L’historien avait préconisé l’entrée au Panthéon de la célèbre avocate, morte en 2020, dans son rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », remis à l’Elysée en 2021. Alors qu’un hommage national lui sera rendu ce mercredi 8 mars, il retrace, dans une tribune à « l’Obs », son combat anticolonialiste.
Je faisais partie du petit cercle des invités de Gisèle Halimi au moment de la remise de la légion d’honneur, reçue des mains du président de la République Jacques Chirac, à l’Elysée, en septembre 2006. Et pourtant, nous n’étions pas de la même génération. Mais elle avait suivi mon itinéraire, connaissant mes engagements dans les années 1970 avec la lutte pour la justice sociale, pour la paix entre Israël et les Palestiniens, contre la politique de colonisation menée par l’extrême droite israélienne ; et aussi les batailles contre l’antisémitisme, le racisme et pour l’égalité des droits. A mes yeux, pendant toutes ces années, Gisèle Halimi s’était imposée comme une figure de référence. Par-delà les différences d’âge et de génération, j’ai toujours senti en quoi nous partagions les mêmes valeurs.
On connaît les batailles que Gisèle Halimi, née en Tunisie dans une famille juive, a menées pour se libérer du poids des traditions religieuses et de la pesanteur du patriarcat très présent dans les sociétés méditerranéennes. On sait aussi toute son action en faveur de la libération des femmes en France, avec le retentissant procès de Bobigny en octobre 1972, contre le viol et pour le droit à l’avortement, au procès d’Aix-en Provence en 1978. Mais au moment de son décès en 2020, la presse française s’est peu intéressée à ce qui a été un moment important de sa vie : son combat contre le système colonial et son appui aux mouvements nationalistes et indépendantistes algériens.
Nous avons beaucoup discuté de cette période au moment de la rédaction de mon livre consacré au rôle de François Mitterrand pendant la guerre d’Algérie [« François Mitterrand et la guerre d’Algérie », coécrit avec François Malye, Calmann-Levy, 2010]. Dans la mesure où Gisèle Halimi avait été nommée par François Mitterrand à un poste important à l’Unesco dans les années 1980, et qu’elle avait été à ce moment-là une députée proche du Parti socialiste alors au pouvoir, je pensais qu’elle serait « prudente » dans ses formulations à propos de la gauche française en général, et de François Mitterrand en particulier. Ce dernier, au moment de la guerre d’indépendance algérienne, avait été ministre de l’Intérieur en 1954, puis ministre de la Justice en 1956 et 1957, au moment de la terrible « bataille d’Alger ».
C’était bien mal la connaître. Elle est apparue devant moi comme une femme libre, d’une extrême franchise, ne reniant en rien ses combats et ses engagements passés. Nous avons parlé de sa bataille en faveur de Djamila Boupacha, qui avait été torturée et violée par des militaires français. Gisèle Halimi était son avocate, et l’action menée avec Simone de Beauvoir avait permis de lui sauver la vie [« Djamila Boupacha », Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Gallimard, 1962]. Lorsque nous avons abordé le sujet difficile de l’attitude de la gauche française pendant la décolonisation, elle a conservé ses accents de femme engagée, de femme libre, de femme passionnée dans la recherche de la vérité.
De ses déclarations enregistrées dans l’année 2010, je garde le souvenir de deux portraits qu’elle a dressés d’acteurs de cette époque tragique. D’abord, celui de Robert Lacoste, militant socialiste de longue date, très présent dans la résistance contre l’occupation nazie en France et devenu, à la suite de longues batailles d’appareil à l’intérieur de la SFIO (le PS de l’époque), dix ans après la guerre, le gouverneur général d’Algérie. Celui qui sera le plus dur, le plus intransigeant à l’égard des Algériens. Ecoutons Gisèle Halimi qui dresse le portrait de Robert Lacoste :
« Vous allez me dire que j’étais naïve, mais pour moi, Lacoste, c’était quelqu’un et j’ai donc pris rendez-vous avec lui au gouvernement général. Je me suis dit : “Peut-être ne sait-il pas ce qui se passe, que la torture était devenue la base du système d’enquête en Algérie”. Il me reçoit gentiment. Il me dit : “Oui, c’est dur”. Je réponds : “Oui, c’est difficile”, mais visiblement, on ne parlait pas de la même chose. Quand j’ai parlé d’une répression indigne, le ton est soudain monté : “Mais qu’est-ce que c’est que cette poignée de rebelles ? C’est vous, les avocats parisiens, qui avez créé le FLN [Front de libération nationale]. C’est une bande de voyous, le FLN, ça n’existe pas.” Il faisait très chaud, il s’est levé, en sueur, mais il n’était plus dans son état normal, il n’avait plus de self control. “Vous savez ce que j’en ferai de vos amis ? Je les écraserai tous.” Et là, il écrase le sol avec son talon. “Je les écraserai tous.” Entre-temps, il m’avait justifié les tortures, dit que c’est nous qui étions à l’origine du FLN, en créant une résistance à Paris qui n’existait plus sur le terrain. Pour lui, nous étions des affabulateurs. »
