Vendredi 21 mai 2021, le conseil municipal de la ville de Marseille a voté pour le changement de nom de l’école primaire du 3ème arrondissement. L’école Bugeaud se nommera donc désormais l’école Ahmed-Litim. L’occasion de dresser le portrait de ces deux personnages historiques, afin de mieux saisir les enjeux des débats relatifs au changement de noms de rue glorifiant des personnalités controversées de l’histoire française.
Déjà en juin 2020, le militaire français suscitait de nombreux débats. Dans un contexte social où des militants antiracistes luttaient pour déboulonner les statues et débaptiser les noms de rue d’esclavagistes et colons du passé, Jean-Michel Apathie disait à la télévision française : « Bugeaud est un salopard, il a inventé les chambres à gaz, et il a une avenue à Paris. » Qui est ce Maréchal de France, génocidaire en Algérie, au cœur des débats aujourd’hui ?
« Bugeaud est un salopard, il a inventé les chambres à gaz, et il a une avenue à Paris. » – Jean-Michel Apathie
Bugeaud, impérialiste dans l’âme ? Ses premiers pas dans l’armée française
En France, le Maréchal Bugeaud est connu pour être un homme militaire victorieux, notamment pour sa conquête de l’Algérie. Né en 1784 dans une famille de nobles de Limoge, Thomas-Robert Bugeaud débute sa carrière de militaire en 1804 dans l’armée napoléonienne et participe en tant que caporal à la bataille d’Austerlitz. Cette dernière lui permet très vite de monter en grade : il devient sous-lieutenant puis lieutenant et chef de bataillon lors de la campagne de Prusse, de Pologne et d’Espagne. Bonapartiste invétéré, il participe alors aux nombreuses campagnes impérialistes napoléonienne en Europe. Son engagement auprès de Napoléon, notamment lors de la période des Cent Jours (1815), lui vaut le licenciement de l’armée durant la seconde restauration de la monarchie française. Bugeaud décide de retourner dans le Périgord pour gérer l’exploitation agricole familiale. Néanmoins, de vocation militaire évidente, il demeure attiré par l’actualité militaire de son pays, notamment après l’invasion de l’Espagne par le duc d’Angoulême en 1823. Il demande ainsi à plusieurs reprises de rejoindre l’armée française, ce qui lui est chaque fois refusé. Mais Bugeaud est rapidement réintégré à l’armée à la suite de la chute du roi Charles X. Le nouveau régime monarchique, « la monarchie de Juillet » de Louis-Philippe connait des oppositions républicaines entraînant des révoltes en 1834. Bugeaud, enfin mommé maréchal par le nouveau souverain, est ainsi au commandement de trois brigades pour réprimer l’insurrection parisienne, entraînant la mort d’une dizaine de personnes. Thomas Bugeaud apparait alors déjà comme un homme militaire accompli.
Bugeaud, fossoyeur de l’Algérie, bienfaiteur de la France
C’est en Algérie que le maréchal Bugeaud se fait un nom. En 1836, il y est envoyé dans le dessein de réprimer la résistance de l’Émir Abdelkader face à l’invasion française. En effet, devant la ténacité de l’Émir, le Général Desmichels – alors commandant des troupes françaises à Oran – avait octroyé au combattant algérien sa souveraineté sur l’ouest du territoire algérien, en échange de la liberté commerciale et d’un traité de paix en faveur des Français. Jugé trop défavorable, cet accord entraîne le renvoi du Général Desmichels, poussé par les troupes françaises alors en position de désavantage et contraintes à la défaite face au commandement stratégique de l’Émir. C’est à cet instant que la personnalité de Bugeaud s’affirme comme pilier de la conquête de l’Algérie : une nouvelle tentative de conquête militaire de l’Algérie est lancée par l’intermédiaire de Bugeaud. Son armée est alors allouée de tous les moyens pour limiter l’influence du pouvoir de l’Émir Abdelkader, et remporte plusieurs victoires, telles que la bataille de Sikkak en 1836. Les défaites que connait la résistance algérienne contraignent l’Émir à négocier avec le maréchal, aboutissant au traité de la Tafna de 1837. Il est convenu par ce traité de reconnaître une souveraineté totale à l’Emir sur la province d’Oran, de Tittéri et d’Alger, en contrepartie d’une reconnaissance de la souveraineté impériale française sur le territoire algérien. L’Émir dénonce toutefois une violation du traité par les troupes françaises en 1839, qui souhaitent étendre le pouvoir français au-delà des termes définis par l’accord. L’occupation de l’Algérie par la France, limitée par le pouvoir de l’Émir Abdelkader, s’inscrit désormais dans l’objectif d’une conquête absolue de l’Algérie.
