Parti pris et pour cause écrit par le Général Massu...
Dès les premières heures de la journée du 28, ils apparurent comme le suprême recours, l'autorité seule à même de résoudre tous les problèmes.
Dans la matinée, les transitaires du port d'Alger s'aperçurent que les dockers étaient en grève. Or beaucoup de bateaux attendaient d'être déchargés rapidement :
la grève ne pouvait qu'avoir des conséquences coutteuses.
Porte-parole de ses pairs, le président du syndicat des transitaires s'adressa à moi :
Puisque j'avais fait marcher les tramways évité les coupures de gaz et d'électricité, ne pouvais-je rendre au port une vie normale ?
Une action fut vite montée :
les dockers défaillants seraient remplacés par les « suspects » qui, depuis deux jours, s'entassaient à Ben-Aknoun.
Encadrés par des soldats du génie parachutiste, ils prirent le chemin du port et travaillèrent jusqu'au soir, sans histoires.
Comme ils allaient remonter dans les camions pour rentrer au camp, la journée finie, un homme porteur d'une sacoche s'approcha de l'officier chef du détachement qui les gardait :
c'était le comptable du syndicat des transporteurs, apportant la paye. Toute peine mérite salaire. Les dockers involontaires reçurent le leur.
Le retour fut joyeux. Lors d'un arrêt, des gens s'assemblèrent autour des camions. Apprenant que les pensionnaires de Ben-Aknoun travaillaient, certes, mais mangeaient et étaient payés, un homme sauta dans un des camions, à l'arrivée, non seulement il ne manquait personne, mais il y avait un pensionnaire de plus
Maintenir une vie normale dans Alger fut ma grande préoccupation les jours suivants.
L'armée et, plus spécialement, les parachutistes apporta son aide aux grands services urbains.
Une division de quelque 10 000 hommes
ne représente pas grand-chose, répartie sur une agglomération comme celle d'Alger. Il fallait maintenir un contrôle constant sur les activités les plus diverses intervenant dans la vie d'une grande cité, sans négliger toutefois l'aspect essentiel de la mission :
le maintien de l'ordre ou, plus exactement, la lutte active contre l'ennemi fauteur de désordre.
Convoyer les pommes de terre au marché ou courir après les tueurs, tout cela avait un dénominateur commun : le para.
Ces paras qui devaient gagner la Bataille d'Alger sous toutes ses formes, allaient devenir des personnages de légende ou plutôt des personnages de folklore.
Au reçu des ordres fort vagues émanant du gouvernement : je donnais les miens.
Ils contenaient un terme essentiel : « quadrilage offensif ».
Les paras devaient être les éléments de ce quadrillage.
Leur mise en place fut quasiment instantanée.
On ne les avait pas vus se mettre en place : on les vit en place.
Une première chose frappa les Algérois :
Saint Michel Patron des Paras
Saint Michel Patron des Paras
Saint Michel Patron des Paras
Les paras étaient propres.
Tous les régiments sans exception avaient fait un éffort sur la tenue, Les fameuses tenues camouflées ; « les jardins potagers », disaient les uns, les « léopards », disaient d'autres.
Ils étaient toujours ajustées, toujours impécables. « Un paquet de lessive pour une tenue » ; ça n'arrangeait pas le tissu qui, entre nous, n'était pas fameux
Ils étaient propres, ils avaient les cheveux bien coupés (la casquette modèle Bigeard n'est pas portable avec les cheveux longs, le béret non plus)
et... ils se taisaient.
Ces paras impeccables et silencieux, :
se tenant là où il fallait, un peu partout dans Alger, voilà l'un des premiers facteurs de
la victoire psychologique
qui fut l'objectif essentiel de la bataille d'Alger.
Les Algérois avaient vu passer beaucoup de soldats :
Les rappelés débarquaient par bateaux entiers, parmi eux, il y avait de tout.
Un jour, la foule regardait arriver une unité particulièrement minable, des dockers grommelèrent :
« Ce n'est pas avec ces bataillons de femmes qu'ils nous materont. » Ce n'était pas un bataillon de paras.
Les paras, c'était autre chose.
On ne tarda pas à s'en apercevoir. L'une de mes premières instructions porta sur la tenue. L'essentiel concernait le port du béret :
le béret serait porté en toutes circonstances, remplaçant le casque réglementaire pour les conducteurs de jeeps et de camions et même pour les motocyclistes.
Je prenais un risque, mais je donnai cet ordre sans hésiter :
après tout, les paras étaient différents des autres. il fallait le montrer, puis le prouver.
Le même souci, instinctif, de panache, m'inspira pour mon premier ordre du jour :
J'y définissais mon but essentiel : rétablir la confiance.
Comment ? Tout d'abord, en montrant au F.L.N. qu'on n'avait pas peur de lui. L'ordre du jour contenait cette phrase :
« J'irai me promener dans la Casbah. »
Bigeard, Massu, Trinquier .
On m'a raconté
qu'au 1° régiment de chasseurs parachutistes, le colonel Mayer, dit Prosper (en souvenir du personnage de la chanson de Maurice Chevalier, riche, comme lui, en succès féminins ) sourit de tous ses yeux bleus en lisant l'ordre et le tendit à son adjoint en disant :
«
Faites préparer la prise d'armes pour les obsèques du général Massu
. »
Panache ? Oui.
Bluff ? Peut-être.
En tout cas, dans les unités, cadres et hommes étaient contents d'être autorisés à « avoir de la gueule ».
Sur la population, l'impact fut considérable. L'une des premières conséquences de cet impact fut la floraison du Renseignement.
Du seul fait de leur allure extraordinaire :
mes hommes, avant même d'avoir agi, inspiraient la crainte, « foutaient la trouille »,
une trouille salutaire, mais dont les terroristes humiliés se vengèrent bien souvent en colportant de sombres histoires, totalement étrangères à la vérité et se résumant paradoxalement ainsi :
« Avec les paras pas de quartier, avec la justice le salut .»
Voici, un exemple ;
un chef politique de rang moyen est arrêté, conduit au centre de tri de Beni-Messous.
Ayant découvert son importance relative, l'officier para va voir l'officier de police responsable du centre et lui demande de surveiller étroitement le suspect en vue d'un interrogatoire. Il recommande de ne pas l'envoyer au camp d'internement et d'éviter qu'il ne s'évade.
L'officier de police appelle une sentinelle et lui montre l'homme par gestes.
Celui-ci s'aperçoit de l'intérêt qu'il suscite et est pris de panique, pensant peut-être qu'on le désigne pour une exécution. Affolé, il est sur le point de sauter par-dessus les barbelés.
Aussitôt après le départ de l'officier para, le captif va voir l'officier de police et se déclare prêt à passer aux aveux ...complets sur les attentats auxquels il se serait livré.
En fait il n'en a commis aucun, mais il veut être déféré devant le juge d'instruction. Il est mené au tribunal, fait des aveux, est incarcéré puis se rétracte. Il s'en tire avec inculpation d'outrage à magistrat, grâce aux bons conseils de Verges avocat du FLN.
On le met à Barberousse : il est hors d'atteinte des paras.
Parti pris et pour cause écrit par le Général Massu...
En ce qui concerne le déclenchement :
Les arrestations n'eurent manifestement aucun effet sur le déclenchement lui-même, les ordres étaient partis, quelques centaines d'arrestations dans toute l'agglomération algéroise n'y changeaient rien, mais elles influencèrent le zèle des exécutants.
Les Algérois commençaient à se dire : « on n'avait jamais vu ça. ».
D'autres mesures avaient été prises :
Elles tendaient à éviter des sabotages spectaculaires à l'aube du 28.
Le « quadrillage » mettant en œuvre toute la 10° division était en place. Les points vitaux pour l'existence d'une grande agglomération urbaine (sources d'énergie, télécommunications, transports) étaient tenus par les paras.
Le déclenchement de la grève ne s'accompagna donc d'aucun sabotage ni d'aucune violence.
C'est surtout au moment de l'exécution que l'on s'aperçut qu'il y avait « quelque chose de changé ».
Il ne me suffisait pas de « marquer » l'adversaire.
Il me fallait au minimum le rendre impuissant, au mieux l'utiliser.
Dès les premières heures du 28, des mesures sont prises pour remettre en marche les grands services publics :
électricité,
gaz,
transports.
Pour y parvenir, il est nécessaire de neutraliser les piquets de grève, ramener au travail les grévistes.
.
Neutraliser les piquets de grève ne fut pas difficile :
Aucun ne revendiqua la palme du martyre. Nulle part les paras n'eurent besoin des sommations prévues par les règlements. En règle générale, l'expression simpliste : « Allez, dégagez ! » suffit amplement.
Pour remettre au travail les grévistes :
il n'y avait, le plus souvent, qu'à aller les chercher.
Il était facile de trouver, dans les bureaux de direction des grands services, les adresses des membres
du personnel. Une liste en était dressée, puis répartie entre des équipes de paras montées sur camions.
« Est-ce ici qu'habite Mohamed ben Untel, conducteur de tramway ? Oui, Monsieur, au bâtiment 3 de l'H.L.M., escalier B, 68 étage.»
Les paras à la recherche des grévistes
.
.
Le camion s'arrêtait au bas de l'escalier B. Première galopade des paras dans l'escalier. Le sous-officier frappait à la porte de M. Mohamed. Le gréviste en savates, trônait au milieu de sa marmaille, qui n'était pas allée à l'école.
« Allez, Mohamed, prend ta casquette de conducteur et en route. »
Nouvelle galopade pour descendre l'escalier. Plus d'un gréviste, à vrai dire, descendit cet escalier sur les fesses, mais très peu résistèrent véritablement, quitte à « perdre la figure » devant leur femme, leurs gosses et les voisins.
Au bout de quelques heures, tous les grands services publics marchaient, cahin-caha peut-être, mais ils marchaient.
En même temps commençait un contrôle systématique de l'agglomération, dans le but de rétablir au maximum une activité normale, et aussi de neutraliser ceux qui s'y opposeraient.
Comme la réquisition des personnels clés des grands services publics, tout se passe « au pas de course ».
L'ouverture forcée des magasins et des marchés fut l'une des opérations les plus spectaculaires de la journée, opération simple dans certains cas.
Retrouvé par les paras :
le commerçant, gréviste malgré lui, ne pouvait que lever le rideau de fer de son magasin. Vis-à-vis du F.L.N., plus tard, il pourrait invoquer l'excuse d'avoir agi sous la contrainte.
Si le commerçant, trop bien caché, n'était pas retrouvé, ou s'il avait malencontreusement égaré la clé du rideau de fer :
Les choses ne traînaient pas, aucun rideau de fer ne résistait à une traction exercée par un camion militaire ( le bon vieux G.M.C. ) démarrant en marche arrière.
.
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A l'Arba, gros village de la Mitidja, proche d'Alger,
le colonel Argoud, commandant le sous-secteur, décida, m'a-t-on raconté, dès les premières heures du jour de ce même 28 janvier 1957, de prendre des mesures spectaculaires contre les commerçants grévistes.
Accompagné de quelques officiers et suivi d'un blindé de son régiment, le 3° chasseurs d'Afrique.
Le Colonel Antoine Argoud.
il s'avança sur la grande place du village.
Tous les rideaux de fer des magasins étaient baissés.
Au milieu de la place, il s'arrêta puis, d'une voix forte, donna l'ordre d'ouvrir ces rideaux.
Comme aucun rideau ne se levait, il dit alors, en substance :
« Vous l'aurez voulu La colère du ciel va s'abattre sur vous. »
Concluant ainsi son avertissement, il fit un geste :
Le blindé, qui attendait, lâcha un obus sur le rideau de fer placé devant lui. Il y eut un vacarme épouvantable et une pluie de débris.
« Vous l'avez voulu . », ajouta Argoud, très digne.
Cependant, son adjoint le tirait par la manche et lui murmurait à l'oreille :
«
Mon colonel, je suis blessé.
. »
Il avait, effectivement, été atteint par un petit ricochet.
Ce jour-là,
il y eut à l'Arba une activité normale
.
Les grands services étant en route :
Les paras entamaient une patiente chasse aux suspects.
Tous les chantiers sur lesquels se trouvaient des grévistes étaient contrôlés.
Il n'était pas facile de déterminer quels étaient, parmi les grévistes, ceux qui avaient un rôle actif. En règle générale, les contrôles d'identité ne soulevaient aucune protestation. Souvent l'attitude des grévistes ne comportait pas d'hostilité. Il était exclu de leur demander : « qui est le chef, ici ?. »
Mais quand, sur un chantier de construction, le sous-officier para identifiait, après contrôle des papiers :
douze maçons et un chômeur ( bien habillé ), Il n'hésitait pas à « embarquer » le chômeur, qui prenait le chemin du camp de Ben-Aknoun.
La conséquence essentielle de cette grève fut de donner aux parachutistes des responsabilités bien plus vastes que celles prévues à l'origine.
Le 1er mai 2003, le président George W. Bush annonçait — à tort — que les troupes de son pays avaient accompli leur « mission » en Irak. Pourtant, sur un point au moins, la victoire des États-Unis est réelle vingt ans plus tard : aucune sanction n’a suivi leur agression. Et ceux qui l’ont défendue (journalistes compris) continuent à privilégier la guerre dans les relations internationales.
Les États coupables d’une agression ne sont pas punis de la même façon. Le traité de Versailles (28 juin 1919) fut qualifié de « diktat » imposé par Georges Clemenceau à un pays vaincu, l’Allemagne. Le 22 juin 1940, ayant pris sa revanche, Berlin insista pour que la défaite de la France intervienne en forêt de Compiègne dans le même lieu et le même wagon que ceux où l’Allemagne avait dû signer l’armistice, le 11 novembre 1918. Mieux vaut ne pas perdre son temps à chercher une symétrie des formes aussi absolue dans le cas de l’Irak et des États-Unis, qui, eux aussi, se sont livré deux guerres à intervalle rapproché.
Lors de la première, qui oppose Bagdad aux puissances occidentales, Saddam Hussein est l’agresseur : le 2 août 1990, ses armées occupent un État souverain, le Koweït, l’annexent et en font la dix-neuvième province de son pays. La condamnation internationale de l’Irak est unanime au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Il autorise une expédition militaire foudroyante, principalement occidentale, qui contraint les troupes irakiennes à quitter l’émirat après trois semaines de bombardements intensifs et de combats terrestres. L’Irak fait ensuite face à un embargo et à des sanctions impitoyables. Au cours des dix ans qui suivent, plusieurs centaines de milliers de civils, souvent des enfants, en mourront faute d’eau potable et de médicaments.
Même ce calvaire ne suffit pas. Après le 11 septembre 2001, le président George W. Bush décide de s’en prendre à nouveau à ce pays. Cette fois, au prétexte de prévenir d’autres attentats aux États-Unis — ceux qui venaient d’être commis contre le World Trade Center et le Pentagone avaient pourtant eu quinze Saoudiens et aucun Irakien pour auteurs — réalisés avec des « armes de destruction massive ». Il s’agit là d’une invention des services de renseignement américains, aussitôt propagée par la Maison Blanche et les principaux médias occidentaux (le New York Times, The Economist et le Washington Post en tête), sans oublier une majorité de parlementaires (dont M. Joseph Biden, alors sénateur du Delaware), ainsi qu’une poignée d’opposants irakiens en exil.
