Comment des mots, des concepts, des représentations peuvent-ils imprégner progressivement la vie quotidienne des individus d’une collectivité au point de transformer l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et leur manière d’entrer en relation avec les autres ?
Les jeux, les communautés virtuelles, les réseaux dits sociaux conduisent les usagers à étaler leur vie privée et à créer des avatars de soi qui, à présent, vivent plusieurs vies en même temps, indépendamment de toute subjectivité fédératrice. L’évasion n’est plus temporaire ni ludique, elle s’est muée en exils sublimes, en fantasmagories préférables, en irréalité.
Nous avons l’impression d’être des versions améliorées de nous-mêmes et, « toujours ailleurs ».
Le réel lui-même paraît extraordinairement minable par rapport aux possibilités infinies des autres mondes.
Seul, dans « sa bulle », et interdisant qu’on l’en dérange.
Un désarroi affectif et mental, des confessions tristes. Culture numérique narcissique du monde connecté à des foules d’autres narcisses et, une concurrence égotiste au lieu et à la place de l’amour.
Condition contradictoire du « seul ensemble » : ne plus être seul et le rester.
Accroc à l’élan vers le miroir.
Grâce à la robotique et à l’intelligence artificielle : ne rien faire, atteindre la sagesse en menant une vie joyeuse et trépidante mais cela n’ira pas comme cela.
Les robots progressent, ne sont pas limités à la vie sociale et au monde du travail. Les robots imitent l’être humain et simulent ses actes, ses réactions physiques et ses émotions, de plus en plus sophistiqués et dorénavant présentés non plus comme des substituts (capables par exemple de remplacer quelqu’un dans un travail pénible) mais comme des alter ego performants (ils gagnent aux échecs contre les meilleurs joueurs, ils coûtent moins cher qu’un employé réel) ou des créatures commodes (ils obéissent, réagissent comme prévus, sont toujours partants), les robots sont « mieux qu’autre chose », mieux qu’un humain «authentique». Il en va ainsi sur le plan affectif et éducatif.
Ils vivent pour ressentir l’amour que les enfants débiles leur portent, en plus d’être propres et sans poils, au ravissement des parents acculturés. Que ces réactions émotives soient programmées et simulées, qu’une machine ne puisse éprouver de l’amitié ni faire comprendre la fragilité et la complexité de la vie, ne change rien. L’enfant conditionné manifeste un puissant investissement affectif à son égard.
Les robots achetés par des maisons de retraite afin de servir de compagnons aux personnes âgées. Une croyance commerciale travaille à persuader ces dernières qu’elles parlent non pas à une machine, mais à « quelqu’un ». Tout est fait pour créer une illusion d’intimité affective, infantilisant les vieillards pour les confiner un par un dans des combles de solitude déniée. C’est «mieux que rien», dit-on, et d’alléguer en guise de justification le «manque de personnel».
Un robot ne nécessite ni salaire ni avantages sociaux ni soutien psychologique ni humanité.
Seuls ensemble.
Tous connectés.
Une menace et une obsession, un tabou et une fascination.
Ben Goudron
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