PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Après avoir reporté sa visite initialement prévue début mai, Abdelmadjid Tebboune est censé venir le mois prochain en France. Ce ne serait que la troisième visite d’un chef d’Etat algérien en France… en soixante ans.
« Il aura fallu vingt ans pour que les relations franco-algériennes échappent aux rancunes. » Voilà comment, en novembre 1983, « le Nouvel Observateur » se réjouissait de la visite de Chadli Bendjedid, la toute première d’un président algérien en France. Un seul de ses successeurs a suivi son exemple, Abdelaziz Bouteflika, et sa visite en grande pompe en juin 2000 est restée sans lendemain. Vingt-trois ans plus tard, les rancunes ne se sont toujours pas dissipées : l’actuel président algérien, Abdelmadjid Tebboune, aurait dû atterrir à Paris le 2 mai, mais sa visite a été mystérieusement reportée de quelques semaines.
Trois visites en soixante-et-un ans d’indépendance : une telle rareté peut surprendre, alors que dans le sens inverse, tous les présidents français de la Ve République se sont rendus à Alger – souvent dès les premiers mois de leur mandat, et la plupart à plusieurs reprises. C’est justement à cause de leur rareté que les visites à Paris de présidents algériens ont pris les dimensions de moments historiques dramatisés. La première, il y a quarante ans, suscite un élan d’espérance sous la plume d’Elisabeth Schemla, du « Nouvel Obs » :
« Pour la première fois depuis 1962, responsables français et algériens ont le sentiment que les relations entre leurs pays échappent aux rancunes et gagnent en raison ce qu’elles vont perdre en passions. »
En raison ? Le mandat de Bendjedid marque la libéralisation du pays. Paris et Alger ont signé en 1982 un important accord gazier. L’Algérie se détourne de Moscou, et « regarde aussi maintenant vers Washington ». De nombreux contrats sont à signer : métro d’Alger, implantation d’une usine Renault près d’Oran, fourniture d’avions Airbus… Une fois arrivé en France, et bien que toute sa délégation parle français, Chadli Bendjedid met un point d’honneur à discourir en arabe. Malgré tout, sa visite ne plaît pas à tout le monde à Alger : « Des Moudjahidine, anciens du FLN, et des jeunes nationalistes à la fierté chatouilleuse jugent qu’à nouveau l’Algérie baisse la culotte devant la France », écrit Elisabeth Schemla. La journaliste assiste le 7 novembre à la première exécution de l’hymne national algérien sur le sol français depuis la guerre. « Ce ne fut pas un moment facile. Bien des cœurs se sont serrés. […] Comment oublier que les fellaga vainqueurs avaient fait de ce “Kassaman [serment]” leur chant de résistance ? » Voilà déjà les passions qui resurgissent.
« Une certaine paix se mêle alors aux hurlements de joie et aux applaudissements. L’espoir. La certitude que l’amitié si désespérément recherchée pourrait être au bout de ce long chemin. Chadli et Mitterrand joignent alors leurs mains et les lèvent, unies. L’Algérie et la France viennent de se retrouver. »
BouteflChadli Bendjedid et François Mitterrand, le 8 novembre 1983 à l'Hôtel Intercontinental à Paris. (PHILIPPE BOUCHON / AFP)
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Cette amitié nouvelle fait long feu. Il faudra attendre dix-sept ans, et la fin de la décennie noire, pour qu’un président algérien remette le pied en France. Nous sommes en juin 2000. Abdelaziz Bouteflika est au pouvoir depuis un an, et son bilan est encore maigre, entre une lutte antiterroriste inachevée et une relance économique poussive. Sa venue en France suscite de nouveau une vague d’optimisme. « Le voyage se fait sous le signe de l’émotion réciproque et, de ce point de vue, on ne doute pas de sa réussite », écrit le fondateur du « Nouvel Observateur » Jean Daniel, qui se prend à rêver :
« M. Bouteflika aura l’occasion de vérifier qu’il y a bien dans certains quartiers de Paris comme dans certains coins de France une France algérienne, comme il y avait jadis une Algérie française. Après tout, pourquoi ne pas rêver qu’un jour des Français en nombre pourront vivre en Algérie de la même manière que les Algériens en France ? »
Mais en coulisse, la préparation de ce voyage de cinq jours a été un calvaire pour les services diplomatiques. « Un programme et un accueil incroyablement attentifs ont été laborieusement mis au point pour que le président algérien fasse l’objet d’égards aussi minutieux que les plus prestigieux des hôtes officiels de la France », écrit Jean Daniel. Tapis rouge, dîners d’apparat avec invités de marque… Bouteflika, qui réclame un accueil égal à celui des présidents français à Alger, rêve d’un bain de foule sur les Champs-Elysées et d’une rencontre géante au Palais des sports de Bercy avec la communauté algérienne. Il n’y renonce qu’à contrecœur, pour raisons de sécurité. Il devient en revanche le premier chef d’Etat algérien à s’exprimer face à l’Assemblée nationale française.