En mars 2003, sans mandat de l’ONU, avec un prétexte aussi fallacieux que celui mis en avant par la Russie dix-neuf ans plus tard pour envahir son voisin ukrainien, une coalition anglo-américaine de quarante-huit États au total — dont la Pologne, l’Italie, l’Ukraine, l’Espagne, la Géorgie, l’Australie — attaque donc une nouvelle fois l’Irak. Le secrétaire d’État Colin Powell a fait valoir peu avant que, « quel que soit le résultat des négociations au Conseil de sécurité », le président des États-Unis dispose « de l’autorité et du droit d’agir pour défendre le peuple américain et [ses] voisins » (1). Et cinq ans plus tôt, sa prédécesseure démocrate Madeleine Albright avait averti : « Si nous devons recourir à la force, c’est que nous sommes américains. Nous sommes la nation indispensable. Nous nous tenons bien droit. Nous voyons plus loin (2). »
Ni embargo, ni boycott de Coca-Cola
Quand la France et l’Allemagne s’opposent à l’expédition militaire occidentale, le Wall Street Journal, organe des néoconservateurs, leur explique, très agacé, qu’il existe dorénavant deux manières de régler les affaires du monde : « la voie traditionnelle, souvent confuse, du compromis international et du consensus, celle que favorisent souvent les Européens ; et l’autre, moins bureaucratique et plus rapide, que préfère Washington : les États-Unis prennent unilatéralement les décisions les plus importantes et tentent d’assembler des coalitions ensuite (3) ». Mais dans quel dessein exactement ? Le président Bush le résumera solennellement en janvier 2005 : « La politique des États-Unis est d’appuyer les mouvements et les institutions démocratiques dans chaque nation et dans chaque culture, avec pour objectif ultime de mettre fin à la tyrannie dans le monde (4). »
Au moment de cette proclamation délirante, l’Irak est détruit, la guerre américaine se poursuit, plusieurs dizaines de milliers de personnes en ont d’ores et déjà péri, des millions sont réfugiées ou déplacées. Pourtant, la descente aux enfers du pays n’est pas terminée. Elle culminera en 2014 avec la prise de contrôle d’une partie du territoire par l’Organisation de l’État islamique (OEI).
Ce bilan n’étant guère discuté aujourd’hui (exception faite de quelques fanatiques) et l’illégalité de la guerre déclenchée par les États-Unis pas davantage, quelles sanctions ont découlé d’une telle avalanche de calamités et d’une violation aussi absolue du droit international ? Aucune. Ni embargo, ni gel des avoirs, ni exigence de réparations, ni procédure de la Cour pénale internationale (lire « Qui fabrique le droit international ? »), ni fermeture des McDonald’s, ni boycott de Coca-Cola… Non seulement nul ne réclame quoi que ce soit de ce genre, mais c’est le souci inverse qui prévaut sitôt Bagdad tombé en avril 2003. Chacun cherche alors à apaiser le courroux de l’agresseur, qui, scandalisé que deux de ses alliés européens l’aient désavoué, entend, selon une formule fameuse attribuée à Mme Condoleezza Rice, alors conseillère pour la sécurité nationale du président Bush, « punir la France, ignorer l’Allemagne et pardonner à la Russie ».
Punir la France… Conseiller diplomatique à l’Élysée de 2002 à 2007, M. Maurice Gourdault-Montagne relate que, quand il rencontre à Washington M. Paul Wolfowitz, ministre adjoint de la défense américain, quelques semaines avant le déclenchement de la guerre, « ce fut sans conteste l’un des moments les plus désagréables de ma longue carrière diplomatique. (…) Tout dans son attitude, son regard, ses gestes, son doigt pointé sur moi, soulignait le peu d’estime qu’il avait pour la France et ses dirigeants, qui incarnaient à ses yeux le défaitisme et la lâcheté (5) ». Dans ses Mémoires, Jacques Chirac relate une autre rencontre entre M. Gourdault-Montagne et cette fois Mme Rice. Peu après la chute de Bagdad, l’émissaire de l’Élysée propose que Paris coopère avec les autorités d’occupation. Mme Rice lui oppose une fin de non-recevoir : « Nous avons payé cette victoire avec notre argent et le sang de nos soldats. Nous n’avons pas besoin de vous (6). » Comme s’en souvient M. Gérard Araud, alors directeur des affaires stratégiques au Quai d’Orsay, les États-Unis « ne reculaient devant aucune mesquinerie pour nous faire subir des avanies dans toutes les enceintes où ils pouvaient nous punir de notre attitude, ils s’opposaient dans les organisations internationales à la nomination de Français, (…) ils laissaient entendre que la France avait envoyé des armes à Saddam Hussein (7) ».
Assez vite néanmoins, l’équipée militaire qui avait paru triomphale tourne mal : les pillages et les attentats se multiplient, le chaos se généralise, sunnites et chiites s’entre-tuent, de nombreux soldats américains meurent. Dans ces conditions, la « communauté internationale » vilipendée quelques semaines plus tôt retrouve son utilité pour Washington. C’est l’apaisement : « Les Américains ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils avaient besoin de la France pour faire voter les résolutions post-guerre d’Irak au sein du Conseil de sécurité, explique M. Gourdault-Montagne. À compter de juin 2003, Condoleezza Rice m’appelle avant chaque débat au Conseil de sécurité pour harmoniser les positions de nos deux pays. Nous allons ensemble travailler à l’adoption à l’unanimité de toutes les résolutions présentées sur ce sujet. » C’est ainsi que la résolution 1511 du Conseil de sécurité unanime, France, Chine et Russie comprises, endosse le protectorat américain de l’Irak et la violation de la Charte des Nations unies.
Aucune punition du coupable donc. Et même une brassée de friandises… Pour commencer, les États-Unis se réservent les contrats pétroliers de l’Irak les plus juteux. Certains des membres de l’équipe rapprochée du président américain, lui-même ancien gouverneur du Texas, apprécient la chose en connaisseurs : le vice-président Richard Cheney a présidé l’entreprise d’ingénierie pétrolière Halliburton, Mme Rice a exercé pendant neuf ans ses talents au service de Chevron. Autre coïncidence providentielle, nombre d’entreprises favorisées par l’occupant avaient versé de l’argent à la campagne présidentielle de M. Bush (8). Enfin, puisque l’Irak est à la fois détruit et sous tutelle américaine, Washington réclame que les créanciers de Bagdad, la France en tête, renoncent au remboursement de la dette contractée par son ex-dictateur. M. Gourdault-Montagne raconte : « À la suite de la démarche effectuée dans les capitales par [l’ancien secrétaire d’État américain] James Baker, nous allons faciliter le traitement de la dette irakienne (qui s’élève à 80 milliards de dollars) vis-à-vis de la France, convaincus que cette décision (…) pouvait contribuer à permettre de reprendre langue avec nos partenaires. » Il commente : « Quand bien même les faits nous donnaient largement raison, nous nous gardions bien de proclamer que nous avions vu juste. » Les alliés des États-Unis savent se montrer magnanimes quand c’est Washington qui sévit.
En France pourtant, l’hostilité sans équivoque de Chirac, leader de ce qu’on appelle alors le « camp de la paix », à l’invasion de l’Irak a été plébiscitée par ses concitoyens. Selon un sondage publié par Le Figaro le 28 avril 2003, 84 % des Français jugent que le président de la République a « eu raison de s’opposer aux États-Unis ». Comme celui-ci le relèvera plus tard, « c’est du côté des élites ou présumées telles que se font entendre des voix discordantes. Chez certains de nos diplomates, une inquiétude feutrée mais perceptible tend à se propager, quant aux risques d’un isolement de la France. Du Medef [Mouvement des entreprises de France] et de certains patrons du CAC 40 me parviennent des messages plus insistants, où l’on me recommande de faire preuve de plus de souplesse à l’égard des États-Unis, sous peine de faire perdre à nos entreprises des marchés importants. (…) Les courants les plus atlantistes au sein de la majorité comme de l’opposition ne sont pas en reste (9) ».
Grâce aux révélations de WikiLeaks et à Julian Assange, on apprendra plus tard que MM. François Hollande et Pierre Moscovici comptaient au nombre de ces « atlantistes de l’opposition ». En 2006, ils s’étaient en effet rendus à l’ambassade des États-Unis à Paris pour informer Washington qu’en cas d’élection d’un socialiste à l’Élysée l’année suivante M. Bush n’aurait plus à redouter de critiques trop véhémentes de sa politique.
Un trio d’exaltés proaméricains
Chercher à arrondir les angles avec le suzerain américain, voire défendre sa politique, avait également été le choix des médias français, moins diplomates quand les agresseurs ne sont pas les commandeurs de l’OTAN. On retrouva donc dans l’Hexagone des relais empressés des réquisitoires de la presse américaine contre l’Élysée. Ainsi, peu avant que l’hebdomadaire US News and World Report écrive : « En Europe, la lâcheté et l’apaisement de Hitler dans les années 1930 ressemblent à la performance désolante de la France et de l’Allemagne aujourd’hui. (…) Dans les deux cas, la France avait un leader faible, insensible au danger croissant qui venait de l’étranger et à un antisémitisme qui gagnait (10) », Pascal Bruckner avait filé cette même analogie. S’en prenant au Monde diplomatique, coupable d’avoir titré « L’empire contre l’Irak », il écrit : « Si le débarquement de juin 1944 avait lieu de nos jours, gageons que l’oncle Adolf jouirait de la sympathie d’innombrables humanistes et radicaux de la gauche extrême au motif que l’Oncle Sam tenterait de l’écraser (11). »
Mais le camp proaméricain déborde alors largement le trio d’exaltés que composent Bruckner, Romain Goupil et André Glucksmann, auquel se mêlent Dominique Moïsi, Jean-François Revel, Bernard Kouchner, Stéphane Courtois, Gérard Grunberg et Françoise Thom. Le directeur de L’Express, Denis Jeambar, maugrée que, « gavé de confort, le monde occidental ne veut plus courir le moindre risque. Même pas celui de se battre pour défendre ses idéaux » (6 mars 2003), pendant que Claude Imbert, éditorialiste et fondateur du Point, croit avoir déniché la vraie raison de l’hostilité de Chirac à cette guerre : « Nous avons, en France, une immigration islamique à ménager. Et une politique arabe (…) toujours vache sacrée au Quai d’Orsay » (21 mars 2003). Imbert concède que l’Amérique a « commis, dans l’exécution de sa riposte, des erreurs prévisibles », mais il rappelle que « c’est sous son aile que sont protégés nos libertés et nos biens » (4 avril 2003).
L’idée que la France doit aider Washington à normaliser sa présence en Irak est reprise par Libération (Serge July), Le Nouvel Observateur (Laurent Joffrin), France Inter (Bernard Guetta) et beaucoup d’autres. Il importait, estime Bernard-Henri Lévy, de « sauver les soldats Bush et [Anthony] Blair de ce désastre » afin de combattre la « montée du terrorisme international ». Lutter aussi contre l’« antiaméricanisme que Dominique de Villepin a alimenté » (Kouchner), avec « dans son sillage un antisémitisme qui manifeste à découvert » (July). Le 4 avril 2003, Guetta décrète : « Il n’y a pas à hésiter. Bien sûr que chaque démocrate souhaite la victoire des États-Unis. » Son ami Joffrin n’en disconvient pas : « Mieux vaudrait, quoi qu’on pense de sa politique, que Bush réussisse. »
En France comme aux États-Unis, la plupart des « faucons » de la guerre d’Irak ont poursuivi de brillantes carrières et appuyé d’autres guerres. M. Bush est même devenu la coqueluche des démocrates depuis qu’il s’est dressé contre M. Donald Trump. Il lui arrive néanmoins de commettre de nouvelles erreurs. Comme en mai dernier quand, avant de se reprendre un peu penaud, l’ancien président a critiqué M. Vladimir Poutine et son « invasion brutale et totalement injustifiée de l’Irak »…
(1) Cité par Phyllis Bennis, « The UN, the US and Iraq », The Nation, New York, 11 novembre 2002.
(2) Entretien avec NBC, 19 février 1998.
(3) « How France, Germany united to undermine US designs on Iraq », The Wall Street Journal, New York, 26 mars 2003.
(4) Discours inaugural, 20 janvier 2005.
(5) Maurice Gourdault-Montagne, Les autres ne pensent pas comme nous, Bouquins, Paris, 2022.
(6) Jacques Chirac, Le Temps présidentiel. Mémoires, Nil, Paris, 2011. Lire aussi Vincent Nouzille, Dans le secret des présidents, Fayard-LLL, Paris, 2010.
(7) Gérard Araud, Passeport diplomatique. Quarante ans au Quai d’Orsay, Grasset, Paris, 2019.
(8) Lire Ibrahim Warde, « Irak, l’Eldorado perdu », Le Monde diplomatique, mai 2004.
(9) Jacques Chirac, op. cit.
(10) John Leo, « Sringtime for Saddam », US News and World Report, 17 mars 2003.
(11) Pascal Bruckner, « Paradoxal pacifisme », Le Monde, 4 février 2003.
en perspective
En Irak et en Syrie, les civils sont les premières victimes des bombardements
Damien Lefauconnier, mars 2022
L’usage intensif des bombardements aériens dans les multiples conflits en Syrie et en Irak a provoqué la mort de milliers de civils en moins de dix ans. Dans tous les cas, les acteurs impliqués tendent à minimiser le bilan qui leur est imputable, à l’image de l’alliance internationale menée par les États-Unis. Ou à le nier, comme le fait la Russie, alliée du régime syrien. →
Après Kaboul, objectif Bagdad
Akram Belkaïd, septembre 2021
La campagne d’Afghanistan, à l’automne 2001, a retardé les projets d’attaque militaire américaine contre l’Irak. Partisans acharnés du démantèlement du régime de Saddam Hussein, les néoconservateurs s’emploient alors à rendre cet objectif cohérent avec l
Bagdad, 20 mars 2003
Fruits secs, poèmes et vipères
Il y a 20 ans, le 20 mars 2003, par une nuit de pleine lune, les États-Unis d’Amérique, et leurs alliés, déclenchent l’invasion de l’Irak pour renverser le président Saddam Hussein et son régime. À Bagdad, alors que les bombes pleuvent, un couple parle d’argent, de lait et… de poésie.
par Akram Belkaïd, 20 mars 2023
Bagdad est blême. Ses toits et terrasses sont couverts par un linceul d’albâtre qui s’unit à la nuit. Dans les eaux lourdes du Tigre, les carpes remontent à la surface, attirées par les faisceaux lumineux qui trouent le ciel et par les reflets de la pleine lune qui s’émiettent tels des perles échappées d’un écrin de velours. Ce n’est pas encore l’aube mais la ville ne dort pas. Ou plutôt, elle ne dort plus. Des explosions retentissent à l’ouest et au sud, là où se dressent quelques palais du tyran. À chaque fracas, un souffle puissant fait trembler le sol et les murs. C’est l’ombre de la guerre, encore une, certainement pas la dernière, qui déploie ses ailes. Bagdad tremble. Elle regrette ses trois murailles rondes évanouies dans l’obscurité des siècles. Mais à quoi pourraient-elles bien servir face à la vague qui va déferler ? Bagdad s’affole. Elle sent roder le spectre de Hulagu Khan. Impatient de voir déferler ses successeurs, le loup des steppes hume l’odeur du sang et de la peur. Il prend la forme d’une nuée de fils sombres et sillonne en sifflant les rues désertes. Dans les foyers, dans les rares caves et les vieux abris délabrés, des index se tendent et des soupirs ponctuent la profession de foi résignée qui sied à ces instants annonciateurs de malheurs. L’Heure approche et, avec elle, le temps de la lune fendue, ce signe manifeste de la fin des temps. Nul ne l’ignore parmi les Bagdadis. Tous, ou presque, croyants ou non, implorent la miséricorde du Maître de l’univers ou la protection de la Vierge Marie, meilleure femme de tous les temps.
À l’est de la ville, en bordure de Saddam-City, dans la chambre à coucher d’une petite maison en briques grises, un nouveau-né hurle. Allongé dans une corbeille en feuilles de palmiers, les poings serrés, il projette les pieds vers l’avant, ses yeux noirs prêts à jaillir de leurs orbites. Gamra, sa mère, la trentaine, le corps bien en chair et le visage fin, bondit du lit et manque de se prendre les pieds dans sa robe de tissu rouge. Wathiq, le père qui s’est levé aussi, la rattrape brutalement par le bras.
— Laisse-le pleurer, ordonne-t-il d’une voix caverneuse creusée par le mauvais tabac.
Habillé d’un pantalon de pyjama à rayures et d’un maillot de corps militaire, il semble furieux sans que sa femme ne sache si c’est à cause des explosions ou des pleurs de l’enfant. C’est un homme roux, chétif, presque malingre, au regard intense et dont le visage osseux est barré par une moustache en aiguilles brûlées par la cigarette. Il a quinze ans de plus qu’elle mais en paraît le double.
— Je te dis de le laisser, gronde-t-il alors qu’elle essaie de se dégager.