Fier de son expérience au sein de l’armée impériale, le maréchal met en application son apprentissage. Débarquant en février 1841 à Alger, il affirme sa volonté de ne pas faire fuir les Arabes, mais de les soumettre. Doté d’une armée riche de 100 000 hommes, Bugeaud est le fer de lance de la colonisation, et marche sur l’Algérie. Salué par ses pairs, il est fait Grand-Croix de la Légion d’honneur et Maréchal de France en 1843. Il détruit tout soutien apporté aux résistants indigènes en soumettant le Maroc en 1844, faisant de lui le duc d’Isly. Après avoir soumis la Kabylie, le Maréchal de France retrouve la métropole en 1847 après avoir régné en maître absolu sur l’Algérie depuis son arrivé près de 10 ans auparavant. C’est en héros qu’il retrouve sa fière patrie.
Démiurge de l’Algérie coloniale pour les uns, fossoyeur de l’Algérie pour d’autres, c’est par les actions militaires de Bugeaud que la France a pu marcher sur ce pays, selon sa volonté impérialiste. Il déclara ainsi : « L’armée est tout en Afrique ; elle seule a détruit, elle seule peut édifier. Elle seule a conquis le sol, elle seule le fécondera par la culture et pourra par les grands travaux publics le préparer à recevoir une nombreuse population civile ». Pour lui, la colonisation de l’Algérie devait passer par la fondation de colonies militaires : : « De tous les moyens de faire marcher vite et bien la colonisation, le meilleur, j’en ai la conviction, c’est la colonie militaire. »
Les méthodes génocidaires de conquête de l’Algérie par Bugeaud
La conquête française passe alors par de nouvelles stratégies sous les ordres de Bugeaud ; enfumades et politique de la terre brûlée en font partie. Les razzias, ou politique de la terre brûlée, consistent à brûler les terres, le bétail et les maisons des populations locales. L’occupation du littoral algérien ne suffisant pas, Bugeaud donne ordre à l’armée française de conquérir les terres du pays, également afin de profiter des ressources qui y sont produites. Ces politiques de razzia sont soutenues par une nouvelle conception dans la démarche coloniale de l’État français, celle d’un pays voulant instaurer une colonie de peuplement en Algérie à travers la confiscation des terres appartenant aux « indigènes » pour les octroyer aux colons.
« J’entrerai dans vos montagnes ; je brulerai vos villages et vos moissons ; je couperai vos arbres fruitiers et, alors, ne vous en prenez qu’à vous seuls. »
La destruction et la soumission du territoire algérien fut aussi légitimée par Bugeaud à travers des massacres de masse. Pour faire face aux tribus résistantes, Bugeaud n’eut pas peur d’assumer ses méthodes inhumaines. Il déclara ainsi devant la Chambre des députés de la monarchie de Juillet : « J’entrerai dans vos montagnes ; je brulerai vos villages et vos moissons ; je couperai vos arbres fruitiers et, alors, ne vous en prenez qu’à vous seuls », menaçant alors les populations insoumises. Le 11 juin 1845, il prononce ces mots à Orléansville : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéahs ! Enfumez-les à outrance comme des renards ».
Ces méthodes d’extermination entrent dans la lignée des massacres par les « enfumades ». Bugeaud écrira ainsi à propos des Enfumades du Dahra commandées par le Général Pélissier : « C’est une cruelle extrémité, mais il fallait un exemple terrible qui jetât la terreur parmi ces fanatiques et turbulents montagnards ». La violence contre les civils et contre les cultures algériennes a donc été un outil pour soumettre la population algérienne sous les ordres de Bugeaud, et leur faire accepter l’idée d’une colonisation totale de peuplement du territoire. Cette violence et déshumanisation des masses légitima sur le long terme l’action française en Algérie, hiérarchisant alors l’« indigène » sous le français colonisateur.
La mémoire de Bugeaud dans l’espace public français
Aujourd’hui en France, on retrouve plusieurs endroits portant le nom de Bugeaud, dont une avenue du 16e arrondissement de Paris, une rue du 6e arrondissement de Lyon, la place centrale de la ville de Périgueux, et jusqu’en mai 2021, une école du 3e arrondissement de Marseille, bientôt renommée Ahmed-Litim après proposition du maire de la ville, Benoit Payan. Cette initiative de changement de nom, votée par le conseil municipal de Marseille, met en avant un nom jusqu’ici inconnu : celui de Ahmed-Litim. Le rapport au conseil municipal du 21 mai 2021 permet de connaître les exploits de cet homme, tirailleur algérien débarqué à Marseille en 1944.
Extrait du rapport au conseil municipal :
« Le mardi 22 août 1944, se présentent à Marseille les premières troupes de la 1ère Armée Française, dite Lattre de Tassigny, débarquées le 16 août précédent sur les côtes varoises (…) Parmi ces hommes, débarqués huit jours plus tôt et se lançant à l’assaut de la colline de Notre-Dame, se trouve Ahmed Litim.
