Comment la France en est venue à tenter d’assassiner l’un de ses propres ressortissants
Les ordres de tuer et les assassinats ne se sont pas fait rares pendant la guerre d’Algérie. Récemment, c’est la reconnaissance de l’assassinat par la France d’Ali Boumendjel qui a fait parler d’elle (mars 2021). Alors que les crimes n’ont pas manqué, la reconnaissance de la responsabilité de l’État, elle, se fait assez rare. Les conditions sont nombreuses dont la nécessité de l’existence de preuves. Le côté « tabou » est aussi à prendre en considération, plus particulièrement quand la cible est un ressortissant français. C’est le cas de Louis Tonellot, ancien docteur ayant travaillé au Maroc pendant le protectorat et après l’indépendance, dont les actes et la moralité anticolonialistes ont permis à certains rebelles du FLN de continuer la lutte pour l’indépendance.
Avant de nous pencher sur le cas de Louis Tonellot, il m’a paru important de revenir sur l’approche coloniale de la médecine et de l’envoi des médecins de métropole en terre colonisée. Cela permettra de comprendre plus facilement les raisons évidentes de cette tentative d’assassinat de la France contre un de ses propres ressortissants. En effet, il existait une idée idéologique de la « médecine coloniale », un modèle auquel Louis Tonellot ne s’est jamais conformé.
Comment la France coloniale a diagnostiqué l’Algérie
Au début de la conquête, dès 1830, des médecins militaires sont nommés pour s’occuper du diagnostic et de la gestion des malades en Algérie. Leur approche n’est pas dénuée de préjugés et de stéréotypes racistes. Les maladies et maux recensés les plus graves sont la peste et le choléra, la variole, le paludisme, la syphilis, l’hydatidose, la mortalité infantile, la dysenterie et d’autres. (1)
« Les médecins hygiénistes appliquent leurs schémas mentaux venus d’Europe sur les réalités africaines. Fatalisme, absence de propreté, épidémies, refus de se laisser soigner, influence néfaste des religions et des superstitions tout cela se ressemble, avec une différence de degré ; en Algérie, c’est encore pire (2) ».
« Les maisons sont humides et infectées par la vermine et la promiscuité ; l’habitation du Kabyle communique avec son étable […] tout le monde mange au même plat ».
. Cette attitude des indigènes est un grand obstacle à l’expansion de l’influence de ces nouveaux médecins européens. « [Les médecins traditionnels] apparaissent parfois dans les sources françaises, surtout comme des repoussoirs, mais aussi comme des concurrents potentiels aux nouveaux praticiens qui s’installent avec la colonisation (3)».
L’islam aussi serait néfaste aux indigènes. Les ablutions religieuses quotidiennes seraient certes, obligatoires, mais très simplifiées et insuffisantes pour atteindre une hygiène totale. De plus, l’eau des mosquées est sale et même les voyages pour le pèlerinage à la Mecque favoriseraient les épidémies et leur transmission.
On parle d’« étiquetage » des populations et de leur culture (« peuplades primitives », « tribus arriérées »…) et même de « dégénérescence ethnique ».
En réalité, on s’inquiète surtout d’assurer un monopole médical européen en Algérie afin de justifier davantage la présence française dans le pays, une présence découlant d’une « mission civilisatrice ». En effet, les médecins ne sont pas juste médecins, ils sont aussi garants de la présence des européens en terre colonisée, qu’ils en soient conscients ou non.
Les médecins, outils au service de la colonisation
On retrouve cette idée dans l’ouvrage de Léonard Jacques, il y a « utilisation politique de la médecine européenne pour saper l’influence musulmane, pour conférer à la domination française une caution humanitaire, et pour inspirer aux indigènes une certaine confiance dans leurs vainqueurs ».
Cette volonté de renversement, de domination culturelle et idéologique se ressent dans les travaux de plusieurs médecins militaires ayant pratiqué leurs fonctions en Algérie. Jacques reprend les travaux d’Alphonse Bertherand, fondateur de la Gazette Médicale de l’Algérie et directeur de l’École de médecine d’Alger :
« Si, comme il a été chrétiennement pensé et magnifiquement dit, nous avons pris charge d’âmes en prenant possession d’un sol infidèle et barbare, la médecine a sa part à remplir dans la reconstitution d’un peuple dégradé (…). L’humanité n’est pas seule à nous enseigner une tâche aussi belle, Messieurs ! La reconnaissance en prescrit impérieusement le devoir. Revendiquons l’honneur de restaurer chez les Arabes de l’Algérie cette immortelle médecine antique dont, pendant les longues et épaisses ténèbres du Moyen Âge, leurs ancêtres conservèrent si fidèlement l’héritage pour le transmettre à nos pères de l’Occident ». Un autre médecin militaire, Jules Brault, écrit : « il faut des médecins et beaucoup de médecins aux colonies (…) ; il faut remplacer le sorcier ignorant par le médecin instruit ».
