Des volontaires russes pro-Ukraine se sont lancés depuis trois jours dans une escarmouche en Russie, dans la région de Belgorod. Le profil de ces unités, qui mêlent néonazis et démocrates, interpelle. Washington et Kiev s’en lavent les mains.
L’envahisseur envahi ! L’état-major russe n’aura pas eu le temps de savourer longtemps la prise de Bakhmout, annoncée tambour battant par Evgueni Prigojine le 20 mai. Deux jours plus tard, des troupes pro-Ukraine s’infiltraient dans la région de Belgorod, menant la plus importante offensive en territoire russe depuis le début de la guerre. Une incursion encore « teintée de mystère », mais qui constitue « indéniablement un affront inédit au Kremlin », comme le souligne le journaliste indépendant Sébastien Gobert, correspondant en Ukraine plus d’une décennie durant. Cerise sur le gâteau : les deux groupes impliqués dans cette percée surprise, qui a conquis davantage de terrain en trois jours que Wagner n’en avait gagné à Bakhmout en neuf mois, sont composés de volontaires… russes.
Lundi 22 mai, à la mi-journée. Des images émergent sur Telegram depuis le poste-frontière de Kozinka : des soldats russophones, mais aux couleurs de l’Ukraine, se filment tout sourire sur les routes russes, narguant « grand-père Poutine ». Au volant de pick-up et même de quelques blindés, ils ont aisément franchi la frontière et progressent rapidement d’une dizaine de kilomètres, larguant des tracts pour encourager les soldats russes à déposer les armes.
Le gouverneur de la région de Belgorod dément d’abord toute opération d’évacuation et appelle au calme, essayant de contenir la panique qui grandit dans les villages frontaliers. Il doit bien reconnaître ensuite qu’une opération est en cours dans le secteur de Graïvoron, pour repousser « un groupe de saboteurs ». Des bus sont envoyés pour évacuer les habitants et les embouteillages s’allongent dans une atmosphère de sauve-qui-peut.
« Les blogueurs et éditorialistes russes ont réagi avec un degré de panique, de division et d’incohérence propre aux chocs informationnels d’ampleur. »
Officiellement, les forces russes ont maîtrisé la situation en trente-six heures, rétablissant l’ordre dans les quatre villages attaqués. Le Kremlin se retrouve contraint de communiquer sur le fait que l’armée russe a utilisé son artillerie et son aviation sur son propre sol, une première depuis la Seconde Guerre mondiale. « Plus de 70 terroristes ukrainiens ont été tués », prétend le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, qui assure de l’élimination rapide et totale des « saboteurs ». Mais les chaînes Telegram des combattants russes anti-Poutine, et les attaques nocturnes de drones qui frappent Belgorod, donnent une autre version de l’histoire : l’attaque se poursuit, insolente.
Le patron de Wagner, Evgueni Prigojine, en profite pour multiplier comme d’habitude les critiques envers l’armée russe. « Les groupes de reconnaissance et sabotage pénètrent dans la région de Belgorod en toute tranquillité. Notre défense est totalement incapable de les contrer, a-t-il lancé dans une interview mercredi 24 mai. Quelle garantie avons-nous qu’ils ne viendront pas demain sur Moscou ? »
Le coup est d’autant plus rude que les assaillants sont eux-mêmes russes. Deux milices se coordonnent sur le terrain : le Corps des Volontaires russes, ou RDK, et la légion Liberté de la Russie, ou LSR. Ces deux groupes paramilitaires fondés en 2022 ne partagent rien sur le fond mais se sont alliés en août dernier autour d’un même mot d’ordre : faire tomber le régime de Poutine. Le premier, qui cultive une idéologie d’extrême droite, a pour particularité d’être le seul groupe nationaliste russe à combattre pour l’Ukraine. Le second, essentiellement composé de transfuges de l’armée russe, se revendique également d’un patriotisme anti-Poutine, mais prétend défendre des valeurs plus libérales.