Abdelaziz Bouteflika, le 14 juin 2000 à l’Elysée. (GEORGES GOBET / AFP)
Fidèle à lui-même, Bouteflika mêle en permanence charme et fierté ombrageuse tout au long de la visite. Le terme de « banalisation » des relations franco-algériennes, relayé par les sphères diplomatiques parisiennes, l’exaspère. Lors d’un dîner du Forum international Passages, il martèle : « L’Algérie veut avoir des relations exemplaires, privilégiées, non banales, pas normales, exceptionnelles ! ». Sinon, menace-t-il, « nous savons travailler avec n’importe quel autre pays dans le monde ». Parmi les dossiers qui se débloquent, Paris s’engage à convertir 400 millions de francs de dette extérieure algérienne en investissements, et à assouplir l’octroi de titres de séjour aux Algériens. Pourtant, lors d’une interview tendue avec Béatrice Schönberg au JT de France 2, Bouteflika souffle le chaud et le froid : « Je repars les mains vides. Je ne considère pas que l’on ait fait quelque geste que ce soit. J’ai été bien reçu. C’est le peuple algérien qui a été honoré. »
Ses propos passent mal. Auprès de Jean Daniel, qui lui reproche d’avoir « mis ainsi un regrettable bémol à l’émotion générale », il feindra de ne pas s’en souvenir. « Ce n’était pas mon intention. J’ai voulu dire – mais vous allez objecter que si je l’ai mal dit, c’est intentionnellement – que, ce voyage n’étant pas politique, je n’avais rien à demander, donc je n’ai rien reçu. Je repars les mains vides, mais le cœur plein », répond-il, tout en louvoiements.
Tebboune veut un bain de foule… sans opposants
Dans les vingt années qui suivent, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron – ce dernier dès sa première campagne présidentielle –, se rendront à Alger. Mais il faut attendre la fin du règne Bouteflika, chassé en 2019 par le mouvement populaire « Hirak », pour envisager de nouveau la réciproque. Abdelmadjid Tebboune devait venir à Paris les 2 et 3 mai 2023, mais il y a encore de la friture sur la ligne entre les deux chancelleries. Début février, la militante et journaliste franco-algérienne Amira Bouraoui, frappée d’une interdiction de sortie du territoire, est parvenue à rallier la France, à la fureur des autorités algériennes. Une dépêche de l’agence officielle APS fustige « les barbouzes français » de la DGSE qui « cherchent la rupture définitive avec l’Algérie ». Il faudra un appel téléphonique entre Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune, qui s’apprécient et se tutoient, pour lever la brouille.
Comme pour la visite de Bouteflika, le programme fait l’objet d’âpres débats : parmi les suggestions qui émergent, un défilé sur les Champs-Elysées avec escorte de la garde républicaine, une parade aux Invalides, un discours à l’Assemblée, une visite du château d’Amboise où fut emprisonné l’émir Abd el-Kader de 1848 à 1852, un passage à la Grande mosquée de Paris… « La négociation était très tendue sur le format de la visite. Alger réclame une réciprocité sur le plan protocolaire, une visite de haut niveau avec bain de foule », déclare Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, à « Jeune Afrique ». Problème : Tebboune « veut que le Hirak soit contenu, et Paris est la dernière place où il survit. » En clair, le président algérien veut un bain de foule mais sans opposants. Une garantie que Paris ne peut lui offrir.
Mais c’est surtout le calendrier qui inquiète Alger : la visite de Tebboune devait tomber juste après un 1er-Mai à haut risque à Paris, en pleine contestation contre la réforme des retraites, et pile sur la Journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai. Un sujet particulièrement inflammable. En amont de la visite, les eurodéputés macronistes ont même obtenu que le Parlement européen supprime de son agenda un vote, initialement programmé le 20 avril, censé condamner les atteintes à la liberté des médias en Algérie et demander la libération du journaliste Ihsane El Kadi. Malgré tout, le « Figaro » annonce le 18 avril le report de la visite – deux jours après le report de celle de Charles III. Un manque de préparation des dossiers est prétexté. Les sujets ne manquent pas pourtant, entre décontamination des anciens sites nucléaires français dans le sud de l’Algérie et restitution des archives coloniales… Ce sera pour le mois prochain – peut-être.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/monde/20230508.OBS73066/pourquoi-est-il-si-difficile-de-faire-venir-un-president-algerien-a-paris.html
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