Léonard Jacques poursuit : « Les médecins français en Algérie sont avant tout au service de la France, de son armée, de son administration, de ses colons même ceux qui désapprouvent la colonisation, même ceux qui souhaitent une fusion ethnique, pensent servir les intérêts de leur patrie. Sauf exception, ils ne sont pas venus en Algérie pour secourir les indigènes, dans un but uniquement philanthropique. Dans ces conditions, toute manifestation de racisme, ingénu et spontané, se voile de bonne conscience et de bonnes intentions ».
La volonté d’un monopole médical européen est aussi mise en évidence par un accès difficile des indigènes à la formation au sein des hôpitaux construits. C’est là la limite de la « bienveillance » coloniale : l’appropriation de la médecine « moderne » par les populations autochtones. En effet, un diplôme de médecine ou d’agent de santé est requis pour exercer en Algérie française.
A partir de 1853, des médecins civils viennent remplacer les médecins militaires. Ces derniers sont moins entachés d’une propagande politico-militaire même si elle est encore fortement présente et ressentie. L’action de ces médecins est assez efficace et de nombreuses avancées sont mises en évidence. « La plupart des maladies qui meurtrissaient ce pays sont éradiquées, et de grandes avancées médicales sont enregistrées (4)».
Les médecins indésirables, ceux alliés de la lutte pour l’indépendance :
Le cas de Louis Tonellot
Beaucoup de médecins européens et « catholiques progressistes » ont participé à la lutte pour l’indépendance, notamment dans le cadre de leur fonction (Charles Géronimi, Alice Cherki, Janine Nadia Belkhodja, Annette Roger, Daniel Timsit, Frantz Fanon etc.) (5).
En mai 2022, c’est un article du Monde,(6) écrit par Jacques Follorou qui met le feu aux poudres. Il expose le premier ordre de tuer (connu) émanant de la France contre un de ses propres ressortissants : Louis Tonellot.
Lors d’un entretien avec Radio France, (7) Follorou brosse un portrait rapide de l’ancien docteur. Né au Maroc en 1911, Tonellot se démarque très vite par sa morale et ses penchants anticolonialistes ainsi que ses inébranlables principes.
A Midelt, ville minière, montagneuse et très isolée, le docteur Tonellot identifie une infection pulmonaire (silicose) qu’il va faire reconnaître, non sans difficultés, comme maladie professionnelle liée à l’activité minière des Marocains.
En 1956 (le Maroc est indépendant mais le docteur souhaite rester afin de participer à la revivification du pays), il est nommé directeur de l’hôpital Maurice Loustau à Oujda, ville frontalière avec l’Algérie. Avant son arrivée, l’hôpital était surtout « réservé » aux Européens. Les faits relatés montrent que des salles étaient affectées aux indigènes et d’autres aux étrangers, avec bien sûr des degrés de conforts différents. La nourriture variait aussi pour les indigènes. Avec l’arrivée du nouveau directeur, tout change, ce qui fait fuir les Européens (on passe d’une centaine à une dizaine de patients).
Mais ce n’est pas cela qui dérange les autorités françaises. Ce sont certains nouveaux patients qui inquiètent les partisans de la colonisation. Louis Tonellot n’a pas seulement changé l’organisation de l’hôpital afin d’assurer une meilleure égalité entre les patients, il a aussi fait un choix drastique et dangereux : la prise en charge et l’hébergement discret des militants algériens du FLN.
Les reproches et les menaces se multiplient donc envers le médecin considéré comme un traître agissant illégalement et contre les intérêts de la France. En effet, le traitement de ces patients clandestins est secret. La discrétion est garantie par des manœuvres hors-la-loi. Les admissions sont falsifiées, les membres du personnel les font passer pour des citoyens marocains, les blessures par balles sont cachées, on les déplace dans un petit bâtiment afin de les opérer à l’abri des regards et de les exempter de toute formalité administrative.
