La députée franco-algérienne d’Europe Écologie Les Verts Sabrina Sebaihi a décidé de porter devant l’Assemblée nationale française la bataille pour la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961 à Paris. Élue des Hauts-de-Seine depuis 2022, elle veut que cette tuerie de manifestants algériens soit qualifiée de crime d’État et demande l’instauration d’une journée de commémoration nationale.
Pour cela, la parlementaire de 32 ans a rédigé une proposition de loi puis l’a déposée sur le bureau de l’Assemblée le 9 mars dernier. Néanmoins, face aux réticences de la majorité présidentielle et à l’opposition attendue du Rassemblement national (RN, extrême droite), elle a décidé, en concertation avec son groupe parlementaire, de retirer le texte le 5 avril dernier, afin de le retravailler.
Le groupe du parti Renaissance (du chef de l’État Emmanuel Macron) à l’Assemblée a notamment estimé que la qualification de « crime d’État » n’était pas appropriée car le président de l’époque, le général Charles de Gaulle, n’était pas impliqué dans le massacre.
Or, de Gaulle, répond Sabrina Sebaihi, était non seulement au courant de l’ampleur des massacres mais n’a pas sanctionné, comme prévu, les responsables de la chaîne de commandement qui ont ordonné ou validé les tueries, dont le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, et le préfet de police, Maurice Papon.
Selon le travail réalisé par des historiens, dont Jean-Luc Einaudi dans son livre La Bataille de Paris, des centaines d’Algériens sont morts, parfois noyés dans la Seine, lors de cette répression policière.
La plupart des manifestants, qui avaient battu le pavé pour contester le couvre-feu imposé aux Algériens de France dans le contexte de la guerre d’Algérie et soutenir l’indépendance de leur pays, étaient originaires des bidonvilles où vivaient les travailleurs immigrés à Nanterre, la circonscription dont Sabrina Sebaihi est aujourd’hui la députée.
Son histoire familiale – ses parents sont originaires de Sétif, une des villes algériennes où ont eu lieu les massacres du 8 mai 1945, durant lesquels des milliers de manifestants nationalistes et anticolonialistes ont été tués – lui a fait prendre très tôt conscience des crimes coloniaux, contre lesquels elle s’est particulièrement mobilisée lorsqu’elle était adjointe au maire d’Ivry-sur-Seine entre 2014 et 2022.
La jeune femme, qui doit rencontrer prochainement, à leur demande, des conseillers d’Emmanuel Macron sur le sujet du 17 octobre 1961, reproche au chef de l’État sa frilosité concernant le règlement des questions mémorielles liées à la guerre d’indépendance algérienne.
En 2021, le président français avait pourtant dénoncé « des crimes inexcusables pour la République », tout en en imputant la responsabilité à Maurice Papon uniquement.
Middle East Eye : Pourquoi les députés de la majorité présidentielle se sont opposés à votre proposition, alors que le chef de l’État lui-même s’est engagé, dans plusieurs de ses déclarations ces dernières années, à régler le contentieux mémoriel de la guerre d’Algérie ?
SS : Les partis de la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale, notamment le groupe Renaissance, se sont opposés au qualificatif de « crime d’État », estimant que s’il était retenu, le Rassemblement national pourrait l’utiliser à son avantage en réclamant par exemple la reconnaissance d’un crime d’État commis contre les Harkis par les Algériens [selon le RN, au lendemain de l’indépendance, le Front de libération nationale a persécuté ces Algériens qui avaient combattu aux côtés de la France].
Les choses doivent être dites clairement et c’est ce que j’ai eu envie de faire avec l’idée de la résolution sur les massacres du 17 octobre. Selon moi, il faut passer du temps des mémoires à celui de l’histoire en rétablissant les faits et en évacuant les fantasmes
Ils ont estimé par ailleurs que le terme n’était pas approprié car le président de la République à l’époque des faits [Charles de Gaulle] n’était pas l’ordonnateur des massacres. Or on le sait maintenant, à travers les archives, qu’il était informé, dès le soir du 17 octobre, de l’ampleur de la répression et qu’il avait demandé à ce que les coupables soient poursuivis. Mais rien n’a été fait.
La preuve : ni le préfet de police ni aucun autre responsable de la chaîne de commandement, dont le ministre de l’Intérieur, n’ont été sanctionnés. Maurice Papon, qui a plus tard été nommé ministre du Budget de Valéry Giscard d’Estaing entre 1978 et 1981, a été condamné uniquement pour son rôle dans la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Quant aux massacres d’Algériens, les autorités ont tenté par tous les moyens de les cacher alors que des corps de manifestants remontaient de la Seine.
MEE : À la place de crime d’État, la majorité parlementaire vous a suggéré de qualifier les massacres d’« événements atroces », une terminologie que vous jugez inacceptable. Pour quelle raison ?
SS : Selon moi, cette expression constitue un recul du point de vue historique. Elle renvoie à l’appellation « événements d’Algérie » attribuée à la guerre d’Algérie, avant qu’elle ne soit reconnue en tant que telle.
