Les prémices du nouvel ordre mondial s'esquissent à mesure que l'Occident perd de son influence dans le monde. L'extraterritorialité du droit américain a trouvé sa plus scandaleuse expression avec le gel de tous les avoirs russes en dollar. La guerre en Ukraine a ainsi démontré les limites de la suprématie occidentale procurée par les institutions de Bretton Woods. De plus en plus d'États se rendent compte de la précarité de leur situation face à l'emprise monétaire US et se détournent du dollar pour commercer dans une autre monnaie.
Le déclic est venu de Russie et l'Arabie saoudite a tiré le bout de la ficelle en décidant de vendre son pétrole en yuan. «Sacrilège!», diraient les tenants de la mondialisation. Mais les décideurs américains n'ont désormais que la parole pour faire face à de tels «affronts», surtout lorsque la Chine entre dans le jeu géopolitique et met fin au conflit entre l'Iran et l'Arabie saoudite.
Tout ce mouvement stratégique à l'échelle du monde est accompagné par un déploiement très intelligent des pays des Brics qui ont réussi à mettre l'Occident en minorité dans la véritable communauté internationale. L'Amérique et ses alliés pèsent moins lourd que les pays émergents. Ces derniers ont bien saisi le modèle de développement chinois, russe, indien, et savent désormais qu'il est possible de gagner en puissance économique sans passer par la case de l'Occident. Exploiteur à souhait des richesses naturelles des pays en développement. Cette prise de conscience du reste de l'humanité de l'opportunité qu'offre le multilatéralisme de la gouvernance mondiale s'exprime sur le terrain à travers un processus naissant, mais ô combien révélateur!. Il s'agit du recours à d'au-tres monnaies que le dollar et l'euro dans les transactions commerciales internationales.
Ce n'est pas un phénomène de mode, mais un séisme pour les Etats-Unis d'Amérique et la zone euro. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, l'expert en géopolitique, Arslan Chikhaoui, nous donne les clés pour comprendre ce nouveau processus historique.
L'Expression: Le processus de dédollarisation de l'économie mondiale semble bien lancé. Comment cela se réalise-t-il sur le terrain?
Arslan Chikhaoui: Les USA, pour conserver leurs avantages stratégiques hégémoniques (politique, militaire, financier, économique et technologique), ont depuis la crise financière de 2008 suivie de celle des surprimes de 2009, adopté une stratégie agressive dans le recours à l'arme des sanctions économiques et financières avec comme levier l'extraterritorialité des lois américaines.
Face à ces agissements de la supra-puissance américaine, l'impact sur l'utilisation du dollar américain dans les échanges internationaux se fait de plus en plus sentir devant cette rupture de confiance des équilibres prônés par le libre-échange. Selon un rapport du FMI, en 2021, la part du dollar américain dans les réserves des banques centrales a chuté de 70% à 59%, son plus bas niveau depuis 25 ans, au profit d'autres devises telles que l'euro, le rouble, le yuan.
Le dollar américain, outil de Soft Power pendant la guerre froide, est devenu le symbole du Sharp Power américain depuis le début des années 2000. Face à l'utilisation du dollar américain comme arme de dissuasion, certaines grandes économies s'organisent pour réduire leur exposition et sortir de cette dépendance.
C'est ainsi que les Brics préparent leur riposte, à l'instar de la Chine qui, devant les enjeux que porte la rivalité commerciale avec les USA, se décide à accélérer sa politique de dédollarisation. En effet, Pekin réalise que dans le cadre d'un regain de tensions économiques avec Washington, l'utilisation de véhicules financiers contrôlés par l'Occident ne lui serait pas favorable et augmenterait d'autant plus son exposition face aux sanctions et rétorsions économiques. Les Brics s'organisent pour mettre sur pied un système de paiement transnational qui permettra de s'affranchir du système occidental Swift et de mettre en place un système alternatif dénommé «Brics Pay» qui permettrait à tous les pays des Brics et à leurs partenaires de procéder à des échanges économiques et financiers à partir de leurs propres devises via des portefeuilles électroniques dans un cloud dédié.
N'y a-t-il pas un risque majeur sur la stabilité de l'économie mondiale, sachant que les USA ne se laisseront pas faire?
En effet, il faut savoir que la cristallisation des tensions autour du dollar américain encore largement répandu dans la plupart des échanges internationaux, a tendu les relations économiques, commerciales et financières entre les différents pôles économiques mondiaux. Le risque n'est pas négligeable, notamment à travers l'essor des cryptomonnaies décentralisées, comme le Bitcoin, l'Ether ou le Tezos, vues par certains comme le futur de l'économie et par d'autres comme de simples actifs spéculatifs. De nombreux acteurs se sont lancés dans la course à la création, au lancement et à la généralisation progressive de leur nouvelle cryptomonnaie dans le but de concentrer plus rapidement et plus efficacement l'ensemble de la chaîne économique en leur sein.
La menace sur le dollar est pesante, sachant que la Chine, principal acteur économique mondial, est particulièrement en pointe dans ce domaine. La Russie n'est pas en marge. Ce qui conforte une volonté assumée de dédollariser l'économie mondiale. Constatant que Pekin a plusieurs longueurs d'avance, Moscou avait lancé en octobre 2020 une stratégie de développement rapide d'un rouble numérique.
Cette stratégie de développement de ces devises digitales permettrait ainsi de renforcer la confiance dans l'utilisation des devises au sein même des économies nationale, mais également dans le cadre d'échanges économiques régionaux et internationaux. Il est clair, de mon point de vue, que ces stratégies de compétitivité vont accentuer les rivalités, voire les tensions entre les différents pôles géoéconomiques.
L'Amérique ne restera pas les bras croisés. Mais il est, pour l'heure, très difficile, d'imaginer sa réaction face à l'offensive financière des Brics.
Beaucoup d'observateurs estiment que Pékin sortira vainqueur du choc attendu avec Washington. Vous y croyez?
Je pense que nous assisterons à terme à un jeu en somme nul entre supra-puissances économiques rivales mais surtout à une déglobalisation progressive. Je joins ma voix à celles de plusieurs observateurs avertis pour dire que la Chine est en train de créer de véritables «Routes de la Soie Digitales», dépassant de loin ce qui a pu être déjà construit entre les Etats-Unis et le reste du monde après la Seconde Guerre mondiale. Se servant de la crise sanitaire de Covid-19 pour redorer son image aux yeux des économies occidentales, via le concept de Health Silk Road, la Chine s'appuie sur un Smart Power qui repose sur un triptyque; présence, patience et persévérance.
Le nouvel ordre mondial sera-t-il porteur de paix ou de nouvelles guerres, selon vous?
Le nouvel ordre mondial n'est pas un concept nouveau et les crises et conflits ont toujours été récurrents. En relations intranationales, il n'y a paix que s'il y a crise. Par conséquent, je dirais que le monde multipolaire, qui se dessine en perspective, apportera son lot de crises à dimensions et intensités variables. Une paix durable dans un monde en turbulence et mue permanente est illusoire.
Au regard de l'évolution de la situation au plan national, régional et international, peut-on d'ores et déjà se projeter sur 2062, le centenaire de l'indépendance du pays?
Il est utopique de se projeter sur un aussi long terme. Cependant, je suis convaincu par le fait que le pays mue, qu'il est sur la voie du développement durable qui nécessitera beaucoup d'efforts et surtout le recouvrement de la confiance aussi bien sur le plan horizontal que vertical.
Saïd BOUCETTA
14-05-2023
https://www.lexpressiondz.com/nationale/les-brics-ont-declare-la-guerre-au-dollar-369187
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