Gamra obéit. Elle connaît depuis longtemps le pouvoir dévastateur de ses colères. À l’université, comme tous les autres étudiants de sa section, elle vouait déjà un respect craintif à cet ancien officier devenu douktour, docteur en littérature, après sa mise à la retraite. Prompt à s’embraser, il était capable de saccager un bureau, de piétiner des copies ou de se colleter avec plus costaud que lui. Pour un rien. Pour un travail insuffisant, pour une réponse désinvolte, un mot de travers ou une plaisanterie anodine à propos des poètes et de cet art, la poésie, jugé superflu dans un pays affamé par l’embargo. Plus tard, une fois mariés, elle l’a vu faire mordre la poussière à des voisins bruyants ou trop familiers et manquer de les égorger, le corps et l’esprit possédés par une hargne soudaine.
— Ton fils a peur, proteste-t-elle sans hausser le ton. Tout ce fracas lui fait du mal.
— Il doit s’habituer. Plus il entendra les bombes et moins il en aura peur, marmonne Wathiq en ne lâchant pas prise.
La mère réprime un cri de douleur. Elle pense au bleu qu’elle ne pourra cacher au bain et aux réflexions moqueuses des autres femmes. Elle insiste.
— Il est terrorisé ! Ne laisse pas ton aîné pleurer comme un orphelin ! Tu auras tout le temps de lui enseigner la bravoure.
Le père hésite. Le bébé s’étouffe dans ses cris. Une sirène retentit au loin. Dans la rue, on entend des cavalcades et un homme qui crie d’une voix stridente « qassef ! », « qassef ! ». Un bombardement…
— C’est bon, maugrée-t-il en triturant sa moustache. Mais ne va pas m’en faire une femmelette.
— Sois tranquille, dit-elle. Ce sera un grand guerrier, fort et viril, comme tous les hommes de ce pays. Elle s’assied en tailleur sur une peau de mouton et donne le sein au nourrisson. Wathiq se mord les lèvres en fixant le dos de sa femme. « Fort et viril » se répète-t-il en faisant craquer ses phalanges. Fort, il ne l’a pas toujours été. Mais viril, personne ne peut en douter. Il y a douze ans, j’ai combattu les Américains et j’ai survécu. Je n’ai fui que parce que les chefs de Bagdad l’ont ordonné, pense-t-il encore. Il s’allonge sur le lit et récite une prière à voix basse. Gamra reconnaît les versets de L’Aube naissante. Elle se demande pourquoi il a choisi cette sourate quand de nouvelles explosions la font sursauter. Elle passe alors une main tremblante sur la tête de l’enfant qui tète avec voracité. Elle sait, elle devine, que ce n’est que le début du cauchemar. Les Américains, les Anglais, les Italiens, les Danois, les Espagnols, les Hongrois, les Polonais, les Portugais, les Tchèques — elle les cite tous en les maudissant — mais aussi Saddam et ses sbires sans oublier son époux et ses principes stupides : le monde entier lui semble ligué contre elle et son fils. Elle veut en appeler à l’intercession du Prophète et de son cousin et gendre auprès du Créateur mais les invocations habituelles lui paraissent dérisoires. Son esprit vagabonde et des souvenirs d’enfance lui reviennent. Tous les soirs à la télévision, défilaient des images en noir et blanc, de longues cohortes de prisonniers iraniens avançant pieds nus, mains sur la tête et concédant des sourires crispés à la caméra. Des hommes jeunes, parfois des enfants, tous écrasés par la honte. Suivaient ensuite les gros plans sur les cadavres mutilés de l’ennemi avec leurs nuées de mouches et les positions obscènes des corps empilés. Gamra continue de caresser le bébé. Elle repense aux sirènes de Bassora et aux rumeurs incessantes qui annonçaient un bombardement à telle ou telle heure, pour telle ou telle occasion.
— Naître dans la peur, murmure-t-elle en s’adressant autant au nourrisson qu’à Wathiq dont elle sent le regard pesant. Grandir, vivre et enfanter dans la peur. La peur, toujours et encore elle… Tout est écrit, mon fils, mais je saurai te protéger.
L’enfant repu, Gamra le redresse, le colle contre sa poitrine et lui tapote doucement le dos. Elle reste de longues minutes à ruminer de sombres pensées, luttant contre l’accablement qui l’envahit. Son regard inspecte la pièce. Large, mais pauvrement meublée, sans décorations aux murs si ce n’est une petite tenture écarlate achetée à des Bédouins de l’ouest. Plusieurs tapis au sol — Wathiq déteste le contact froid du carrelage — une armoire anglaise un peu branlante et, dans un coin, un amas recouvert par une bâche militaire. « Ce vide est le stigmate de ma survie », pense-t-elle en étouffant un sanglot. Dans la rue, la même voix stridente implore les habitants du quartier d’éteindre leurs lumières.
— Il était affamé, dit-elle en se recouchant. Je lui ai mis de la ouate dans les oreilles. Ma mère faisait la même chose. Dans son panier, le bébé dort, les poings toujours serrés. On dirait qu’il sourit. Le mari a un petit poste de radio collé à l’oreille. Il finit par l’éteindre et le repose d’un geste agacé sur le tabouret qui lui sert de table de chevet.
— La BBC est brouillée mais j’ai entendu l’essentiel, grommelle-t-il. L’attaque a commencé. Ces maudits Américains nous envahissent.
Gamra hausse les épaules.
— La dernière fois, ils se sont arrêtés en route…
Elle a failli rajouter « au mauvais moment ». Wathiq secoue la tête. Il parle sans un regard pour elle, les yeux fixés au plafond où s’étalent de nombreuses plaques d’humidité.
— Nous allons perdre cette guerre. Tu peux faire confiance aux Américains. Ils viendront jusqu’à Bagdad pour capturer Saddam et ils le fusilleront ou bien le pendront : c’est écrit. Prends garde à ne pas le répéter. Nos têtes…
Gamra se mord les lèvres. Faire confiance aux Américains ? Oublier 1991 ? Effacer le massacre des siens par la Garde républicaine après la déroute au Koweït ? Là aussi, on annonçait la fin imminente de Saddam. Enrôlés avant l’invasion, ses frères avaient déserté l’armée et rejoint les rebelles. Ce fut une révolte pour rien, sans aide ni soutien malgré les promesses et les encouragements de l’Occident. Une immense tuerie. Des sacrifices inutiles pour que le sang des fosses communes remplace l’eau des marais asséchés. Pour que ses deux frères disparaissent à jamais. Pour que son père, un vétéran décoré de la guerre contre l’Iran mais « géniteur de deux traîtres », soit humilié en place publique et en meure de chagrin. Pour que Saddam reste en place. Pour que l’embargo transforme son peuple en mendiants épuisés par les privations, avilis par les cartes de rationnement. Pour que la vermine envahisse les musées de Bagdad et pour que les livres les plus rares se vendent au poids dans des ruelles crasseuses. Gamra ne peut ni oublier ni pardonner. « Même s’il mange un monstre, le démon reste une créature du diable », se dit-elle attentive à ne pas interrompre Wathiq.
— Les Américains s’installeront chez nous, poursuit ce dernier en allumant une cigarette. Comme les Anglais avant eux, ils imposeront un nouveau despote. Un maître chasse l’autre… Mais seul Allah est vainqueur et un jour viendra où nous serons libres, le buste droit et la tête haute. Je prie chaque jour pour que notre fils ne soit jamais hanté par la peur et les cris d’Abu Ghurayb. Je veux que personne ne l’oblige à dénoncer son frère ou ses voisins. Je ne veux pas qu’il subisse le sort de ses oncles.
Gamra se redresse. Son époux ne lui a jamais parlé ainsi ou, du moins, il n’a jamais parlé de la sorte en sa présence. Elle sent qu’une faille s’ouvre, que les mots qui vont être prononcés compteront à jamais.
— Alors, il va falloir survivre à cette guerre, lance-t-elle en se penchant pour qu’il croise enfin son regard. Le sort de Saddam est peut-être scellé mais pas le nôtre. Survivre, entends-tu ?
Un sourire triste adoucit les traits de Wathiq. À sa femme, il ne sait comment confier ses craintes mais aussi ses espérances. Il est certain que les choses vont changer, qu’un monde s’effondre déjà et il s’est juré d’en tirer profit. Ni pour lui, ni pour sa femme mais pour son fils. L’incendie débusque le gibier…, se répète-t-il souvent, feignant d’oublier que ce feu brûle parfois le chasseur. Il connaît les risques mais se sent capable de vaincre la peur et de tout défier : les bombes, la Sécurité générale, les polices secrètes et leurs mouchards. Fort et viril… En février 1991, n’a-t-il pas survécu à la route du massacre ? N’a-t-il pas gardé sa dignité à l’heure de la débâcle ? Ses frères d’armes et lui avaient été abandonnés par Saddam. Cette fois, Wathiq est décidé à ne rien faire pour al-Tikriti. Il ne portera aucun fusil, n’écrira aucun poème, ne psalmodiera aucun verset et n’adressera aucune invocation. Il ne se battra pas. Advienne que pourra. Oui, il protégera son fils. Par Dieu, il trouvera le moyen et la force de le faire.
De nouvelles détonations retentissent au loin et le sol tremble encore. Wathiq se dit qu’il va devoir renforcer les bandes de papier collant posées sur les vitres. Il regrette de ne pas avoir eu le temps de creuser lui-même un abri dans le jardinet où poussent de maigres hibiscus. L’esprit en ébullition, il allume une nouvelle cigarette avec un mégot encore incandescent puis récite quelques vers d’une voix mal assurée : Loin, derrière les nuages dont les bouches s’ouvrent sur notre ruelle ignorée, peut-être paraît une lueur, comme un voile, promesse de lumière dans les pesantes ténèbres.
— Nâzik al-Malâïka ! s’exclame Gamra. La pauvre… Que dirait-elle de tout cela si elle était encore de ce monde ?
— Mais elle vit toujours ! s’indigne Wathiq.
Gamra hoche la tête, étonnée.
— Tu plaisantes ?
— Je t’assure que non. Elle a quitté Koweït depuis longtemps et habite Le Caire. Je sais que plus personne ne parle d’elle dans ce pays mais ce n’est pas une raison pour l’enterrer.
Gamra est décontenancée. Ce matin, alors qu’elle donnait le sein à son fils, des vers d’al-Malâïka, ceux-là mêmes que sa propre mère aimait à fredonner, se sont imposés à elle.
« Mama Mama Mama Mama Mamama / la merveille au doux zézaiement cherche un somme / le somme derrière la colline prépare un rêve / le rêve de ses ailes monte jusqu’à l’étoile / l’étoile sur sa lèvre voudrait bien un baiser / le baiser réveillera mon enfant / Mama Mama… ». Et voilà que Wathiq égrène les mots de cette vieille poétesse qu’il ne cite jamais. Gamra aimerait trouver le sens caché d’une telle coïncidence.
— On dit qu’elle versifie encore, reprend le mari qui hésite quelques instants avant de poursuivre. Quand nous avons pris Koweït-City, c’est mon escouade qui devait l’arrêter. Les chefs voulaient qu’elle rentre à Bagdad. Mais elle était déjà partie pour l’Égypte.
— L’arrêter ? s’exclame Gamra. Mon Dieu, mais pourquoi ?
Son trouble est tel qu’elle réalise à peine que c’est la première fois que son mari évoque cette guerre. Cette guerre presque oubliée. Sa guerre. Wathiq hausse les épaules, tenant la réponse pour évidente.
— Saddam détestait les exilés au Koweït… Je ne pense pas qu’il voulait l’exécuter. Il aurait juste exigé d’elle des louanges et un long poème d’allégeance. Ou peut-être une lecture publique d’un extrait des Longs Jours ou de Zabiba et le Roi.
Gamra se rallonge, amusée par l’allusion à l’hagiographie du président et à son « roman » publié de manière soi-disant anonyme. Elle repense aux séances de lecture collective imposées aux étudiants. Certains affichaient leur morgue goguenarde tandis que d’autres étaient terrorisés à l’idée d’éclater de rire pendant qu’un des leurs s’échinait à glorifier le style du grand auteur anonyme mais connu de tous grâce à une incessante propagande laudatrice. — Un anonymat, lui-même voulu et décidé par le prestigieux auteur au nom de l’impératif d’humilité qui sied à tout grand homme, murmure Gamra en se souvenant de la formule officielle. Wathiq, qui l’a entendue, éclate de rire en même temps qu’elle.
— L’exceptionnel auteur qui veut rester à l’abri de la renommée mais qu’il est interdit de ne pas connaître et de ne pas admirer, ajoute-t-il gaiement.
— L’inconnu le plus connu et le plus vénéré d’Irak, renchérit Gamra en se disant qu’il y a bien longtemps qu’elle n’a pas partagé pareille complicité avec son mari.
Lire aussi Noam Chomsky, « Le meilleur des mondes selon Washington », Le Monde diplomatique, août 2003.Mais très vite, des pensées dérangeantes chassent cette distraction. Elle repense à l’invasion du Koweït. Elle imagine Wathiq flottant dans un treillis poussiéreux, un béret noir vissé sur sa tête. Elle le voit déambuler dans la maison abandonnée par la poétesse, certainement à la recherche de sa bibliothèque. Elle s’apprête à l’interroger quand de nouvelles explosions se font entendre. Dans la rue, la voix aiguë annonce la fin des temps. Une autre, grave et menaçante, lui enjoint de la fermer et de prier pour la victoire finale. Plus loin, quelqu’un annonce que des Américains ont été faits prisonniers sur les berges du fleuve. Gamra se lève pour vérifier que la fenêtre et ses volets sont bien fermés.
— Ils visent toujours les palais, chuchote-t-elle. S’ils pouvaient nous en débarrasser dès ce soir, la guerre serait vite terminée.
— Ne sois pas naïve, s’irrite Wathiq. Tu sais bien qu’il n’y dort jamais. Ce n’est qu’un message pour lui dire qu’il n’a aucune chance de sauver sa peau. Et même s’ils le tuent cette nuit, ils viendront quand même. C’est tout le pays qui les intéresse : le pétrole, l’eau… D’autres trésors que nous ne connaissons pas. Les Américains ne font jamais rien au hasard. Jamais ! Ils savent des choses que même Saddam ignore…
La plainte d’une sirène de pompiers oblige Gamra à se lever encore. Elle s’assure que le bébé dort bien sur le dos puis se rassied au bord du lit.
— Il va falloir acheter du lait, dit-elle songeuse. Je vais essayer de l’allaiter le plus longtemps possible mais nous devons être prévoyants. Il va y avoir des pénuries.
Wathiq fronce les sourcils. Il préfère éviter la conversation qui s’annonce.
— Combien de boîtes ? demande-t-il néanmoins en écrasant son mégot dans un gros cendrier de verre martelé.
— Autant que possible, répond-elle en appuyant sur chaque mot. Dix, vingt, cent. Tout ce que tu peux trouver. Pas de boîtes turques ou syriennes. Je ne veux pas non plus du lait iranien. Il n’y a pas mieux que les boîtes de la Croix-Rouge.
— Et où en trouver ? proteste l’époux en rallumant une cigarette. Tu me vois frapper à la porte des Suisses et tendre ma carte de rationnement ? Tu veux que je me fasse embarquer ?
— Ce lait se vend au marché noir, s’irrite Gamra. Le vieux Yazid en possède un stock dans son arrière-boutique. Je lui ai parlé. Il accepte de nous garder vingt boîtes jusqu’à la fin de la semaine. Il en exige deux cents dollars mais je pense que tu peux obtenir un rabais.
Wathiq se lève brusquement et fait quelques pas dans la chambre.
— Deux cents dollars ? Crois-tu vraiment que j’aie cette somme ? gronde-t-il en pointant un doigt menaçant sur elle. Ce Yazid n’est pas des nôtres. Il nous méprise. Il passe son temps à épier les gens et à manigancer je ne sais quoi avec l’îlotier du Parti et les Feddayin de Saddam. De toutes les façons, c’est un âne à qui je n’adresserai plus la parole. Je l’ai vu arracher les pages d’un livre pour en faire des cornets de fruits secs ! Te rends-tu compte ? Déchirer un livre pour des pistaches ! Non, ce chien d’analphabète ne me fera jamais de rabais même si je lui promets de maudire mille fois Ali et ses fils.
— Il t’en fera, réplique Gamra avec un soupçon de rage dans la voix.