Pour éviter, donc, un débat stérile et nauséabond qui aurait fait plaisir au RN, j’ai préféré ainsi que mon groupe retirer la résolution pour tenter de la retravailler.
Évidemment, pour moi, il n’est pas question de reculer. J’estime qu’il est important de bien nommer les faits et de ne pas se cacher derrière des vocables qui auraient tendance à diminuer ce qu’a été la nuit du 17 octobre 1961.
MEE : Que veut à votre avis le président de la République ? Comment appréhende-t-il cette question ?
SS : Le président Macron veut avancer mais de manière symbolique sur la question du 17 octobre 1961, c’est-à-dire sans reconnaissance de la notion de crime d’État. Cette frilosité s’applique d’ailleurs à sa relation avec l’Algérie, avec un pas en avant et un autre en arrière. Nous avons beaucoup de difficultés à voir ce qu’il veut réellement et comment il envisage la relation franco-algérienne aujourd’hu
En Algérie, où je l’avais accompagné en août dernier, j’ai été par exemple heurtée lorsqu’il a décrit la guerre d’Algérie comme une histoire d’amour avec une part de tragique. Je regrette mais le million de morts de la colonisation ne représente pas « une part de tragique ». Dans cette histoire-là, il y a eu un peuple colonisé et un autre colonisateur.
Les choses doivent être dites clairement et c’est ce que j’ai eu envie de faire avec l’idée de la résolution sur les massacres du 17 octobre. Selon moi, il faut passer du temps des mémoires à celui de l’histoire en rétablissant les faits et en évacuant les fantasmes.
MEE : Comment expliquez-vous le refus de l’État français d’endosser une pleine responsabilité dans les massacres du 17 octobre comme il l’avait fait par exemple pour la rafle du Vel’ d’Hiv, la plus grande arrestation massive de juifs réalisée en France pendant la Seconde Guerre mondiale ?
SS : Les responsables politiques considèrent que ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale est de la responsabilité du régime de Vichy alors que la colonisation, c’est la France.
D’ailleurs, je constate qu’on est très loin aujourd’hui de la réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie. Il suffit de voir la stigmatisation dont sont victimes les Maghrébins et plus particulièrement les Algériens. Personnellement, je reçois systématiquement des lettres de menaces à chaque fois que j’interviens sur la question algérienne.
MEE : Vous en avez d’ailleurs reçu une à la suite de votre proposition sur le 17 octobre 1961.
SS : Tout à fait. J’en ai reçu une autre au début de l’actuelle législature, à la suite de ma réponse à une intervention du doyen de l’Assemblée, un député RN nostalgique de l’Algérie française [qui a nié les crimes coloniaux]. La lettre était très explicite. Elle disait que mon nom était inscrit à l’encre rouge et qu’on allait me mettre une balle dans la tête.
Le dernier courrier qui m’est parvenu fait, en plus, mention de la civilisation que la France a apportée en Algérie et affirme que les Algériens devraient être heureux du legs colonial, dans le domaine des infrastructures notamment.
Je constate qu’on est très loin aujourd’hui de la réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie. Il suffit de voir la stigmatisation dont sont victimes les Maghrébins et plus particulièrement les Algériens
Ce genre de réaction montre que la guerre d’Algérie cristallise encore les rancœurs. Mon engagement en faveur de la reconnaissance des massacres du 8 mai 1945 m’a valu les mêmes décharges de haine. À Nanterre, une plaque commémorative inaugurée par le conseil municipal a été dégradée systématiquement, entraînant son retrait définitif. Cet exemple montre à quel point, les tensions restent vives.
Il suffit d’ailleurs d’écouter les propos du ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, qui veut s’attaquer à la fraude sociale en obligeant les retraités maghrébins à rester sur le sol français pour toucher leurs pensions. Son projet est choquant car il ôte la possibilité à ces anciens travailleurs de rentrer chez eux alors qu’ils ont donné une partie de leur vie à construire la France.
Nombre d’autres sujets montrent que le passé colonial n’est pas soldé, ce qui entrave la mise en place d’une relation égalitaire entre la France et l’Algérie.
MEE : Comment avez-vous été amenée à défendre un projet de résolution sur la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961 ?
SS : La défense des questions mémorielles fait partie de mon histoire familiale et de mon parcours militant. Mes parents sont originaires de Sétif, une des villes où ont eu lieu les massacres du 8 mai 1945. J’agis également en tant que députée de Nanterre, une ville de la banlieue parisienne d’où provenaient beaucoup de manifestants [tués en 1961].
Au cours d’une réunion sur le 17 octobre dans ma circonscription, j’ai pu entendre de nombreux témoignages, de personnes qui elles-mêmes étaient présentes lors des manifestations. Elles ont toutes exprimé le besoin de mettre des mots justes sur ce qui s’est passé, sur la violence inouïe de la police, et de porter le débat au niveau national.
Avec ma proposition de loi, je veux donner une voix aux victimes du 17 octobre 161, à toutes ces personnes qu’on a oubliées et qu’on a voulu étouffer. Aujourd’hui encore, certaines familles ne savent pas ce que sont devenus leurs proches.
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