Depuis plusieurs mois, les partisans du Fais-toi confiance (JC Lattès, 2005) s’opposent aux adeptes du File dans ta chambre ! (Dunod, 2020), deux slogans émanant de deux femmes, Isabelle Filliozat et Caroline Goldman, qui occupent l’une et l’autre de solides positions sur les réseaux sociaux. Faut-il être bienveillant envers les enfants et les jeunes adolescents au point de tolérer toutes leurs incartades (Filliozat) ou faut-il, au contraire, leur inculquer le sens de l’autorité (Goldman) en mettant des limites à leurs caprices ? Les « permissifs » contre les « autoritaires », la parentalité dite « positive » contre le time out (« relégation punitive ») : deux notions simplistes, tant chacun sait en effet qu’une belle éducation nécessite à la fois une bienveillance qui évite aux enfants des châtiments barbares et une autorité sans laquelle, comme le disait Diderot, ils tordraient le cou à leur père pour coucher avec leur mère.
L’enfance abandonnée, humiliée, punie, battue, abusée relève d’un long martyrologue auquel les plus grands humanistes des Lumières ont tenté de mettre fin : Jean-Jacques Rousseau, Victor Hugo, Sigmund Freud, Henri Wallon, Charlie Chaplin, Maria Montessori, Françoise Dolto… Pourquoi donc cette bataille entre deux femmes qui utilisent l’une et l’autre les nouveaux moyens de communication (podcasts, Instagram, blogs…) ? Essayons d’y voir clair.
Née en 1957, autrice d’une quarantaine de livres, Isabelle Filliozat est issue d’une famille de psychothérapeutes. Titulaire d’une maîtrise de psychologie clinique, qui ne lui permettait pas de s’installer comme psychologue, elle s’est tournée vers des thérapies non homologuées pour exercer le métier de conférencière. Aussi bien met-elle en scène sur YouTube sa souffrance, ses émotions et la détestation de sa mère, qui l’a contrainte dans son enfance à une cure psychanalytique. Mais elle raconte aussi que son grand-père frappait son père à coups de cravache, ayant été lui-même victime de parents violents. C’est donc pour venger cette généalogie de l’humiliation qu’elle a décidé, dit-elle, de se lancer dans une croisade en faveur d’une régénération de l’enfance : ni conflit ni contrainte.
Quintessence du progressisme
Il faut l’entendre raconter les postures d’une fillette de 6 ans qui ne sait pas quel vêtement choisir chaque matin pour aller à l’école : elle met une robe sous laquelle elle enfile un pantalon, aussitôt retiré en faveur d’un pull qui sera à son tour relégué au placard. Travail nécessaire, souligne-t-elle, au bon « développement neurocomportemental » de l’enfant, qui apprendra ainsi à jouir de sa garde-robe sans avoir eu à subir la moindre interdiction. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le parent « positif » doit être au service de ses chers bambins.
Pour divulguer ses idées, Isabelle Filliozat a fondé une école, des ateliers de coaching et diverses formations payantes destinées à apprendre aux parents à élever leurs enfants, rejoignant ainsi la galaxie du développement personnel qui valorise une culture de l’estime de soi, caractéristique des sociétés occidentales contemporaines : calmer son mental, dépasser les blessures anciennes, méditer, devenir zen, etc. Elle s’est également rapprochée de Guy Trédaniel, son deuxième éditeur, spécialisé dans la diffusion des médecines dites « non conventionnelles », où l’on retrouve pêle-mêle des praticiens radiés de l’ordre et des antivax.
Considérée par des chercheurs en neurosciences comme une scientifique de haut niveau, Isabelle Filliozat a été reçue par Anne Hidalgo à la Mairie de Paris, le 12 avril 2022, soutenue par les écologistes, décorée de la Légion d’honneur, applaudie par Muriel Salmona, fondatrice de l’association Mémoire traumatique. Elle a été vice-présidente, en 2019, de la commission des 1 000 premiers jours, mandatée par le gouvernement sous la haute autorité d’Olivier Véran, alors ministre de la santé, pour formuler des « propositions » sur la petite enfance. Aussi incarne-t-elle pour ses admirateurs la quintessence d’un progressisme de gauche.