Son visage s’est fermé. Son corps qui se ramasse et ses mains crispées la font ressembler à une lutteuse prête à en découdre.
— Il sait qu’il va bientôt avoir besoin d’amis et de protecteurs, poursuit-elle. Crois-moi, il a vu le regard de nos jeunes. Il devine ce qui va arriver. Sa femme et ses enfants sont déjà partis à Ramadi et il sera heureux d’écouler toute sa marchandise et de décamper. Je suis même sûre qu’il acceptera des dinars swissris. Il ira les dépenser chez les Kurdes…
Wathiq a hâte de clore la discussion. Sa femme et lui savent comment trouver l’argent mais il se tait, considérant que c’est à elle d’aborder le sujet. Il attend la demande. Le genou qui ploie, la supplique qui oblige et l’incontournable gratitude qu’engendre la prière exaucée. Gamra, quant à elle, connaît ce jeu qui lui est imposé. Elle aimerait se rebeller. Une fois. Juste une seule fois. Mais une petite voix l’incite à penser à son fils et au lait dont il ne pourra se passer.
Les minutes filent. Tout semble suspendu. Plus aucun bruit ne parvient de l’extérieur et la maison s’installe dans le silence cotonneux qui précède l’aube. Wathiq est assis sur le tabouret et fume cigarette sur cigarette. Gamra ne veut pas s’endormir. Elle sait que la partie se joue maintenant et que, dans quelques heures, il lui faudra déployer encore plus d’énergie pour obtenir ce qu’elle veut.
— Je te demande d’en vendre un ou deux, murmure-t-elle enfin en contenant son amertume. C’est ton fils autant que le mien et je n’ai pas de fortune.
Wathiq opine. Maintenant que la requête a été formulée, il peut l’agréer. Il sait qu’il n’a pas le choix. Personne, pas même un membre de sa tribu, ne lui prêtera l’argent.
— Alors, je vais vendre le divan d’al-Jawâhiri, dit-il d’une voix faible et en fermant les yeux. — Non ! s’emporte Gamra. Pas ça !
Wathiq fait mine de ne pas l’avoir entendue.
— C’est une édition très rare des années quarante. Je n’ose même pas la faire photocopier, ça attirerait les voleurs. On pourrait nous tuer pour ces volumes. Mais je sais où trouver un acheteur de confiance. Il m’en offrira une belle somme. Nous aurons de quoi tenir quelques mois.
— Je te l’interdis, entends-tu ? hurle presque Gamra. Ce serait un acte honteux ! Vends tout ce que tu veux d’autre !
Wathiq affiche un air détaché. En réalité, il n’a pas l’intention de se séparer de ce recueil. Comment pourrait-il trahir le père de la poésie irakienne moderne ? Ce descendant d’hommes illustres, joyaux de Najaf, cette ville bénie où lui-même est né. Al-Jawâhiri… Chantre de l’Euphrate et arpenteur inspiré des berges du Tigre. L’emblème vivant de l’Irak mais pourtant forcé à l’exil comme al-Malâïka et tant d’autres. Lui, l’Irakien, le vrai, dont d’insignifiants étrangers, venus du Yémen ou de Syrie, ont osé dénier l’identité en le sommant, telles des hyènes enragées, de retourner en Iran. Al-Jawâhiri, l’âme du peuple d’Irak. Ce peuple qu’il n’a jamais cessé de défendre, se faisant l’écho avisé des mots d’ordre du Parti. Oh, pas le Baas, mais l’autre parti qui comptait aussi, le seul qui aurait dû compter. Celui des poings levés, du marteau, de la faucille et de la longue bataille menée au nom de l’Histoire. Wathiq serre les dents. Il cherche dans sa mémoire des vers qui refusent d’affleurer. La seule chose qui lui vient à l’esprit est cette question jadis posée, après moult précautions, par un vieil ami de Najaf : « Comment l’Irak a-t-il pu produire à la fois un al-Jawâhiri et un Saddam ? ».
Wathiq n’a pas trouvé de réponse. Aujourd’hui encore, il en serait bien incapable.
— Te souviens-tu de quelques vers de La Berceuse ? demande-il soudain d’une voix épaisse à Gamra.
Celle-ci, bien que prise au dépourvu, répond presque aussitôt : Dormez, gens affamés, dormez Les dieux féconds veillent sur vous Dormez, si l’éveil ne vous rassasie point Alors, le sommeil vous comblera.
— Bravo à toi ! Je ne vendrai donc pas le dîwan, lance le mari avec un sourire ironique.
Il sait que la seule solution est de se séparer à jamais d’un livre et d’abandonner une part de lui-même et de ce qui lui reste de son père et des pères de ses pères. Vendre un livre, de la main à la main : un déchirement, une blessure inguérissable… Vendre et perdre de sa dignité, de son honneur.
Il sait depuis la naissance de l’enfant qu’il devra sacrifier d’autres ouvrages. Le céder réellement, pas juste le photocopier en liasses pour en tirer quelques milliers de dinars glanés un vendredi matin sur un étal poussiéreux de la rue al-Moutanabi. Il sait que la seule solution est de se séparer à jamais d’un livre et d’abandonner une part de lui-même et de ce qui lui reste de son père et des pères de ses pères. Vendre un livre, de la main à la main : un déchirement, une blessure inguérissable… Vendre et perdre de sa dignité, de son honneur. Se dire que l’on attente à son pays, que l’on dilue et souille ce qui est et qui devrait rester à jamais. Vendre un livre pour manger. Pour survivre. Céder la vieille édition de Kitâb al-Hayawân d’al-Jâhiz pour payer la clinique de Gamra. Sacrifier tous les volumes de Lisân al-‘arab, une vieille collection libanaise, enluminée et très rare, pour refaire une partie du toit ou pour payer, en partie seulement, le mariage d’un frère ou d’un proche cousin…
Comme à chaque fois qu’il se retrouve dans cette situation, Wathiq fait appel au Très Miséricordieux pour lui en donner la force. Pour l’empêcher de hurler sa rage et de maudire à la fois Saddam et ses fils, les Américains et leur embargo, leur injustice et leurs guerres, sans oublier les autres peuples arabes si indifférents aux souffrances de l’Irak.
Gamra se tait. Elle connaît les lamentations silencieuses de son mari. Elle connaît ce discours intérieur dont elle endurait, il y a peu encore, les éclats et les morsures. Elle sait aussi qu’elle doit insister, qu’elle doit l’obliger à prendre la décision. À choisir le livre qui devra être sacrifié.
— Un jour les choses changeront, finit-elle par dire. Tu pourras en acheter d’autres et les donner à tes fils qui les transmettront aux enfants de leurs enfants.
— Peut-être, soupire Wathiq. Mais il y en a que je ne retrouverai jamais. J’ai vendu le Talkhîs Bârîz d’al-Tahtâwî. C’était une édition bilingue, en arabe et en turc, de la fin du dix-neuvième siècle. Elle était annotée par mon arrière-grand-père. Il utilisait l’encre verte pour dire son admiration et la noire pour signifier un désaccord ou son incompréhension. Du vert et du noir. Qui est capable de cela aujourd’hui ? Annoter un livre… Page après page… Et j’ai cédé cette merveille au Consul d’Égypte pour deux mille dollars. Une bêtise…
Gamra le dévisage avec un mélange de curiosité et d’irritation.
— Tu veux dire que tu aurais pu en obtenir plus ?
— Mais bien sûr ! Ce mangeur de fèves l’a revendu dix fois son prix. Vingt mille dollars…
Gamra n’en croit pas ses oreilles.
— Mais qui a payé une telle somme ?
Wathiq a un geste de mépris. Il pense même cracher dans le cendrier mais se retient en laissant échapper un juron.
— Un homme d’affaires du Qatar ou d’Abou Dhabi, je ne sais plus. Il paraît que c’est un grand collectionneur. Il posséderait plus de cinquante mille livres anciens. On m’a parlé d’un coran vieux de plusieurs siècles qu’une famille de Mossoul a fini par lui vendre pour s’installer en Allemagne. Du cuir de Koufa pour la couverture, du papier de Khorasan à l’intérieur et la calligraphie d’un lettré de Bassora. Voilà notre monde : des pêcheurs de perles pillent notre héritage. J’espère qu’ils finiront comme al-Jâhiz, ensevelis sous leurs bibliothèques ! Vingt mille dollars…
Gamra n’en peut plus. La fatigue, le sommeil, mais aussi la peur, lui font perdre patience.
— Si j’avais des bijoux, je les vendrais, dit-elle en haussant le ton. Si j’avais un riche parent, j’irais me jeter à ses pieds.
Wathiq agite ses deux mains pour signifier que ce n’est pas ce qu’il souhaite. Il abandonne son tabouret et se dirige d’un pas traînant vers l’extrémité de la pièce. Après quelques instants d’hésitation, il tire la bâche puis s’accroupit avec peine pour ouvrir une vieille cantine couleur kaki dont il fait grincer les ridelles.
— Je pourrais vendre celui-ci, lâche-t-il d’une voix chevrotante en brandissant un livre relié en cuir sombre.
— Je n’arrive pas à lire le titre ! s’irrite Gamra restée assise sur le lit.
Wathiq lui lance un regard étonné. Elle ne lui parle jamais sur ce ton. « La guerre, peut-être », se dit-il.
— C’est une compilation des premiers poèmes de Badr Châker as-Sayyâb. Un livre très rare. On m’en a proposé cinq cents dollars. Je suis sûr que je peux en obtenir le double ou même le triple.
Gamra se détend. Elle inspire puis récite d’un trait : Le poète est ainsi à l’heure où jaillit le poème Il ne le voit pas battre son rythme d’éternité Il détruira ce qu’il aura bâti Il éparpillera les pierres de son édifice, puis les enfouira sous la cendre du silence et du repos.
Wathiq hoche la tête d’un air satisfait. Il secoue le livre et une feuille de papier, pliée en deux, tombe à ses pieds. Il s’en saisit avec lenteur. Sa main tremble quand il en parcourt les premières lignes. C’est une copie d’examen aux lettres minuscules écrites à l’encre turquoise. Il la lit à voix basse mais de façon à être entendu par Gamra :
Propos liminaire pour un manifeste poétique dédié à l’incomparable Badr Châker as-Sayyâb :
Par les vers du poète. Par la puissance des mots et du verbe. Par les femmes et les hommes. Par le fleuve et le village. Par la palmeraie et l’argile. Par la colline et la lumière. Par la montagne et le marais. Par le désert et la rocaille… Il est une vérité que tout lettré honnête se doit de rétablir. L’Irak, notre Irak, celui d’aujourd’hui et celui de demain, n’est pas la création des Abbassides, des Ottomans ou des Anglais et encore moins celle des Américains. Il est la vision du poète qui a su le définir et en dessiner les contours. Notre patrie n’est pas la fille de révolutionnaires en uniformes ni de comploteurs en costumes. C’est le poète et lui seul qui l’a engendrée. Par le poète et ses vers. Par les saintes processions, par la croix, le croissant, l’étoile et l’âtre. Par les ruines et les pas du patriarche. C’est le poète, et lui seul, qui a donné corps à notre nation en la révélant à notre peuple. Mais le poète a trahi et s’est condamné au silence. Il a célébré le parti, les quintaux de blé et la supposée révolution. Il a chanté les louanges des uns et ladite gloire des autres. Mais par l’exilé qui n’oublie rien et par l’emmuré qui ne cesse de versifier, le poète revient à lui-même et toujours préfère l’ombre créatrice à la gloire empoisonnée. Par les bras usés du père. Par la mère drapée de noir. Nous devons écouter Badr Châker as-Sayyâb quand il nous abjure de ne pas renier les bienfaits de l’Irak. Oui, le vent nous crie Irak et la vague gémit Irak. Notre chance est d’habiter le meilleur parmi les eaux et la verdure, cette terre bénie que le soleil, lumière de Dieu, inonde été comme hiver. Non, nous ne devons pas oublier l’Irak pour un autre ! Ce pays est un paradis. Craignons la vipère qui glissera sur sa terre fraîche. Et faisons des mots du poète une incantation sacrée car seule la poésie libère l’âme et vainc les vipères.
Wathiq replie la feuille en hochant la tête d’admiration. Il accorde un bref regard à Gamra qui reste sans voix. Elle se souvient de cette copie, la sienne, et de ces lignes écrites dans une exaltation extrême, durant un jeûne de plusieurs jours. Une exaltation de celles que l’on vit à vingt ans quand on est persuadé d’avoir trouvé sa voie et que l’on se dit qu’un chemin vient de s’ouvrir, fût-il celui des déboires et des persécutions. Mais il ne s’était rien passé. Ni convocation ni réprimandes. Wathiq, alors son professeur, avait prétendu avoir perdu les copies et il avait noté d’autres travaux. Effrayée a posteriori par son audace, Gamra s’était dépêchée de rejoindre le terne anonymat qui caractérisait les étudiants sans but ni idéal. Elle était restée dans la lumière rassurante et avait tourné le dos à l’ombre créatrice.
— Cette copie aurait pu changer ma vie, dit-elle enfin en essayant de contrôler sa voix. Malgré sa colère, elle n’oublie pas les boîtes de lait du vieux Yazid.
— Tu ne serais pas mère à cet instant, réplique Wathiq d’un air détaché, un trait méprisant dessiné sous sa moustache. « Je ne pouvais pas remettre cette copie au rectorat. Quelqu’un aurait alerté les autorités et tu aurais disparu. Comment alors demander ta main ? Je cherchais une compagne pas une martyre.
Puis, alors que Gamra reste figée, il poursuit en brandissant le recueil d’as-Sayyâb.
— Il y a même une dédicace en l’honneur de l’ancien propriétaire. Cela augmente sa valeur.
— Ce livre, l’as-tu pris dans la bibliothèque d’al-Malâïka ? interroge alors l’épouse d’une voix glaciale.
Le visage de Wathiq se ferme. Il va pour crier mais se ravise en haussant les épaules. Pourquoi se justifierait-il ? Et pourquoi maintenant ? À cause de la guerre qui vient de commencer ? À cause de ces bombes que l’on n’entend plus exploser. Il continue à fouiller dans la malle, déplaçant un volume, caressant un autre. Ce qu’il a fait là-bas ne regarde personne. Non, il n’a volé aucun livre à la poétesse. Quand les bérets rouges ont pillé la villa, emportant avec eux toute la bibliothèque, il les a regardés faire sans protester, sans même essayer de se servir. Non, il n’a rien pris. Ou si peu. Le feu débusque le gibier… Cette phrase, il ne la prononçait pas à l’époque, croyant encore aux discours de Saddam sur la grandeur de l’Irak et la noblesse de cœur de ses enfants. Dérober des livres ? Jamais. Surtout après une si belle victoire. L’heure était à l’euphorie. L’Irak régnait sur le Koweït. Il allait dominer le Golfe, faire ployer le genou des émirs et des roitelets flatulents. Non, il n’a pris aucun livre. Par contre, les lettres, oui. Et l’argent aussi. Oh, si peu d’argent. Deux cents dollars américains trouvés dans un tiroir. Les lettres, elles, avaient bien plus de valeur. Une vieille correspondance entre al-Malâïka et as-Sayyâb. Un trésor littéraire. Deux Irakiens, deux poètes qui s’écrivent et qui s’encouragent mutuellement. Deux artistes qui évoquent leur art avec modestie et détachement. Ah, ces lettres, source de réconfort pendant la fuite vers le nord. Lues et relues pour oublier l’abandon et la désinvolture. Les avions américains mitraillaient la route semant des dizaines de morts à chaque passage. Une colonne de fourmis écrasée par des géants… La mort tombait du ciel, au hasard de leurs caprices. Une bombe ici mais pas là. Une compagnie décimée, l’autre épargnée. Sans que personne ne comprenne de quelle logique cela procédait. Ces lettres… Lues et relues dans un fossé puant la mort, à quelques mètres des carcasses de chars encore fumantes. Ces lettres déchirées dans un accès de rage et de folie. Ces lettres éparpillées aux mille vents de la défaite avec la conviction de ne jamais être capable d’en écrire d’aussi belles. Avec la certitude définitive de vivre dans un monde de folies et de trahisons qui ne voulait pas d’une telle beauté. Non, il n’a pas volé les livres de la poétesse. Que sont-ils devenus ? Peut-être vendus à un riche collectionneur du Golfe. Ou bien encore, certainement même, effeuillés au fil du temps par un quelconque Yazid vendeur de pistaches et d’amandes grillées.