Le néonazi Nikitine et l’énigme César
Précédemment intégré au régiment Azov, le RDK a pour tête d’affiche le militant néonazi Denis Kapoustine, davantage connu sous les sobriquets de Nikitine ou White Rex, le nom de sa marque de vêtements, très appréciée dans l’extrême droite européenne. Né à Moscou il y a trente-huit ans, Nikitine passe sa jeunesse en Allemagne et fait une brève carrière dans le MMA, un sport de combat qu’il tente de développer dans toute l’Europe en créant des clubs pour « combattants blancs » où se retrouve le gratin de l’extrême droite continentale. A la tête de ses soldats « russes de souche », cet entrepreneur au verbe haut a déjà mené une brève offensive dans l’oblast de Briansk en mars.
Beaucoup sont des vétérans russes qui ont fait défection dès l’annexion de la Crimée en 2014, écœurés par le nationalisme de Vladimir Poutine à leurs yeux dévoyé : pour eux, la guerre menée contre l’Ukraine est fratricide et la Russie multiethnique de Poutine est une menace pour la race blanche. Si ses « Volontaires » sont un mélange disparate de tsaristes, de néonazis et de traditionalistes, Nikitine n’est pas homme à cultiver l’ambiguïté : sur ses chaînes Telegram, cet ancien hooligan goguenard, régulièrement affublé d’une casquette, fait volontiers l’apologie d’Adolf Hitler ou de terroristes suprémacistes blancs.
Dans ses rangs, le RDK compte également le leader du mouvement néonazi Wotanjugend, Alexeï Levkine, fondateur du Asgardsrei festival, un festival de black metal qui réunit chaque année à Kiev des figures de l’extrême droite européenne. Lui aussi apparaît sur les vidéos postées par les assaillants de Belgorod, arborant désormais un look étudié de guerrier viking.
Plus mystérieux, le profil de « César », le porte-parole de la légion Liberté de la Russie, dont le visage s’est affiché sur les télévisions du monde entier ces derniers jours. Agé d’environ 50 ans, il aurait fait partie du groupuscule ultranationaliste Mouvement impérial russe, dont il assure s’être éloigné en 2014. La « légion » est par ailleurs coordonnée sur le plan politique par Ilia Ponomarev, un ancien député du Parti communiste russe, un attelage qui contribue à brouiller encore plus les pistes. Interviewé par le journaliste de CNN Sam Kiley en décembre dernier, César déclarait que c’est l’invasion du 24 février 2022 qui l’a poussé à prendre les armes : « Au premier jour de la guerre, mon cœur, le cœur d’un vrai homme russe, d’un vrai chrétien, m’a dit que je devais venir ici pour défendre le peuple d’Ukraine. »
Au sein de sa « légion », les motivations varient : dans leurs interviews, plusieurs soldats déclarent qu’ils vivaient déjà en Ukraine au moment de l’invasion et qu’ils ont ressenti le besoin de défendre leur patrie d’adoption. D’autres, souvent sans expérience militaire, ont traversé la frontière après le début de la guerre et se sont engagés du côté de Kiev. « C’était un processus très difficile, cela m’a pris plusieurs mois pour rejoindre les rangs des défenseurs de l’Ukraine », racontait César à CNN en pleine bataille de Bakhmout. Au vu de la méfiance que suscitaient ces déserteurs parfois inattendus, leur enrôlement dans les forces ukrainiennes a fait l’objet d’un suivi minutieux. Les renseignements russes ont tenté à plusieurs reprises d’infiltrer la légion Liberté de la Russie, selon des officiels ukrainiens.