Elle n’aimait toujours pas, c’est le moins que l’on puisse dire, Robert Lacoste qui portait en lui toute la charge de la brutalité coloniale, en se réclamant pourtant des valeurs de la gauche républicaine. Incroyable aveuglement de cet ancien résistant, incapable de voir que la flamme de la résistance française se trouvait cette fois du côté de ceux qui combattaient pour l’indépendance de l’Algérie. Pour Lacoste, ces « nouveaux résistants » étaient désormais des « traîtres »…
Comment allait-elle parler de François Mitterrand, qui deviendra président de la République en 1981 ? Gisèle Halimi :
« Si on veut se représenter le Mitterrand que j’ai connu pendant la guerre d’Algérie, il faut se dire qu’il ne ressemblait en rien à celui de 1981. C’était un homme dont les options politiques étaient rachetées par une intelligence hors du commun et une grande culture. Mais à cette époque, c’est un homme d’ordre qui n’aime pas trop le laxisme, chose étonnante pour un avocat. Il m’a démontré la raison d’Etat, ne m’a jamais dit qu’il était opposé aux exécutions capitales. A l’époque, quand je discutais avec lui, pied à pied, ça l’agaçait énormément. Il disait : “Vous voulez aller trop vite, il faut que cette période se passe, il faut que l’Algérie ait son lot d’exécutions, de tragédies, chez ceux qui se battent pour l’indépendance.” Et moi, je disais : “Mais l’Algérie sera indépendante, comme l’Indochine, Pourquoi ce gâchis ?” Pour François Mitterrand, ce qu’il fallait ménager, c’était l’avenir. L’avenir, ça l’intéressait… Pour lui, tout devait passer par des étapes, des réformes comme la solution fédérale, des élections, mais il y avait une progression à suivre. Et, en attendant, la répression était nécessaire. Il fallait que la France montre qu’elle n’irait pas plus vite que ce qu’elle avait décidé. »
Partisan de l’ordre à tout prix, François Mitterrand apparaît dans les propos de Gisèle Halimi comme un homme capable d’attente patiente pour agir sans complexe, au coup par coup. Avec la volonté d’accession aux plus hautes responsabilités politiques dans l’Etat (François Mitterrand voulait être président du Conseil à la place de Guy Mollet…).
Comme on le voit, dans le fracas et les fièvres de l’action, Gisèle Halimi, qui n’a jamais été « irresponsable », a toujours préféré le respect des principes de justice et d’égalité. Et lorsque le président de la République Emmanuel Macron m’a demandé en juillet 2020 de faire un rapport sur la mémoire de la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne, avec des préconisations à mettre en œuvre, l’idée m’est venue, presque naturellement, de faire admettre Gisèle Halimi au Panthéon, l’endroit symbolique pour la « reconnaissance de la France aux grands hommes » et aux grandes femmes ! L’idée sera-t-elle retenue ? Je ne le sais toujours pas, au moment où va se dérouler un hommage national le 8 mars 2023 autour de sa vie, de ses actions.
Je n’oublie pas une autre histoire. Au milieu des années 2000, je l’ai aidée pour des recherches historiques, dans la rédaction d’un de ses derniers livres, « la Kahina » [Plon, 2006], un roman historique, récit flamboyant d’une femme guerrière des Aurès, à la lisière entre l’Algérie et la Tunisie, qui a résisté les armes à la main à l’invasion de cavaliers arabes au VIIIe siècle. Gisèle Halimi écrivait :
« “Mon grand-père paternel me racontait souvent, par bribes, l’épopée de la Kahina. Cette femme qui chevauchait à la tête de ses armées, les cheveux couleur de miel lui coulant jusqu’aux reins. Vêtue d’une tunique rouge – enfant, je l’imaginais ainsi –, d’une grande beauté, disent les historiens. […] Devineresse, cette pasionaria berbère tint en échec, pendant cinq années, les troupes de l’Arabe Hassan.” Ces quelques lignes sont extraites du Lait de l’oranger, écrit en 1988, et qui continue mon récit autobiographique initié avec La Cause des femmes. J’ai voulu clore ce cycle par la Kahina. Dans son contexte historique, je l’ai fait vivre, aimer, guerroyer, mourir. Comme mon père, Edouard-le magnifique, l’aurait peut-être imaginée. La Kahina était-elle son ancêtre ? Peut-être. L’ai-je aimée en la faisant revivre. Oui. Passionnément. »
BIO EXPRESS
Benjamin Stora, né en 1950, est un historien et universitaire, spécialiste de l’Algérie. Il a publié de très nombreux ouvrages sur la colonisation, la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine, dont « Une mémoire algérienne » (Robert Laffont, 2020) et « Histoire dessinée des juifs d’Algérie » (La Découverte, 2021). Il est aussi l’auteur du rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie [PDF], remis à l’Elysée en janvier 2021 (et publié aux éditions Albin Michel sous le titre « France-Algérie, les passions douloureuses »)
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