Quant à l’argent… Deux cents dollars en billets de dix, usés et poisseux, vite dépensés, vite oubliés. Wathiq ne veut pas y repenser. Il entend oublier la honte de ce chapardage indigne de l’officier qu’il était. Du lettré qu’il a toujours prétendu être. Et là, maintenant, cette méchante allusion sortie de la bouche de la mère de son fils…
— Je n’ai volé aucun livre, dit enfin Wathiq sans même regarder sa femme. Tu viens de m’offenser. Je ne te punirai pas parce que l’heure est grave mais ne recommence plus jamais. Insinue encore une fois que je suis un voleur de livres et je te tue.
Gamra encaisse sans broncher. Elle espérait une confession. Un récit. À l’heure où la mort rôde, les hommes ne sont-ils pas supposés se raconter ? Elle en veut à Wathiq. Tous ses griefs se mélangent et fondent en une seule rancœur. Cette menace… Ce lait qu’il ne veut pas acheter. Ce livre qu’il aurait pu vendre bien plus cher. Cette copie jamais notée gardée au fond d’une malle comme on enterre un trésor ou comme on cache un cadavre. Les silences et les secrets de son époux. Ce qu’il a fait de l’autre côté de la frontière. Les vraies raisons de sa mise à la retraite et celle de son entrée à l’université. Un militaire colérique et violent qui enseigne la poésie… Que d’histoires invérifiables a-t-elle pu entendre à son sujet… Mais la vision de son mari qui continue de farfouiller dans la malle finit par la calmer. Il lui paraît si vulnérable. Si vieux… Elle se dit soudain qu’il ne verra pas son fils grandir.
— Vends ce que tu veux, lance-t-elle. Mais fais vite avant que le chaos ne s’installe.
Wathiq secoue la tête d’un air buté et lui fait signe de le rejoindre.
— Voici notre avenir, chuchote-t-il alors qu’elle s’agenouille à ses côtés. Il tient avec précaution quelques feuillets manuscrits et un paquet de revues ficelées.
— Du vieux papier ? De journaux jaunis ? s’étonne Gamra.
Il fait un geste pour l’interrompre.
— Un trésor rare, s’enthousiasme-t-il. Ce vieux papier, c’est du Khorasan. Il date de plusieurs siècles. Ce sont des extraits du premier volume du Kitâb al-Aghâni. Les collectionneurs du monde entier en paieront des milliers de dollars. Et ces vieux journaux, comme tu dis, sont la collection complète d’al-Hassid.
— La revue littéraire des années trente ? s’exclame Gamra. Mais c’est interdit de garder ça ! Wathiq éclate de rire.
— C’est ce qui lui donne de la valeur. Il y a des articles d’Anwar Shaoul, de Mourad Mikhael ou de Meir Basri. Cette collection ne vaut plus rien ici mais je suis sûr qu’une université américaine ou même israélienne en donnera un bon prix. Cela fera beaucoup de lait et de vêtements pour ton fils.
Gamra est saisie par un soudain sentiment d’oppression.
— Wathiq, murmure-t-elle. Je sais que ce pays est un piège mais je ne veux pas que nous le quittions…
Son mari la regarde, étonné.
— Mais qui te parle de partir ? Nous resterons ici. Nous n’échangerons rien contre l’Irak. Demain ou dans une semaine, une bombe nous pulvérisera peut-être dans cette maison. Yazid ou un autre vendeur de fruits secs viendra enjamber nos cadavres pour récupérer le papier qui n’aura pas brûlé. Si c’est ce qui est écrit alors que ce qui doit arriver arrive. Mais nous resterons dans ce pays malgré les vipères qui vont déferler. Nous devons rester car, comme tu l’as écrit, seule…
Gamra l’interrompt d’un geste brutal. Cette phrase, c’est la sienne. C’est à elle, et à elle seule, de la prononcer comme on psalmodie une prière sacrée :
— Car seule la poésie vainc les vipères, murmure-t-elle en regardant le bébé qui dort.
Akram Belkaïd
Cette nouvelle figure dans le recueil Pleine Lune sur Bagdad, ErickBonnier, Paris, 2017.
Parti pris et pour cause écrit par le Général Massu...
Mais le premier grand objectif concret que m'avait donné le gouvernement était de faire échouer la grève insurrectionnelle prévue par le F.L.N. pour le 28 janvier 1957.
L'ordre de grève avait été lancé
en français,
en arabe
en berbère
par les speakers d'un poste clandestin du F.L.N.
Des tracts, souvent manuscrits, l'avaient diffusé.
Voici le texte de l'un d'entre eux :
«
Cher Frère, au nom de Dieu et de l'Algérie, tu es invité à participer à la grève générale de huit jours, qui doit commencer le lundi 28 janvier 1957.
Ceci afin d'apporter ton appui à la discussion de l'affaire algérienne à l'O.N.U.
»
Je m'emploie donc à contrer cette grève aux diverses étapes de son déroulement :
Préparation,
déclenchement,
exécution,
conséquences.
En ce qui concerne la préparation :
le 21 janvier étant un lundi,
je décide dès le vendredi de faire procéder au maximum d'arrestations possibles. L'idéal était, bien en entendu, d'appréhender tous ceux qui étaient à même de lancer les ordre de grève, puis de les diffuser.
Cet idéal n'était pas aussi utopique qu'on peut le penser.
Certes, les chefs suprêmes du F.L.N., le comité de coordination et d'exécution (C.C.E.), étaient hors de portée des autorités Française bien à l'abri derrière les frontières Marocaines et Tunisienne ou au Caire).
Mais dans les rangs des subalternes beaucoup ne se cachaient pas, considérant que les forces de l'ordre françaises, à peu près impuissantes devant les terroristes, étaient encore plus inopérantes vis-à-vis des « politiques ».
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Le week-end précédant
est donc employé à appréhender tous ceux qui, d'après les renseignements, encore bien fragmentaires, en notre possession, sont à même de jouer un rôle, plus ou moins important, dans le déclenchement, puis le déroulement de la grève :
Munis des listes d'adresses par quartiers, rues, numéros d'immeubles, qui leur ont été distribuées en fonction de leur implantation dans Alger, les quatre régiments paras lancent simultanément et de nuit autant d'équipes que de portes à faire ouvrir, pour embarquer en camions les 800 à 1 200 individus signalés.
Il ne suffisait pas d'appréhender : il fallait « mettre à l'ombre ».
Le lieu choisi pour l'internement des suspects fut une cour entourée de petits bâtiments, dépendant de l'école des transmissions militaires de Ben-Aknoun, dans la banlieue d'Alger.
Le week-end est bien employé.
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Plusieurs centaines de suspects
sont rassemblés à Ben-Aknoun, lorsque se lève l'aube du 28 Janvier 1957.
Il faut souligner que l'opération dite « opération champagne » avait été faite de manière à entraîner le minimum de suites facheuses.
La préfecture d'Alger et en conséquence, les services de police avaient été « mis dans le coup » de la préparation.
Un commissaire de police, M. Ceccaldi Raynaud, fut même placé à la direction du camp d'internement improvisé, ce n'était pas une sinécure, car il se trouvait en butte aux protestations d'innocence et aux réclamations simultanées d'un grand nombre d'individus arrachés à leurs foyers et mis brusquent en situation de promiscuité qui les encourageait, surtout hors de la vue des paras , à relever la tête.
J'avais également associé à mon action la population européenne.
En effet, les trois attentats qui l'avaient endeuillée, le samedi soir précédent, avaient avivé un peu plus une exaspération dont je redoutais les effets :
Vers 17 h 30, trois bombes à retardement avaient explosé presque simultanément dans un rayon de cent mètres, à la brasserie « Otomatic », à la « Cafétéria », toutes deux rue Michelet, et à la brasserie « le Coq Hardi », rue Charles-Péguy.
Quatre femmes européennes tuées, une fut si déchiquetée qu'on ne put l'identifier immédiament , deux jeunes filles furent gravement blessées, une cinquantaine de personnes, dont vingt femmes atteintes et plusieurs mutilées.
La Brasserie Otomatic rue Michelet .
Je fis alors publier le communiqué suivant :
En cas d'attentat, il faut à tout prix éviter les attroupements et les embouteillages, afin, d'une part, de permettre l'évacuation rapide des victimes et, d'autre part, de ne pas présenter aux assassins une cible de choix. Il est donc essentiel de ne pas se précipiter vers les lieux des attentats par simple curiosité et encore moins par vil désir de vengeance.
En même temps, je faisais lâcher par hélicoptère au-dessus des terrasses de la Casbah des tracts incitant les musulmans à se rendre à leur travail, dans l'espoir de diminuer le le nombre des oisifs et des promeneurs, qui deviennent trop souvent des cibles en cas d'attentat.
Parti pris et pour cause écrit par le Général Massu...
« Massu, je vais vous confier l'ordre dans ce département. Vous aurez tous les pouvoirs. Avec votre division,vous allez reprendre tout en main. »
Voilà ce que me dit
le
Ministre-résidant Robert Lacoste
en cet après-midi gris du
lundi 7 janvier 1957
,
fête de
Sainte Mélanie
, disciple de
Saint Augustin
, évêque d'Hippone, près de Bône,
où il vécut de 391 à 430, il était né à Souk-Abnu en 354.
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Le Ministre-résidant Robert Lacoste avec Bigeard et Massu Janvier 1957
.
Je l'invoque aussitôt, en inscrivant sur mon agenda :
« Priez pour le nouveau commandant militaire du département d'Alger. »
Je remonte directement à mon domicile d'Hydra.
Il faut que je réfléchisse, Que j'assimile ces mots,
leur sens exact et tout ce qu'ils vont représenter pour moi et pour ma 10° division parachutiste, avant d'instruire mon état-major, mes collaborateurs les plus directs, tous ceux qui vont partager avec moi cette nouvelle responsabilité ...
et quelle responsabilité !
Pour en mesurer l'étendue, il est indispensable de décrire la situation à cette date :
En ces premiers jours de 1957, une bataille politique concernant l'Algerie se prépare outre-Atlantique.
C'est pourquoi mon premier souci, compte tenu des renseignements obtenus :
sur la recrudescence d'attentats annoncés avant et pendant ce débat à l'O.N.U., est de faire éclater la fourmilière terroriste en m'attaquant à son principal repaire :
la Casbah (74.000 habitants dont 62.000 musulmans)..
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Les paras dans la casbah 1957
Dès la nuit du 7 au 8 janvier 1957
j'inaugure mes nouvelles fonctions en ordonnant, dès trois heures du matin, une opération de contrôle de la partie nord-ouest de la Casbah.
Une énorme perquisition à laquelle participent les moyens disponibles, avec le concours d'assistantes sociales appelées à aider les services de sécurité dans les maisons où se trouvent des femmes musulmanes.
Nous n'avons que peu de renseignements. mais nos méthodes comprennent un bouclage absolu et le travail d'équipes spécialisées.
La police recommence à se sentir concernée un début de liaison avec elle s'instaure.
Projecteurs, torches, échelles et matériel divers sont mis en œuvre.
L'opération ne prend fin que le 8 vers midi.
Elle aura permis d'appréhender :
trois cents suspects parmi lesquels on a retenu :
cinq tueurs du F.L.N. recherchés par la police.
On a saisi une trentaine de fusils et des pistolets.
On a surpris la réunion d'une quarantaine de jeunes gens venus de plusieurs régions d'Algérie.
Pour contrarier la fuite des fourmis terroristes et les piéger,
je fais isoler les quartiers arabes ( barbelés et patrouilles )
Je fais appliquer un nouveau plan de circulation. La très grande majorité des rues seront à sens unique.
Des voitures radio seront placées à tous les carrefours.
Il s'agit aussi de recenser les musulmans travaillant dans les quartiers européens et sur le port, de les munir d'un laissez-passer permanent, mais révocable, pour leur permettre de se rendre à leurs lieux de travail.
Pendant ce temps, dans la région algéroise, est capturé le chef communiste des groupes d'action des « Combattants de la libération », l'instituteur Abd el Kader Guerroudj, dit « Lucien ».
Note :
Nous reviendrons dans un autre chapitre sur le rôle des communistes
Le 26 mars 1962, plusieurs barrages tenus par les forces de l’ordre françaises sont en place dans le quartier de l’hôtel des postes d’Alger, qu’elles bouclent à la suite d’attentats perpétrés par l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Une foule pacifique d’européens, dont des femmes et des enfants, partisans du maintien du statu quo de l’Algérie française et protestant contre ce bouclage, se heurte au barrage situé à l’entrée de la rue d’Isly. Une fusillade est déclenchée. Le bilan officiel fait état d’une cinquantaine de morts et de plus de 150 blessés. Les responsabilités du massacre ne sont pas à ce jour clairement établies.
Ces archives sont aujourd'hui en grande partie librement communicables. Certaines d’entre elles peuvent toutefois être soumises à des restrictions de communication inscrites dans la loi, notamment quand elles comportent des informations relatives au secret médical ; dans ce cas, une demande d'accès anticipé par dérogation peut être déposée auprès du service d’archives qui les détient.
AG/5(1)/2079 (extrait) : fusillade de la rue d’Isly du 26 mars 1962 - 1963-1968 – librement communicable Fusillade de la rue d’Isly du 26 mars 1962, cérémonies et manifestations organisées à l’occasion de l’anniversaire de la fusillade : notes (2 avril 1963) ; état de la procédure relative à la fusillade : notes (16 juin 1964-28 juin 1965) ; projets de réquisitoires définitifs de non-lieu : texte des projets et notes (19-26 octobre 1965) ; procédure suivie au parquet de la Seine relative à la fusillade : note (15 février 1967) ; questions judiciaires d’actualité : note (17 février 1965) ; anniversaire de la fusillade et de l’exécution de Jean-Marie Bastien-Thiry : note (4 avril 1968).
Ministère de la Justice : direction des Affaires criminelles et des Grâces
Sous-direction de la justice criminelle - Bureau de l’action publique
91 4F 27: rapports - 1962 Rapports du commissariat central, du service de la voie publique, d’un agent de la brigade criminelle et des commissariats des 4e, 5e, 6e, 8e, 9e et 17e arrondissements (27-28 mars 1962).
23PO/B/82 : fusillades du 26 mars 1962 à Alger - 1962 Listes des blessés et des morts, correspondance avec les ayants-droit des victimes (établissement de droits à pension) et avec le parquet du tribunal de grande instance de la Seine.
Service historique de la Défense (site de Vincennes)
GD 2010 ZM 4 / 16866 : évènements intéressant la sécurité générale et l'ordre public en Algérie - 1962 Bulletin mensuel de mars : correspondance confidentielle reçue du 2e bureau de l’état-major du commandement de la gendarmerie nationale de la région territoriale et du corps d'armée de Constantine.
Doyen d’âge des neuf tirailleurs de retour définitivement au Sénégal après la levée de l’obligation de la résidence alternée entre la France et le Sénégal le 28 avril dernier, Yoro Diao s’ouvre aux colonnes de Le Quotidien. Une toute première pour un média local, s’est réjoui le vétéran des guerres d’Indochine et d’Algérie, qui revient dans l’entretien sur son long parcours. De son enfance dans son Dagana natal à son retour définitif au pays au mois d’avril, en passant par son engagement dans les armées coloniale et sénégalaise, sans oublier de partager ses hauts faits d’armes au front en Indochine et en Algérie, le papy de 95 ans y va à fond. La situation précaire des autres anciens combattants ne le laisse pas non plus indifférent.