« C’est la première opération de la légion en territoire russe, et la portée de nos opérations ne fera que s’accroître à l’avenir, promet César dans une vidéo. Le temps est venu de mettre fin à la dictature du Kremlin. […] Nous revenons à la maison, la Russie sera libre. »
Kiev et Washington nient toute implication
Les deux milices étaient jusque-là restées très discrètes, autant pour préserver leurs familles demeurées en Russie que par la volonté de Kiev de ne pas les mettre en avant. Outre leurs effectifs – probablement quelques centaines de soldats –, c’est surtout leur autonomie d’action qui suscite aujourd’hui le plus d’interrogations, dans ce qui ressemble surtout à une opération de têtes brûlées. L’objectif des opérations serait de montrer que l’armée russe n’a « aucune réserve pour réagir aux crises militaires », comme l’écrit la légion Liberté de la Russie sur Telegram : « Tout leur personnel militaire est mort, blessé ou en Ukraine. » L’opération de communication suit son cours : au troisième jour de l’attaque, Nikitine prétend recenser simplement deux blessés dans ses rangs, et la LSR, deux morts et dix blessés.
Les autorités ukrainiennes, elles, ont décidé de s’en laver les mains et d’appuyer le récit d’une rébellion de citoyens russes, sans s’appesantir sur le profil particulier des miliciens. « C’est quelque chose d’interne à la Russie. Ce qui se passe en dehors de nos frontières ne nous intéresse pas », déclarait même Oleksandr Korniyenko, vice-président du Parlement ukrainien, sur LCI mardi 23 mai. Pourtant, au moins trois véhicules blindés américains ont été vus entre les mains des miliciens, sur des vidéos authentifiées par le « Financial Times » et le « New York Times », poussant le Pentagone à déclarer qu’il n’approuvait aucun transfert d’équipement de l’armée ukrainienne vers des organisations paramilitaires. Nikitine et César bottent eux aussi en touche : ces chars, assurent-ils, avaient été pris par les Russes à Bakhmout. « Comme le RDK, nous avons utilisé l’équipement que les zombies du Kremlin avaient capturé près de Bakhmout, et que nous avons repris », assure la légion Liberté de la Russie dans un communiqué du 25 mai.
Un haut commandant ukrainien, Andriy Cherniak, a tout de même reconnu auprès du « Financial Times » que Kiev communiquait avec les volontaires russes. « Bien sûr, nous partageons des informations. On pourrait même dire que nous coopérons », glisse-t-il, avant de souligner que l’attaque relève de l’initiative de Russes « rebelles » et que l’utilisation de l’équipement occidental livré à l’Ukraine demeure « sous le contrôle le plus strict ». Lors de son attaque en mars dernier dans l’oblast de Briansk, Nikitine avait avoué au « Financial Times » que les autorités ukrainiennes avaient donné leur feu vert à l’opération : « Sans cela, elle n’aurait pas pu avoir lieu. Il y a des ponts minés, des caméras, des drones thermiques… Sans coordination, nous aurions été détruits ».
Interrogée par CNN, la Légion internationale pour l’Ukraine, qui regroupe les volontaires internationaux combattant pour Kiev, a répondu que ni le RDK, ni la LSR n’appartenaient à ses rangs. Les deux milices s’affichent pourtant sous sa bannière, ce qui signifie qu’elles prennent ordinairement leurs ordres de Kiev. « En Ukraine ces unités font partie des forces de défense. En Russie, elles agissent comme des entités indépendantes », nuance Andriy Yusov, un représentant des renseignements ukrainiens, auprès de CNN. Chacun se fera son idée de ces subtilités langagières mais une chose reste sûre : la déconvenue est totale pour le Kremlin. Quinze mois après le début de « l’opération militaire spéciale » qui devait voir Kiev tomber en deux jours, l’armée russe se retrouve désormais prise en défaut derrière ses propres frontières, par des transfuges de ses propres rangs qui ne semblent pas vouloir s’arrêter en si bon chemin : « La guerre continuera jusqu’à ce que le corps pendu de Poutine orne les murs du Kremlin », a prévenu le RDK.
Par Timothée Vilars
·Publié le 25 mai 2023 à 12h33·Mis à jour le 25 mai 2023 à 12h36
https://www.nouvelobs.com/monde/20230525.OBS73763/a-belgorod-les-miliciens-russes-anti-poutine-ont-reussi-a-semer-la-panique-et-encore-plus-de-confusion.html
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