Dans l’article du Monde, plusieurs extraits des notes de renseignement français sont cités : « Les précautions prises par ces médecins montrent d’ailleurs qu’ils n’ignorent rien du caractère illicite de leur activité, malgré une attitude qu’ils prétendent dictée par un sentiment purement humanitaire et par leur devoir de médecin ». « Les soins donnés aux fellagas algériens blessés nécessitent un trafic complexe tant matériel qu’administratif pour dissimuler au maximum le nombre d’entrées, l’identité des entrants et justifier en malades marocains fictifs le nombre de malades algériens admis en fraude. Les individus ainsi hospitalisés sont d’ordinaire en possession de faux papiers d’identité et tous sont inscrits comme ressortissants marocains ».
Faute de moyens de poursuivre légalement Louis Tonellot, et compte tenu de la résistance des autorités marocaines aux autorités françaises, la frustration est à son sommet et « la seule solution [envisageable] à stopper cette activité anti-française réside dans un renforcement des mesures de surveillance de la frontière algéro-marocaine ». Les services secrets français vont opter pour une solution plus radicale : un assassinat.
L’opération est très simple, on décide d’installer 2 kilos d’explosifs plastique, au domicile de Louis Tonellot, sur la terrasse de la chambre parentale qu’il partage avec sa femme. La maison est à proximité de l’hôpital, sur la rue d’en face. Au moment des faits, le docteur est encore au bureau, la chambre est occupée par sa femme et leur fille. C’est une nuit de juin 1957. Mais la bombe est mal positionnée et n’atteint pas efficacement sa cible. Il y a tout de même des dégâts matériels, et l’épouse et la fille sont blessées par des éclats.
A ce stade, aucun suspect n’est identifié, la France ne revendique rien. C’est un marocain qui va être arrêté par la police du Royaume, auteur « technique » des faits (poseur de la bombe). Le consulat français brouille les pistes et émet des hypothèses assez farfelues : le FLN lui-même aurait commis l’attentat contre l’hôpital marocain d’Oujda. La famille Tonellot pense à une implication éventuelle de l’OAS.
Louis Tonellot n’aura jamais de réponse satisfaisante concernant la tentative de meurtre le visant. Il meurt à Montpellier en 1996. Une chose est sûre, cet attentat n’a en aucun cas ébranler sa volonté de fer de soigner les partisans à la libération de l’Algérie colonisée. Une attitude décevante pour un médecin de colonisation dont le rôle a été décrit plus tôt dans cet article.
C’est donc le journaliste Follorou qui fait une surprenante (ou pas) découverte en retrouvant un rapport commandé par Jacques Foccart (ancien Secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches sous De Gaulle). Ce rapport, retrouvé dans les archives du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), recensait toutes les actions du service entre 1956 et 1958 dans le cadre de la « guerre secrète menée par la France coloniale en Afrique du Nord » ciblant aussi des européens (beaucoup d’Allemands, alliés à la lutte algérienne et autres trafiquants d’armes étrangers (8)).
La mention de l’attentat contre Tonellot apparaît brièvement dans le rapport, son nom est aussi mal orthographié :
« Tonnelot – Oujda – Juin 1957 – Dépose d’une charge sur la terrasse de l’objectif – La famille est atteinte ».
Lorsqu’une opération trouve succès, les rédacteurs des rapports font apparaître la mention R1, l’opération Tonellot est une opération R2, ce qui veut dire qu’elle est partiellement réussie. C’est le premier cas d’un ordre de tuer visant un citoyen français documenté et le seul connu à ce jour.
- (1) – https://www.cdha.fr/les-medecins-de-colonisation-algerie-1830-1962
- (2). Léonard Jacques. Médecine et colonisation en Algérie au XIXe siècle. In : Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest. Tome 84, numéro 2, 1977. pp. 481-494.
- (3)https://max-marchand-mouloud-feraoun.fr/articles/medecins-de-colonisation
- (4)https://www.cdha.fr/les-medecins-de-colonisation-algerie-1830-1962
- (5)https://elearning-deprecated.univ-annaba.dz/pluginfile.php/49283/mod_resource/content/1/La%20pratique%20médicale%20en%20Algérie%20pendant%20la%20période.pdf
- (6)https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/12/guerre-d-algerie-comment-la-france-en-est-venue-a-tenter-d-assassiner-l-un-de-ses-propres-ressortissants_6125715_3210.html
- (7)https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-interview/l-interview-de-secrets-d-info-du-samedi-21-mai-2022-7834990
- (8)https://observalgerie.com/2022/05/18/politique/guerre-algerie-francais-louis-tonellot/
Fatna
Publié le 20 juillet 2022
https://recitsdalgerie.com/louis-tonellot-ou-la-medecine-qui-derange/
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