Enfance à Dagana
«Je porte le nom de mon grand-père et je suis né le 8 juillet 1928 à Dagana, où j’ai entamé mon cursus scolaire en 1935. A l’éclatement de la (2ème) Guerre mondiale en 1939, les instituteurs ont été mobilisés pour faire la guerre, c’étaient des Français. De 39 à 44, il n’y a pas ainsi eu d’études. Ça a redémarré avec le retour des instituteurs quand la guerre a commencé à finir. On était alors âgés de 15 ans et on devait faire l’entrée en 6ème. Après l’entrée en 6ème, j’ai été admis à l’Ecole des chemins de fer de Thiès pour suivre une formation comme ingénieur en chemin de fer. Quand j’y suis allé, l’école n’a pas marché et je suis allé à Saint Louis, où vivait mon oncle. J’ai alors demandé à mon oncle de m’inscrire dans une école privée. Je suis allé à l’école Bruyère et j’ai fait la 6ème et la 5ème, j’avais entre 17 et 18 ans. J’avais l’ambition à ce moment de poursuivre mes études en France et je me demandais comment faire pour y arriver. Je suis issu d’une famille de chefs. Mon père était chef de canton, c’est un promotionnaire de Ngalandou Diouf, il s’appelle Pierre Chimère. Son père s’appelle Yoro Diao dont il est le fils aîné, derrière 28 filles. Yoro Diao Boly Mbodji est en fait un historien, un égyptologue que presque tout le monde connaît au Sénégal.
Engagement dans l’Armée coloniale
Je ne pouvais donc pas avoir peur d’intégrer l’Armée. Mes cousins y sont allés et me chambraient en me disant «t’es un moins-que-rien» ; c’est ce qui m’a poussé à vouloir intégrer l’Armée. Le Conseil de décision m’a dit que j’étais trop faible et ne pouvais pas être militaire, lorsque je me suis présenté au recrutement. Je suis revenu l’année suivante et la même chose m’a encore été signifiée. Voulant coûte que coûte intégrer l’Armée, j’ai alors fait l’examen des infirmiers en 1948 et j’ai été admis à l’hôpital de Saint-Louis. A ce moment, les infirmiers faisaient une formation de deux ans. Moi, j’ai opté pour la partie chirurgie et j’ai fait 3 ans avec un brevet d’infirmier. Donc l’Armée aura forcément besoin de moi. Quand je suis venu en 1950 (pour le recrutement), je leur ai dit que voici mon diplôme et dès qu’ils l’ont vu, ils m’ont dit qu’ils avaient besoin de mon profil. Ils m’ont sur le champ dit que je devrais aussi aller en Indochine. C’est comme ça que j’ai fait trois mois à Dakar-Bango, puis on m’a amené au Mali en début d’année 1951 pour parfaire mon service militaire et en fin d’année, j’ai été dirigé au détachement devant aller en Indochine. Je suis allé ainsi en France, où j’ai fait 6 mois, et en début d’année 1952, on a quitté la France pour l’Indochine. C’était une guerre de pacification, pas de domination, parce que l’Indochine était une colonie française.
Guerre en Indochine
En Indochine, j’étais au 2ème Bataillon du 24ème Régiment (de marche) des tirailleurs sénégalais. Nous n’étions pas stationnaires, nous ne faisions que marcher. Où qu’on soit, on y reste juste un moment avant de progresser. Y’a eu le passage à la frontière de la Chine avec Tonkin, où qu’on soit, c’est pour des manœuvres. Quand il y a une sécurisation, si des rebelles, aidés par les Japonais et les Russes, attaquent un poste, nous allons au secours. Si c’est à 100 km, nous y allons. En 1953, c’était mon baptême du feu, notre première attaque. La compagnie a perdu 30 hommes le même jour, et la moitié a été transportée par mon équipe de brancardage. Les combats ont été durs et les tirailleurs ont perdu beaucoup d’hommes face à des rebelles qui étaient lourdement armés. J’ai eu dans ce bataillon des croix de guerre pour acte de bravoure. Le séjour en Indochine, c’était pour deux ans, mais beaucoup de mes camarades ont été blessés et d’autres morts. Le séjour était terminé, mais la guerre non. J’y suis donc resté jusqu’en 1955, 4 ans donc. On a pris le bateau de Saigon à Marseille. Je suis retourné au pays cette même année. Après un congé de cinq mois, je suis allé à Thiès, puis à Saint-Louis où on m’a informé que je devais aller en Algérie. C’est comme ça que je suis allé en Algérie en 1956, mais j’avais le grade de Sergent (décroché en 1953) à mon retour d’Indochine.
Passage de diplômes en pleine guerre
J’ai travaillé dur pour passer Officier, mais dans l’infanterie, avec une certification dans l’infanterie. J’ai été affecté à la frontière entre l’Algérie et le Maroc comme Sergent au 22ème Régiment d’infanterie coloniale (Ric). Je suis venu avec mes décorations d’Indochine et on n’était pas nombreux dans ce cas au niveau de la compagnie. Un chef m’a remarqué et m’a dit que dans mes papiers, il est marqué infirmerie, donc que je devais aller rejoindre les hôpitaux. Il m’a dit que je ne pouvais même pas démonter un fusil 36.
C’est là-bas que j’ai préparé mon examen. Je suis venu à la capitale (Alger) au Centre d’instruction d’infanterie où j’ai fait mon premier degré Cat 2, le Certificat inter arme (Cia), B1 et B2 pour passer Officier. Je passais la nuit dans la salle pour étudier. C’est comme ça que je suis retourné à mon bataillon à la frontière, avec tous mes diplômes et disposant de toutes les connaissances de guerre et sur les armes. On a aussi perdu beaucoup de camarades. En partant en Algérie, on nous disait que ce n’était pas une guerre, mais une opération de maintien de l’ordre. Toutes les guerres se valent. Pendant la guerre d’Indochine, les militaires qui se battaient contre nous étaient lourdement armés. Le Jom sénégalais nous a maintenus dans nos actions. Chaque fois que c’était compliqué, on pensait toujours aux tirailleurs sénégalais qui ont un comportement exemplaire au combat comme en dehors du combat. C’est pourquoi on a eu beaucoup de morts et de blessés. On se battait pour la France, mais aussi pour faire honneur à notre pays, le Sénégal. On n’a pas de pension de l’Armée française ; j’y ai fait 9 ans, car je n’ai pas continué, parce que mon pays avait besoin de moi. J’avais des possibilités pour être Officier dans l’Armée française, mais j’ai quitté pour l’Armée sénégalaise.
Armée sénégalaise
Je suis retourné au Sénégal en 1958, on m’a affecté à Thiès et nommé Sergent-chef en 1958-1959, la Fédération du Mali a été créée et ils ont demandé qui voulaient la rejoindre. La France a mis à la disposition de la Fédération, des délinquants récupérés de prison qu’on a mis dans l’Armée de la Fédération. Je me suis rendu chez l’adjoint de Modibo Keïta et lui ai dit que tous les soldats qui ont été envoyés sont des délinquants qui viennent de prison. Modibo l’a dit à Senghor, précisant que c’est un certain Yoro Diao qui le lui a dit, et ils ont tous été renvoyés. Ma première médaille, je l’ai reçue d’ailleurs de Senghor en 1964. A l’éclatement de la Fédération, on a dit que ceux qui veulent retourner en France peuvent le faire. Je me suis porté volontaire pour servir la nouvelle Armée du Sénégal. Mes chefs dans l’Armée française ont voulu me retenir. Le Sénégal avait besoin de moi, donc je suis revenu dans l’Armée. Ceux qui sont restés dans l’Armée française gagnent plus de 2000 euros par mois (1 million 310 mille), moi j’ai touché 150 mille francs par mois. J’ai bien servi mon pays, je me suis sacrifié pour notre Armée. Je n’ai jamais demandé une pension d’invalidité et j’étais asthmatique. A ma retraite, une note venant de la France en 1986 nous est parvenue pour dire que tous les anciens combattants peuvent venir en France pour une prise en charge. Des types qui se sont battus pour la France, vous leur dites «vous n’avez pas le droit d’avoir la nationalité française», c’est une honte.
Ce que j’ai fait pour la France, je ne l’ai pas fait pour le Sénégal, en considérant les guerres. C’est comme ça qu’on est partis en France. Nous avions l’obligation de rester 6 mois chaque année là-bas pour disposer de notre allocation minimum vieillesse de 950 euros (623 mille francs Cfa). On était obligés ainsi de faire des allers-retours en payant à chaque fois 1000 euros (655 mille F Cfa), en permanence. On menait une vie difficile en France. Vivre sans ses enfants et petits-fils, vous imaginez ce que ça fait. Ce célibat auquel t’es contraint pose problème car tu dois préparer pour manger ou aller faire les courses. On te donne une chambre avec chauffage, mais dehors le froid te tue.
Retour définitif au pays
Nous sommes heureux de rentrer, nous sommes 13, il y en a quatre qui ne sont pas venus. Les deux sont à Dakar et les deux autres en France. Je suis très heureux à mon âge d’être là ; comme ça, si je meurs, je serai entouré de ma famille. Dieu seul sait quand ce sera. C’est une joie indescriptible que d’être entouré de ses fils et petits-fils. Avant d’embarquer, le Président Macron nous a reçus. Il nous a dit : «Vous rentrez, mais n’oubliez pas que vous êtes Français. Œuvrez à raffermir les liens entre les deux pays. Quand vous êtes malades, revenez pour vous soigner, vous avez vos cartes et vous serez pris en charge. Ce départ, nous ne voudrions pas que ce soient des adieux, mais un simple au revoir pour que vous puissiez revenir assez souvent pour partager vos connaissances avec nos enfants.» Je lui ai dit : «Si vous continuez votre politique comme ça, vous allez perdre le Sénégal et ce sera un point très douloureux. C’est ce que je dirai aussi à Macky Sall.» Les manuels scolaires qui parlent des anciens combattants ne sont pas sortis en France, au Sénégal non plus. Ce devait être le cas depuis longtemps.
Il faut que les gens apprennent l’histoire des tirailleurs, ce qu’a été leur mission, ainsi de suite. Il y a eu des morts à Dardanelles en Turquie, des Sénégalais ont combattu à Dardanelles lors de la 1ère Guerre et beaucoup y ont trouvé la mort. Y’a à Verdun, ceux qui ont combattu lors de la bataille du Chemin des Dames, et dans d’autres champs de bataille en France.
Accueil à Diass
On a été très bien accueillis, il y avait la musique des Forces armées. C’est après qu’on a rencontré le Président. Je lui ai parlé de mon service, de ma démission de l’Armée française. Le Président Macky Sall a dit qu’il a entendu nos paroles et nous a félicités. Il a dit qu’il va veiller sur nous, afin que notre retour se passe dans les meilleures conditions. A la sortie, on a eu la couronne qui nous élève à l’Ordre de dignitaires de l’Etat, et la pendante en vert et un disque argent et or, c’est notre médaille nationale. Quand tu reviens avec des faits d’armes importants, on te célèbre. On nous a célébrés à notre arrivée. Il y a cependant une chose que l’on attend. A ma retraite, je ne gagnais pas beaucoup, donc c’était difficile de gérer les charges familiales alors que j’étais Adjudant-chef. Y’en a parmi les anciens combattants qui perçoivent moins de 50 mille francs. Cette situation doit être réglée. S’ils n’étaient pas allés en France, ils allaient mourir, et rien que la misère morale les aurait tués. On a perdu beaucoup de camarades à cause de la misère morale.
Prise en charge, un autre défi
Je crois que le Président est en train de se pencher sur le problème des anciens combattants. Lors de l’accueil, il a demandé au ministre des Forces armées de s’occuper de nous, de tous nos besoins. Depuis lors, on attend. On s’est rencontrés hier (l’entretien s’est déroulé samedi passé), nous ne sommes plus des bébés car le moins âgé d’entre nous à 90 ans. On a pris un rapporteur pour harmoniser nos positions et interpréter les choses clairement. Nous avons dit que ce qui nous intéresse, c’est notre installation au pays. Chacun a ses besoins et nous voulons les porter de vive voix au Président. Deuxièmement, notre prise en charge sanitaire, car les cartes que nous avons ramenées sont valables juste en France, et on voudrait que la prise en charge soit des meilleures, compte tenu de notre état de santé. On veut que le gouvernement nous délivre des cartes pour qu’on puisse aller dans les meilleures cliniques du pays, parce que nous avons des maladies qui ne sont pas contagieuses mais qui sont devenues des tares, qui donnent des invalidités, y en a parmi nous qui ont le diabète ou la dysenterie, et il faut donc une bonne prise en charge sanitaire compte tenu surtout de leur âge.
Nous sommes aussi tous prostatiques, d’ailleurs beaucoup d’anciens combattants sont morts avec l’ablation de la prostate. En France, il n’y a aucun problème pour ce genre d’opérations. Nous devons être questionnés sur nos besoins moraux et penser à nos autres frères anciens combattants qui sont dans l’embarras continuel. Donc nous avons écouté le président de la République, il a dit au ministre de nous prendre en charge. Nous sommes venus le 28 avril, le 3 mai, le Président ne nous a pas appelés, mais il nous a mis en rapport avec le ministre des Forces armées pour qu’il nous reçoive et nous écoute, et jusqu’au 12 mai, on n’a rien vu. C’est pourquoi on a dit qu’il fallait se lever. On lui (ministre des Forces armées) a dépêché un émissaire par le biais de son aide de camp et son chef de bureau et ils nous ont dit qu’ils vont nous écrire, mais rien jusque-là. Ce que nous voulons désormais, c’est une audience exceptionnelle avec le Président Macky Sall pour exposer nos problèmes et ceux de tous les anciens combattants. Certes nous avons besoin de rencontrer le ministre des Forces armées, mais nous avons plus besoin de rencontrer le président de la République.»
Enfance à Dagana
«Je porte le nom de mon grand-père et je suis né le 8 juillet 1928 à Dagana, où j’ai entamé mon cursus scolaire en 1935. A l’éclatement de la (2ème) Guerre mondiale en 1939, les instituteurs ont été mobilisés pour faire la guerre, c’étaient des Français. De 39 à 44, il n’y a pas ainsi eu d’études. Ça a redémarré avec le retour des instituteurs quand la guerre a commencé à finir. On était alors âgés de 15 ans et on devait faire l’entrée en 6ème. Après l’entrée en 6ème, j’ai été admis à l’Ecole des chemins de fer de Thiès pour suivre une formation comme ingénieur en chemin de fer. Quand j’y suis allé, l’école n’a pas marché et je suis allé à Saint Louis, où vivait mon oncle. J’ai alors demandé à mon oncle de m’inscrire dans une école privée. Je suis allé à l’école Bruyère et j’ai fait la 6ème et la 5ème, j’avais entre 17 et 18 ans. J’avais l’ambition à ce moment de poursuivre mes études en France et je me demandais comment faire pour y arriver. Je suis issu d’une famille de chefs. Mon père était chef de canton, c’est un promotionnaire de Ngalandou Diouf, il s’appelle Pierre Chimère. Son père s’appelle Yoro Diao dont il est le fils aîné, derrière 28 filles. Yoro Diao Boly Mbodji est en fait un historien, un égyptologue que presque tout le monde connaît au Sénégal.
Engagement dans l’Armée coloniale
Je ne pouvais donc pas avoir peur d’intégrer l’Armée. Mes cousins y sont allés et me chambraient en me disant «t’es un moins-que-rien» ; c’est ce qui m’a poussé à vouloir intégrer l’Armée. Le Conseil de décision m’a dit que j’étais trop faible et ne pouvais pas être militaire, lorsque je me suis présenté au recrutement. Je suis revenu l’année suivante et la même chose m’a encore été signifiée. Voulant coûte que coûte intégrer l’Armée, j’ai alors fait l’examen des infirmiers en 1948 et j’ai été admis à l’hôpital de Saint-Louis. A ce moment, les infirmiers faisaient une formation de deux ans. Moi, j’ai opté pour la partie chirurgie et j’ai fait 3 ans avec un brevet d’infirmier. Donc l’Armée aura forcément besoin de moi. Quand je suis venu en 1950 (pour le recrutement), je leur ai dit que voici mon diplôme et dès qu’ils l’ont vu, ils m’ont dit qu’ils avaient besoin de mon profil. Ils m’ont sur le champ dit que je devrais aussi aller en Indochine. C’est comme ça que j’ai fait trois mois à Dakar-Bango, puis on m’a amené au Mali en début d’année 1951 pour parfaire mon service militaire et en fin d’année, j’ai été dirigé au détachement devant aller en Indochine. Je suis allé ainsi en France, où j’ai fait 6 mois, et en début d’année 1952, on a quitté la France pour l’Indochine. C’était une guerre de pacification, pas de domination, parce que l’Indochine était une colonie française.
