. Car je crois que c'est aussi « à travers la littérature au sens noble qu'une certaine Algérie se doit de se manifester. Une littérature qui ne soit pas seulement une littérature de témoignage directe mais qui passe, je dirai, vraiment par la littérature »38.
36à Djamila Amrane
37Fadhila - Mériem…*
Branches de rosier Nervures de chair Voici que je parcours Femmes de féminité intense Que ma nostalgie affamée |
Mériem Fadhila Pêcheresses d’amour Et qui avait pour nom |
Soumya Ammar Khodja |
Notes
En liaison avec la réalité algérienne : Mokkadem Malika, Des rèves et des assassins, Paris, Grasset, 1995 ; Sebbar Leïla, La jeune fille au balcon, Paris, Seuil, 1996 ; Dakia, Dakia fille d’Alger, préface de Simone Veil, Paris, Flammarion, 1996 ; Zina•-Koudil Hafsa, Sans voix, Paris, Plon, 1997 ; Ryane Malika, Chronique de l’impure, Algérie Littérature/Action 7‑8, Marsa Editions, 1997 ; Bey Maïssa, Nouvelles d’Algérie, Paris, Grasset, 1998. Il faudrait aussi, en vue d'une étude plus large, relever les nouvelles et poèmes publiés dans diverses revues dont, entre autres : Passerelles n°10, été 95 ; Sud, numéro Hors Série consacré à « Algérie, l'Exil Intérieur », 1995 ; Le Jardin d'Essai, n°4, oct.‑janv. 1997 et surtout Algérie Littérature/Action... J'aimerais signaler, toujours dans l'optique des écritures d'urgence, D’Algérie et de femmes, collectif, préface de Fatima Mernissi, édité en Algérie par l'Association Aïcha, 1994.
Mériem et Fadhila Saadane sont sœurs. Toutes deux militantes, elles ont été tuées pendant la guerre. Mériem, née en 1932, était infirmière. Arrêtée une première fois en janvier 1958, elle est torturée et relâchée après une courte période de détention. Arrêtée de nouveau en mai 1958, elle est tuée sans doute durant une séance de torture. Fadhila, née en 1938, est lycéenne lorsqu’elle prend le maquis. Elle a été tuée lors d’un accrochage en 1960 à Constantine.
J’ai écrit ce texte après avoir lu le livre de Djamila Amrane, Femmes algériennes dans la guerre.
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Référence électronique
Soumya Ammar Khodja, « Écritures d’urgence de femmes algériennes », Clio [En ligne], 9 | 1999, mis en ligne le 29 mai 2006, consulté le 18 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/clio/289 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.289
Soumya Ammar
https://doi.org/10.4000/clio.289
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