Familles exaspérées
Très différent est l’itinéraire de Caroline Goldman, née en 1975 et titulaire d’une thèse de psychopathologie consacrée aux enfants surdoués, soutenue en 2007 à l’université Paris-V sous la direction de Catherine Chabert. Dans ce travail, elle étudie un échantillon de 26 enfants avec statistiques, références aux auteurs classiques, exposé méthodologique, chiffres, évaluations, etc. Intégrée aux activités de la revue Le Carnet psy, elle a été analysée par Gilbert Diatkine, puis a enseigné la clinique à l’Ecole de psychologues praticiens de Paris, établissement à but non lucratif, reconnu par l’Etat. Du matin au soir, dans son cabinet de Montrouge (Hauts-de-Seine), elle reçoit des familles exaspérées par les théories de la « parentalité positive ».
Elle a créé un podcast écouté par 2 millions d’auditeurs et suivi par un nombre impressionnant d’abonnés. Un enfant de 1 an, dit-elle, comprend à sa manière ce qu’on lui dit. Et quand il jette sa purée sur les cheveux de sa mère ou renverse ce qu’il mange avec une infinie jouissance, mieux vaut l’envoyer dans sa chambre quelques minutes, au milieu de ses peluches, pour lui apprendre à avoir des limites. Avec de tels propos, elle a provoqué un tsunami. La France de droite a salué sa performance, convaincue qu’elle était une pure représentante de la tradition du martinet, des bonnets d’âne et des fessées.
Il est difficile d’imaginer que la fille aînée de Jean-Jacques Goldman puisse être une fieffée réactionnaire. Elevée au sein d’une fratrie de six enfants (issus de deux mariages successifs du chanteur), elle a connu une « enfance de rêve », dit-elle, au milieu des Restos du cœur, magnifique entreprise caritative inventée par Coluche et accompagnée par le concert des Enfoirés, dont son père fut l’animateur, raison pour laquelle il est la personnalité préférée des Français. Quant à sa passion pour l’enfance, elle remonte à sa grand-mère, juive allemande, qui lui lisait des textes de Freud, à son grand-père, juif polonais, communiste et résistant, à sa mère, psychologue. Dans la famille Goldman, on aime les livres et on respecte le savoir et l’intelligence.
Cliniciens contre chercheurs
Après avoir critiqué les thèses d’Isabelle Filliozat, elle a été soutenue par 350 cliniciens, pédiatres, pédopsychiatres, éducateurs, signataires d’une tribune publiée le 28 octobre 2022 dans Figaro Vox pourfendant « la dérive de la parentalité exclusivement positive », ce qui lui a valu en retour d’être clouée au pilori dans une autre tribune signée par des chercheurs qui dénoncent son attachement à une discipline honnie, malfaisante, démodée et sans la moindre scientificité. Parmi les signataires, hantés par le spectre de Freud, au moment même où la psychanalyse est chassée de toutes les institutions de soin, on trouve, outre des spécialistes des sciences cognitives, deux auteurs du Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes, 2005) et un érudit des mondes anciens.
Face à de telles attaques, on se dit que Caroline Goldman est devenue, à l’âge de 47 ans, la meilleure porte-parole des centaines de cliniciens anonymes de sa génération (majoritairement des femmes). Attaqués pour l’intérêt qu’ils osent encore porter à la tradition de la psychanalyse des enfants, ils n’appartiennent plus à des écoles qu’ils jugent souvent étriquées ou dogmatiques. Ils ne possèdent pas la culture classique des anciens, mais ils sont partout dévoués à leur métier dans les lieux où se pressent parents et enfants en détresse.
Cette bataille entre cliniciens et chercheurs témoigne d’une incapacité contemporaine à comprendre que l’on élève moins les enfants avec des protocoles prétendument « scientifiques » qu’avec ce que l’on est, avec sa propre histoire et non pas avec des théories appliquées à la lettre, d’où qu’elles viennent. En voulant fabriquer des enfants parfaits et de la bonne éducation avec de bons sentiments, et en niant l’importance de l’autorité, on risque fort de fabriquer de la folie et surtout de valoriser le néant au détriment de l’intelligence.
Elisabeth Roudinesco est historienne, chargée d’un séminaire d’histoire de la psychanalyse à l’Ecole normale supérieure.
Les commentaires récents