Guerre en Indochine
En Indochine, j’étais au 2ème Bataillon du 24ème Régiment (de marche) des tirailleurs sénégalais. Nous n’étions pas stationnaires, nous ne faisions que marcher. Où qu’on soit, on y reste juste un moment avant de progresser. Y’a eu le passage à la frontière de la Chine avec Tonkin, où qu’on soit, c’est pour des manœuvres. Quand il y a une sécurisation, si des rebelles, aidés par les Japonais et les Russes, attaquent un poste, nous allons au secours. Si c’est à 100 km, nous y allons. En 1953, c’était mon baptême du feu, notre première attaque. La compagnie a perdu 30 hommes le même jour, et la moitié a été transportée par mon équipe de brancardage. Les combats ont été durs et les tirailleurs ont perdu beaucoup d’hommes face à des rebelles qui étaient lourdement armés. J’ai eu dans ce bataillon des croix de guerre pour acte de bravoure. Le séjour en Indochine, c’était pour deux ans, mais beaucoup de mes camarades ont été blessés et d’autres morts. Le séjour était terminé, mais la guerre non. J’y suis donc resté jusqu’en 1955, 4 ans donc. On a pris le bateau de Saigon à Marseille. Je suis retourné au pays cette même année. Après un congé de cinq mois, je suis allé à Thiès, puis à Saint-Louis où on m’a informé que je devais aller en Algérie. C’est comme ça que je suis allé en Algérie en 1956, mais j’avais le grade de Sergent (décroché en 1953) à mon retour d’Indochine.
Passage de diplômes en pleine guerre
J’ai travaillé dur pour passer Officier, mais dans l’infanterie, avec une certification dans l’infanterie. J’ai été affecté à la frontière entre l’Algérie et le Maroc comme Sergent au 22ème Régiment d’infanterie coloniale (Ric). Je suis venu avec mes décorations d’Indochine et on n’était pas nombreux dans ce cas au niveau de la compagnie. Un chef m’a remarqué et m’a dit que dans mes papiers, il est marqué infirmerie, donc que je devais aller rejoindre les hôpitaux. Il m’a dit que je ne pouvais même pas démonter un fusil 36.
C’est là-bas que j’ai préparé mon examen. Je suis venu à la capitale (Alger) au Centre d’instruction d’infanterie où j’ai fait mon premier degré Cat 2, le Certificat inter arme (Cia), B1 et B2 pour passer Officier. Je passais la nuit dans la salle pour étudier. C’est comme ça que je suis retourné à mon bataillon à la frontière, avec tous mes diplômes et disposant de toutes les connaissances de guerre et sur les armes. On a aussi perdu beaucoup de camarades. En partant en Algérie, on nous disait que ce n’était pas une guerre, mais une opération de maintien de l’ordre. Toutes les guerres se valent. Pendant la guerre d’Indochine, les militaires qui se battaient contre nous étaient lourdement armés. Le Jom sénégalais nous a maintenus dans nos actions. Chaque fois que c’était compliqué, on pensait toujours aux tirailleurs sénégalais qui ont un comportement exemplaire au combat comme en dehors du combat. C’est pourquoi on a eu beaucoup de morts et de blessés. On se battait pour la France, mais aussi pour faire honneur à notre pays, le Sénégal. On n’a pas de pension de l’Armée française ; j’y ai fait 9 ans, car je n’ai pas continué, parce que mon pays avait besoin de moi. J’avais des possibilités pour être Officier dans l’Armée française, mais j’ai quitté pour l’Armée sénégalaise.
Armée sénégalaise
Je suis retourné au Sénégal en 1958, on m’a affecté à Thiès et nommé Sergent-chef en 1958-1959, la Fédération du Mali a été créée et ils ont demandé qui voulaient la rejoindre. La France a mis à la disposition de la Fédération, des délinquants récupérés de prison qu’on a mis dans l’Armée de la Fédération. Je me suis rendu chez l’adjoint de Modibo Keïta et lui ai dit que tous les soldats qui ont été envoyés sont des délinquants qui viennent de prison. Modibo l’a dit à Senghor, précisant que c’est un certain Yoro Diao qui le lui a dit, et ils ont tous été renvoyés. Ma première médaille, je l’ai reçue d’ailleurs de Senghor en 1964. A l’éclatement de la Fédération, on a dit que ceux qui veulent retourner en France peuvent le faire. Je me suis porté volontaire pour servir la nouvelle Armée du Sénégal. Mes chefs dans l’Armée française ont voulu me retenir. Le Sénégal avait besoin de moi, donc je suis revenu dans l’Armée. Ceux qui sont restés dans l’Armée française gagnent plus de 2000 euros par mois (1 million 310 mille), moi j’ai touché 150 mille francs par mois. J’ai bien servi mon pays, je me suis sacrifié pour notre Armée. Je n’ai jamais demandé une pension d’invalidité et j’étais asthmatique. A ma retraite, une note venant de la France en 1986 nous est parvenue pour dire que tous les anciens combattants peuvent venir en France pour une prise en charge. Des types qui se sont battus pour la France, vous leur dites «vous n’avez pas le droit d’avoir la nationalité française», c’est une honte.
Ce que j’ai fait pour la France, je ne l’ai pas fait pour le Sénégal, en considérant les guerres. C’est comme ça qu’on est partis en France. Nous avions l’obligation de rester 6 mois chaque année là-bas pour disposer de notre allocation minimum vieillesse de 950 euros (623 mille francs Cfa). On était obligés ainsi de faire des allers-retours en payant à chaque fois 1000 euros (655 mille F Cfa), en permanence. On menait une vie difficile en France. Vivre sans ses enfants et petits-fils, vous imaginez ce que ça fait. Ce célibat auquel t’es contraint pose problème car tu dois préparer pour manger ou aller faire les courses. On te donne une chambre avec chauffage, mais dehors le froid te tue.
Retour définitif au pays
Nous sommes heureux de rentrer, nous sommes 13, il y en a quatre qui ne sont pas venus. Les deux sont à Dakar et les deux autres en France. Je suis très heureux à mon âge d’être là ; comme ça, si je meurs, je serai entouré de ma famille. Dieu seul sait quand ce sera. C’est une joie indescriptible que d’être entouré de ses fils et petits-fils. Avant d’embarquer, le Président Macron nous a reçus. Il nous a dit : «Vous rentrez, mais n’oubliez pas que vous êtes Français. Œuvrez à raffermir les liens entre les deux pays. Quand vous êtes malades, revenez pour vous soigner, vous avez vos cartes et vous serez pris en charge. Ce départ, nous ne voudrions pas que ce soient des adieux, mais un simple au revoir pour que vous puissiez revenir assez souvent pour partager vos connaissances avec nos enfants.» Je lui ai dit : «Si vous continuez votre politique comme ça, vous allez perdre le Sénégal et ce sera un point très douloureux. C’est ce que je dirai aussi à Macky Sall.» Les manuels scolaires qui parlent des anciens combattants ne sont pas sortis en France, au Sénégal non plus. Ce devait être le cas depuis longtemps.
Il faut que les gens apprennent l’histoire des tirailleurs, ce qu’a été leur mission, ainsi de suite. Il y a eu des morts à Dardanelles en Turquie, des Sénégalais ont combattu à Dardanelles lors de la 1ère Guerre et beaucoup y ont trouvé la mort. Y’a à Verdun, ceux qui ont combattu lors de la bataille du Chemin des Dames, et dans d’autres champs de bataille en France.
Accueil à Diass
On a été très bien accueillis, il y avait la musique des Forces armées. C’est après qu’on a rencontré le Président. Je lui ai parlé de mon service, de ma démission de l’Armée française. Le Président Macky Sall a dit qu’il a entendu nos paroles et nous a félicités. Il a dit qu’il va veiller sur nous, afin que notre retour se passe dans les meilleures conditions. A la sortie, on a eu la couronne qui nous élève à l’Ordre de dignitaires de l’Etat, et la pendante en vert et un disque argent et or, c’est notre médaille nationale. Quand tu reviens avec des faits d’armes importants, on te célèbre. On nous a célébrés à notre arrivée. Il y a cependant une chose que l’on attend. A ma retraite, je ne gagnais pas beaucoup, donc c’était difficile de gérer les charges familiales alors que j’étais Adjudant-chef. Y’en a parmi les anciens combattants qui perçoivent moins de 50 mille francs. Cette situation doit être réglée. S’ils n’étaient pas allés en France, ils allaient mourir, et rien que la misère morale les aurait tués. On a perdu beaucoup de camarades à cause de la misère morale.
Prise en charge, un autre défi
Je crois que le Président est en train de se pencher sur le problème des anciens combattants. Lors de l’accueil, il a demandé au ministre des Forces armées de s’occuper de nous, de tous nos besoins. Depuis lors, on attend. On s’est rencontrés hier (l’entretien s’est déroulé samedi passé), nous ne sommes plus des bébés car le moins âgé d’entre nous à 90 ans. On a pris un rapporteur pour harmoniser nos positions et interpréter les choses clairement. Nous avons dit que ce qui nous intéresse, c’est notre installation au pays. Chacun a ses besoins et nous voulons les porter de vive voix au Président. Deuxièmement, notre prise en charge sanitaire, car les cartes que nous avons ramenées sont valables juste en France, et on voudrait que la prise en charge soit des meilleures, compte tenu de notre état de santé. On veut que le gouvernement nous délivre des cartes pour qu’on puisse aller dans les meilleures cliniques du pays, parce que nous avons des maladies qui ne sont pas contagieuses mais qui sont devenues des tares, qui donnent des invalidités, y en a parmi nous qui ont le diabète ou la dysenterie, et il faut donc une bonne prise en charge sanitaire compte tenu surtout de leur âge.
Nous sommes aussi tous prostatiques, d’ailleurs beaucoup d’anciens combattants sont morts avec l’ablation de la prostate. En France, il n’y a aucun problème pour ce genre d’opérations. Nous devons être questionnés sur nos besoins moraux et penser à nos autres frères anciens combattants qui sont dans l’embarras continuel. Donc nous avons écouté le président de la République, il a dit au ministre de nous prendre en charge. Nous sommes venus le 28 avril, le 3 mai, le Président ne nous a pas appelés, mais il nous a mis en rapport avec le ministre des Forces armées pour qu’il nous reçoive et nous écoute, et jusqu’au 12 mai, on n’a rien vu. C’est pourquoi on a dit qu’il fallait se lever. On lui (ministre des Forces armées) a dépêché un émissaire par le biais de son aide de camp et son chef de bureau et ils nous ont dit qu’ils vont nous écrire, mais rien jusque-là. Ce que nous voulons désormais, c’est une audience exceptionnelle avec le Président Macky Sall pour exposer nos problèmes et ceux de tous les anciens combattants. Certes nous avons besoin de rencontrer le ministre des Forces armées, mais nous avons plus besoin de rencontrer le président de la République.»
Alors qu’il recevait des dignitaires juif, musulman et chrétien, le président tunisien Kaïs Saïed a insisté mercredi 17 mai sur « la tolérance et la coexistence qui caractérisent la Tunisie depuis des siècles ». Le pays est-il réellement le modèle de pluralisme religieux mis en avant par son chef de l’État ?
Le président tunisien Kaïs Saïed a reçu le mufti de la République Hichem ben Mahmoud, le grand rabbin de Tunisie Haim Bittan, et l’archevêque de Tunis Ilario Antoniazzi mercredi 17 mai. Une entrevue au cours de laquelle il a rappelé l’attachement de son pays à la coexistence religieuse pacifique alors que la synagogue de la Ghriba panse encore ses plaies à la suite de l’attaque meurtrière du 9 mai.
La fusillade qui s’est déclarée aux portes de la synagogue sur l’île de Djerba pendant le pèlerinage juif annuel a fait six morts, dont un Franco-tunisien, le Marseillais Benjamin Dan Haddad. C’est la deuxième fois que la Ghriba est le théâtre d’une attaque sanglante au moment du pèlerinage. La première a eu lieu en 2002, un attentat-suicide revendiqué par Al-Qaida qui avait fait 21 morts.
Le président tunisien a affirmé aux dignitaires mercredi que l’attaque visait à « porter atteinte à la Tunisie et sa stabilité et y semer la discorde et la division » a rapporté l’AFP, selon qui le président s’est ensuite adressé à la communauté juive locale pour les rassurer : « Vous pouvez vivre en paix et nous allons garantir votre sécurité. »
Une cohabitation séculaire
Historiquement, « les gens du Livre » sont considérés comme des communautés profondément enracinées dans le pays, explique le politologue essayiste tunisien Hamadi Redissi, qui défend une « véritable culture de tolérance » tunisienne. De fait, l’histoire de la liberté religieuse dans le pays est marquée par plusieurs événements fondateurs comme « le Pacte Fondamental de 1857 qui dit que tous les Tunisiens sont considérés comme égaux devant la loi sans distinction de foi », rappelle le chercheur. Ce texte affirme également que les « sujets israélites ne subiront aucune contrainte pour changer de religion, et ne seront point empêchés dans l’exercice de leur culte, etc. ».
Le Modus Vivendi de 1964 prévoit à son tour la protection du libre exercice du culte catholique en Tunisie par le pouvoir en place, et tout un ensemble de mesures encadrant le culte et permettant son organisation et sa gestion par les catholiques eux-mêmes.
L’impact de la guerre des Six Jours
Les « gestes d’apaisement » promus par les gouvernements successifs à l’égard des minorités religieuses juives et chrétiennes vont être néanmoins fortement mis à mal par « les agressions commises par une foule en délire en 1967 en rapport à la Guerre des Six Jours », retrace Hamadi Redissi. S’ensuivra le départ massif des Juifs. Le politologue rappelle combien dans l’esprit de beaucoup de Tunisiens la communauté chrétienne « porte en elle le péché originel d’avoir accompagné la colonisation du pays », ce qui peut encore envenimer les relations aujourd’hui, et « est une simplification de la réalité », ajoute-t-il.
Malgré ces obstacles, la coexistence religieuse n’a pas été remise en question par la révolution de 2011, « cette coexistence s’est donc inscrite dans la durée et demeure indifférente à la question politique en Tunisie », conclut le politologue. Un exemple saillant selon lui : la réinstauration il y a quelques années de la célébration le 15 août de « la fête de la Madone au port de la Goulette, situé à 12 km à l’est de Tunis, où les pêcheurs italiens avaient pour habitude de bénir les bateaux », fête qui avait été interdite au moment de l’indépendance du pays en 1956.
« Une coexistence avec d’infimes minorités »
Cela n’empêche pas un certain nombre de « graves maladresses » de la part du gouvernement tunisien ces dernières semaines, ajoute Hamadi Redissi, faisant référence au refus des autorités de qualifier l’attaque perpétrée aux abords de la synagogue de « terroriste », résistant ainsi à lui conférer une dimension antisémite.
Plus largement, les minorités religieuses sont extrêmement minoritaires en Tunisie : 1 500 juifs (le pays comptait 100 000 juifs avant l’indépendance en 1956) et entre 20 000 et 30 000 chrétiens d’après le politologue. « Ce pays est dramatiquement homogène, donc la notion de coexistence avec des infimes minorités pose un problème philosophique », avance-t-il, « car la coexistence suppose l’acceptation de la présence d’autrui. »C’est plus compliqué lorsque la présence est moins évidente.
La primauté de l’islam
Si la rhétorique officielle du pays a toujours été celle de l’ouverture et du pluralisme religieux, l’islam reste un référentiel constitutionnel et institutionnel ajoute Vincent Geisser, chercheur au CNRS et à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM). « On se trompe souvent en disant que la Tunisie est un pays laïc » avance le chercheur, qui rappelle que les constitutions successives ont toujours eu « comme référence principale, l’islam ».
C’est aussi le cas de la dernière en date, adoptée le 25 juillet 2022, dans laquelle la Tunisie abandonne officiellement l’islam comme religion d’État mais ajoute à l’article 5 que le pays est « une partie de la nation islamique », de l’Oumma donc, dont la religion est l’islam. « La référence à l’islam en Tunisie occupe une place majeure et dominante par rapport aux autres religions », résume Vincent Geisser, malgré un « réel attachement à l’histoire et au patrimoine juif et à la figure de Saint Augustin ».
Cette dichotomie se retrouve sur le terrain, précise le chercheur du CNRS. « On retrouve cette tolérance et cette ouverture mais l’islam demeure le pilier de la vie sociale, culturelle et bien sûr, religieuse », conclut-il.
Célébré pour son œuvre, Mouloud Feraoun ne fut pas toujours encensé en Algérie comme il l’aura été ces derniers mois, en cette année marquant le soixantième anniversaire de son assassinat par l’Organisation armée secrète (OAS) à Alger le 15 mars 1962, quatre jours avant la signature des accords d’Évian.
L’œuvre de Mouloud Feraoun a toujours eu ses détracteurs, mais aussi des défenseurs convaincus (…) Paradoxalement, les reproches adressés à Feraoun de son vivant sont les mêmes que certains exhibent aujourd’hui encore, comme si les outils de la critique n’avaient pas évolué depuis et comme si le contexte sociopolitique et culturel de l’Algérie était demeuré immuable1.
Par rapport à d’autres écrivains algériens de sa génération, la légitimité d’auteur national, pour ne pas dire nationaliste, de Mouloud Feraoun ne lui fut pas toujours reconnue, du moins dans les rouages des élites organiques. Sept mois après le déclenchement de l’insurrection du 1er novembre 1954, l’organe des jeunes de l’Association des Oulémas d’Algérie, Le Jeune musulman, saluait l’incarnation de « l’Algérie authentique » qu’il reconnaissait à Mohammed Dib, mais pas à Feraoun : « Au lieu de la critique de La Terre et le sang attendue, le J. M. revient une seconde fois sur La grande maison de Dib (…) puis une troisième fois (…) à propos de L’incendie du même Dib qui, à ses yeux, incarne l’Algérie authentique, Algérie de laquelle semblent exclus Feraoun et Mammeri »2.
« ENTRE DEUX CHAISES »
Écrivain algérien, kabyle, francophone, Mouloud Feraoun avait pour nombre de ses concitoyens un statut à part, comparé aux autres écrivains algériens francophones, à commencer par Kateb Yacine. Certains trouvaient dans ses écrits de la complaisance à l’égard de la France coloniale, d’autres le classaient comme simple écrivain ethnographe. Christiane Chaulet-Achour, spécialiste des littératures maghrébines, voit dans son œuvre une « littérature de la rectification et non de la remise en cause »3.
Lucide, généralisant sa position en englobant l’ensemble de ses confrères, et constatant l’absence de l’Algérien dans les œuvres d’Albert Camus et d’Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun écrit pour sa part : « Notre position n’est pas si paradoxale qu’on le pense. En réalité, nous ne nous trouvons pas “entre deux chaises” mais bel et bien sur la nôtre »4.
En juin 1956, le général Jean Olié, un « ami des livres » et ancien chef d’état-major particulier du général De Gaulle, répondit à ceux qui se méfiaient de l’écrivain : « Nous avons confiance en lui ». Ce qui ne lui rendit pas service : cette marque de confiance, venant d’un haut gradé de l’armée coloniale, ne fit que conforter certains nationalistes dans leur suspicion à son égard. Dans son Journal 1955-1962 (Seuil, 1962), l’écrivain commente, avec une subtilité consommée :
Tout ceci est très flatteur pour moi. Mais je crois que dans l’autre camp également, je bénéficie de la même estime, de la même confiance et aussi de la même méfiance. Je suis en équilibre sur une corde bien raide et bien mince. Disons que cette semaine, j’ai sans doute donné l’impression aux maquisards que je penche du côté français. Ils savent bien pourtant que dans ma situation je ne puis éviter ces réceptions officielles… Il me restera à décliner la prochaine invitation officielle pour rétablir un précaire équilibre (…) Car, en toute simplicité, je me refuse à être du côté du manche. Je préfère souffrir avec mes compatriotes que de les regarder souffrir ; ce n’est pas le moment de mourir en traître puisqu’on peut mourir en victime.
FRANCOPHONIE POSITIVE ?
Même un esprit éclairé comme put l’être le sociologue Mostefa Lacheraf (1917-2007), futur diplomate et futur ministre de l’éducation nationale, n’avait pas hésité à pourfendre le « fils du pauvre »5 jusqu’à le soupçonner de complaisance avec le système colonial au prétexte que Feraoun faisait dans la « francophonie positive », pour ainsi dire. Étonnant de la part du défenseur du bilinguisme qu’il fut avant de cautionner l’arabisation décrétée par le pouvoir. Dans un entretien paru en 1963 dans Les Temps modernes, l’auteur de Algérie, nation et société (Maspero, 1965) se montra cependant moins sévère qu’il ne le fut avec d’autres écrivains :
Ces romans ont eu pendant longtemps une vogue, il faut bien l’avouer, objectivement pas toujours fondée. Si, techniquement parlant, ils approchaient de la perfection, ils n’étaient pas encore le reflet authentique de la société algérienne, surtout au niveau des masses laborieuses et exploitées et de peuple en général, avec ses vertus, son humanisme, sa résistance silencieuse ou déclarée à l’oppression coloniale.
« L’ESPRIT DE COLLABORATION »
Dans son étude consacrée à Mouloud Mammeri, mais dont une bonne partie traite longuement de Mouloud Feraoun, Hend Sadi ne se prive pas de rappeler la contradiction chez Christiane Chaulet-Achour qui transparaît dans ces lignes :
Mouloud Feraoun écrivain plein de mesure et dont l’effort et l’application sont évidents, se ressent beaucoup de sa formation d’instituteur […] ce qui le dessert le plus, surtout dans son Journal, c’est la prise de conscience très inégale qui l’a animé sur le plan politique national, lui faisant friser par endroit l’esprit de collaboration et l’illusion coloniale6.
« Esprit de collaboration », carrément ! Et quelle dédaigneuse caractérisation de « l’application » chez ce « petit instituteur » s’efforçant, n’est-ce pas, à écrire comme ses « maîtres » du courant algérianiste !... Plus tard, la même critique littéraire nettoiera sa plume de toute trace d’acrimonie, lorsqu’elle signera la présentation de l’édition algérienne des Lettres à ses amis :
Découvrir un écrivain de l’autre côté du miroir est un plaisir toujours renouvelé : celui que nous procure la correspondance rassemblée par Emmanuel Roblès et les éditions du Seuil dans le volume, publié pour la première fois en 1969, Lettres à ses amis. Aujourd’hui où la communication épistolaire a tendance à disparaître, la lecture de ces lettres rappelle la saveur des mots ancrés dans un moment et un lieu précis (…) : Feraoun tisse de son « bled » des liens et des réseaux et s’il espace ses feuillets d’écriture et d’amitié il sent l’isolement l’enserrer davantage… Lettres à ses amis nous révèle une partie importante de la personnalité de Feraoun, ce montagnard kabyle fier de ses origines, cet humaniste déchiré qui appelle les gens à plus de fraternité (…).
Mais si, dans Abécédaires, Christiane Chaulet-Achour reproche à Feraoun de taire dans ses romans les événements de la guerre « dont il a connaissance puisqu’il les consigne dans son Journal », dans son introduction au même Journal 1955-1962 (ENAG éditions, 1998), elle écrit contre toute attente :
Le Journal est le texte d’un homme qui observe, meurtri et écartelé, son pays livré à la violence. Feraoun écrit lui-même qu’il est « un observateur attentif qui souffre toute la souffrance des hommes et cherche à voir clair dans un monde où la cruauté dispute la première place à la bêtise » (6 janvier 1957). »Un peuple habitué à recevoir les coups, qui continue d’encaisser mais qui est las, las, au bord du désespoir (…) Il fait pitié le peuple de chez nous et j’ai honte de ma quiétude » (9 septembre 1956) (…) L’on est bien loin de l’image positive d’une littérature de propagande ou d’autres récits de vie d’acteurs de la lutte, d’un peuple en lutte par conviction et nécessité historique »
L’« INTELLECTUEL-MARTYR »
Feraoun, un « collabo », un « assimilé » pour certains, un « timoré » pour d’autres. En 2007, lors d’une conférence à la Maison de la culture de Tizi-Ouzou, l’écrivain-journaliste Arezki Métref répondra à ces distributeurs d’étiquettes : « Je pense que Feraoun a toujours été un homme qui réprouve la violence (…). Et, d’ailleurs, à ce titre, son assassinat par l’OAS surpasse toutes les explications quant à sa position vis-à-vis du colonialisme ».
Officiellement, peu d’honneurs lui auront été rendus durant ces dernières décennies, et même l’université algérienne aura attendu le cinquantenaire de sa mort pour lui consacrer un colloque (16-18 mars 2012). Un colloque international, certes, mais dont l’intitulé nous laisse perplexe : « Mouloud Feraoun, l’intellectuel martyr et ses compagnons ». On avait alors parlé de récupération par le régime ; ainsi, voilà notre écrivain finalement décrété martyr, au pays du million et demi d’autres martyrs de la Guerre d’indépendance. Comme si le crime de l’OAS ne l’avait pas déjà établi comme tel.
SALAH GUEMRICHE
Essayiste, romancier, journaliste. Dernier ouvrage paru : Algérie 2019 : la reconquête (Orients éditions, 2019).
Le livre de Tarek Djerroud Camus et le FLN fait valoir un autre point de vue algérien sur les rapports de l’écrivain à la « question algérienne ». Entre essai et récit, l’œuvre ne se veut ni l’apologie d’un saint ni l’excommunication d’un apostat, mais une interrogation personnelle de l’histoire contemporaine de l’Algérie, parfois quelque peu idéalisée.
FARIS LOUNIS
Pour certains, Camus était un saint, un héros rare, quand d’autres ne voyaient en lui qu’un écrivain inconsistant : pourtant, lui n’était qu’un humain, avec ses hauts et ses bas. […]. En marge d’une longue et difficile quête de justice humaine, nous apprenons par-ci et par-là qu’un homme d’action pourrait être défini par ce qu’il avait bien réussi à accomplir dans sa vie sans oublier ce qu’il avait voulu réaliser sans y parvenir, l’une comme l’autre conséquence pouvait plaider en sa faveur sinon à son désavantage.
Avec cette position, Tarek Djerroud rompt avec les anathèmes qui se perpétuent en Algérie, et parfois en France, depuis la conférence officielle « Albert Camus vu par un Algérien », donnée à Alger en février 1967 par Ahmed Taleb Ibrahimi, alors ministre de l’éducation. L’écrivain y reste condamné comme celui qui, en refusant son nom à « l’Arabe » de L’Étranger et en ne faisant aucune place aux colonisés dans ses romans, avouerait n’être qu’un « tardif défenseur »1 de la domination française en Algérie. Accusé même de vouloir réaliser « de manière subconsciente », « en tuant l’Arabe », « le rêve du pied-noir qui aime l’Algérie, mais ne peut concevoir cette Algérie que débarrassée des Algériens », Albert Camus est réduit à être celui qui a fait passer sa communauté « avant la défense des valeurs universelles ». À ce titre, selon Ibrahimi, Camus, qui ne mérite pas le titre d’« Algérien », « restera pour nous un […] étranger », pour n’avoir pas reconnu « la noblesse de notre combat » et sa « seule issue acceptable : l’Indépendance ».2
Repris sans fin au nom de la critique postcoloniale ou nationaliste, ce verdict, en subordonnant expressément l’algérianité de Camus au critère d’un soutien politique à l’indépendance telle que la voyait le FLN, validait malheureusement l’inquiétude de l’écrivain que les Européens natifs d’Algérie se voient reconnaître leurs droits, comme minorité, à la pleine citoyenneté dans ce nouveau pays.
UN RÉFORMISTE EN QUÊTE DE JUSTICE
Revenant aux faits, Djerroud part du texte de Camus « Réflexion sur la générosité » publié en 1939 dans L’Entente, le journal de Ferhat Abbas. Il passe par son engagement au Parti communiste, sa volonté de faire entendre politiquement la voix des colonisés et sa dénonciation courageuse de la répression des premiers indépendantistes de l’association Étoile nord-africaine et du Parti du peuple algérien (PPA) fondés par Messali Hadj. Il termine sur le Camus de la fin des années 1950, pris en tenaille entre sa sous-estimation de l’aspiration nationale algérienne et la crainte que la surenchère des terrorismes rende impossible toute cohabitation future entre les communautés. Djerroud le dit clairement : la dénonciation du colonialisme français par Camus restait réformiste, dans le sens d’une égalité politique et juridique entre tous les citoyens d’Algérie, sans distinction de religion et d’appartenance communautaire, et cela dans le respect total et inconditionnel des différences linguistiques, religieuses et sociales. Ce rêve de justice et de fraternité avait sa grande part d’illusions, perdues peut-être par avance !
Cette aspiration à un dépassement du système colonial passait aussi par l’appel à remédier sans tarder à la détresse économique du plus grand nombre, notamment avec « Misère de la Kabylie », une série de reportages effectués par Camus et publiés dans le journal Alger républicain en juin 1939. Djerroud y voit un engagement sincère de Camus pour les droits et besoins humains les plus élémentaires, et en premier lieu la justice3. Même si, ajoute-t-il à juste titre, ce dernier ne faisait pas clairement le lien « entre colonialisme et misère sociale ». Djerroud brosse ainsi le portrait d’un Camus non pas « colonialiste » ou « paternaliste », mais humaniste, inquiet et incertain, cherchant, depuis le milieu européen pauvre dont il est issu, sa place face à l’altérité des colonisés. Il voulait faire entendre la voix de damnés de cette terre, dont il n’a cessé de célébrer la beauté et la grandeur.
LES LIMITES DE LA « PENSÉE DE MIDI »
Quant à L’Étranger, il dépeint selon Djerroud « l’autochtone en étranger chez lui, en triste démuni, lequel était même sacrifié à cause d’un faux alibi : le soleil ! ». C’était écrire vrai : le droit discriminatoire de la colonie a fait de « l’Arabe » un « sous-homme » auquel les principes de la République « ne s’appliquaient guère ». Par-delà toute interprétation, ajoute Djerroud, « ce roman, qui se nourrit d’imaginaire comme du réel, venait à pic pour miroiter une réalité quasi quotidienne » de la vie en colonie. Au passage, rappelons que les critiques postcoloniales ou nationalistes de L’Étranger minorent souvent le fait — l’occultent — que ce roman acte la rupture avec la véritable littérature d’apologie du colonialisme, celle dite « algérianiste », jadis représentée par Louis Bertrand et Robert Randau.
Loin du cliché du « colonialiste » dominateur et aveugle, et face à la souffrance et aux revendications de justice et d’indépendance des colonisés, la figure de Camus serait mieux comprise selon Tarik Djerroud dans un rapprochement avec celle de l’instituteur Daru dans la nouvelle de 1957, L’Hôte. Natif d’Algérie, parlant l’arabe, transmetteur du savoir tentant de pallier la famine des habitants, ce personnage refuse l’ordre des autorités de livrer le captif qui lui est confié. À travers lui, l’auteur signalerait tant aux « Arabes » qu’aux Européens quelle quête d’humanité s’esquisse ici entre les deux hommes « dans un « pays […]cruel à vivre » , mais qui pourrait changer avec la volonté de tous ». L’épilogue où l’instituteur se voit condamné de part et d’autre le montre pourtant : l’écrivain n’ignore plus rien de la finitude d’un ordre social qui voue une telle quête à l’échec.
Voulant illustrer une nécessaire « pensée de midi », celle de la juste mesure, Camus a montré les limites de sa vision de « la question algérienne » avec sa proposition fédéraliste très peu réaliste de 1958. « Camus, écrit là aussi Djerroud, pouvait être lucide sur beaucoup de problèmes de son temps. […]. Mais il resta très aveugle sur l’art d’écraser l’ignominie coloniale en Algérie ».
Du livre de Tarik Djerroud, retenons l’invitation lucide à penser l’avant et l’après 1962 sans céder ni aux simplismes de l’histoire officielle ni au mythe de l’écrivain maître du bonheur comme du malheur d’un monde qui souvent l’écrase par son indifférence assourdissante. Car il serait absurde de faire porter la responsabilité de la conquête coloniale et ses conséquences, mais aussi les massacres et atrocités d’une guerre de sept ans à un écrivain broyé dans ses affres.
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