Né à el Milia, près de Constantine, il a probablement 24 ans. Il est caporal au sein de la 1ère compagnie du 1er bataillon du 7ème Régiment de Tirailleurs Algériens. Vers 16h30, le vendredi 25 août, alors que sa compagnie monte à l’assaut de Notre-Dame de la Garde pour rejoindre leurs camarades du groupe dit « Ripoll » qui viennent déployer un drapeau français depuis le clocher, il est fauché par un obus allemand au pied de la Basilique et décède le soir même de ses blessures. Il est cité à l’ordre de l’armée : « Jeune caporal, toujours le premier aux postes dangereux, a fait preuve d’un cran remarquable dans les combats de rue à Marseille. A été gravement blessé le 25 août 1944 à Notre-Dame de la Garde, alors qu’il servait lui-même son fusil mitrailleur, son tireur ayant été mis hors de combat ». Cette citation comporte l’attribution de la Croix de guerre 1939-1945 avec palme.
A travers le nom et l’histoire de cet homme, la Ville de Marseille souhaite honorer et inscrire dans nos mémoires toutes celles et ceux, combattant et combattantes, qui, au-delà de leurs origines ou de leurs croyances, ont donné leur vie pour l’idéal universel de liberté.
Pour cela, il est proposé aujourd’hui de modifier l’appellation de l’école primaire publique sise 12, rue Bugeaud et de la dénommer « École Primaire Publique Ahmed Litim ».
Cette décision de la ville de Marseille intervient dans un contexte de remise en cause de certains noms de rues françaises. Alors que certains préfèrent la mise en contexte des noms, de sorte de ne pas laisser dans l’oubli ces personnages historiques, d’autres prônent leur effacement au profit de valeurs plus nobles. C’est la position du Maire de Marseille : « Le Maréchal Bugeaud a commis des horreurs lors des guerres en Espagne, dans la répression des mouvements démocratiques de 1834 à Paris puis lors de la conquête sanglante de l’Algérie brûlant des villages, enfumant des grottes où se cachaient femmes et enfants. Une école ne peut pas conserver ce nom car nous ne pouvons ni l’expliquer ni le justifier à nos enfants. A l’école on apprend à écrire, à lire, on apprend notre histoire. L’école Ahmed Litim portera donc le nom d’un de nos libérateurs, mort en héros à Marseille en 1944. », a-t-il déclaré sur Twitter.
Par Iliès et Farah
Bibliographie :
- Peyroulou, Jean-Pierre, Ouanassa Siari Tengour, et Sylvie Thénault. « 1830-1880 : la conquête coloniale et la résistance des Algériens », Abderrahmane Bouchène éd., Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962. La Découverte, 2014, pp. 17-44.
- Lacoste, Yves. « La conquête de l’Algérie, un cas très exceptionnel », , Géopolitique de la nation France. Sous la direction de EncelFrédéric, Lacoste Presses Universitaires de France, 2016, pp. 139-181.
- Manceron, Gilles. « 8. La spécificité du cas algérien », , Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, sous la direction de Manceron La Découverte, 2005, pp. 159-175.
- Brower, Benjamin. « Les violences de la conquête », Abderrahmane Bouchène éd., Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962. La Découverte, 2014, pp. 58-63.
- « Retour géopolitique sur la situation postcoloniale et l’histoire coloniale de l’Algérie et du Maroc », Hérodote, vol. 180, no. 1, 2021, pp. 180-202.
Par Iliès et Farah
Publié le 4 juin 2021
https://recitsdalgerie.com/thomas-bugeaud-marechal-de-france-genocidaire-en-algerie/
Algérie, pages méconnues de l'histoire
Comme toutes les histoires que lui racontait sa grand-mère, le roman de Salah Benlabed aurait pu commencer par ces mots: «Ken ya ma ken, fi kadim ezaman» /«Il était une fois dans les temps anciens».
Dans Le dernier refuge, l'écrivain montréalais
D'origine algérienne évoque une page déchirée de l'histoire coloniale française, un crime qui n'a jamais été jugé, ni puni. Nous sommes en 1845. Le corps expéditionnaire français, nommé «Troupes d'Afrique», a entrepris la conquête du territoire de la Régence d'Alger. Le général Bugeaud, commandant en chef, et ses hommes se heurtent à la résistance de l'émir Abd-El-Kader et à ses partisans. Face à des soldats lourdement armés, des paysans — hommes, femmes, enfants, vieillards — se réfugient dans des grottes avec leurs troupeaux. Une guerre d'extermination par «enfumade et s»emmurements commence. Un massacre qui est le summum de l'horreur: plus de mille personnes sont gazées par les fumées et le feu de bois qui bouche la sortie.
C'est dans ce cadre historique, qui sert de toile de fond au roman, que s'inscrit le destin de la jeune Houria, innocente bergère arrachée à ses montagnes et propulsée malgré elle au coeur du conflit. Dès les premières pages, elle traverse l'obscurité bleutée d'une forêt de chênes-lièges et d'oliviers sauvages, son fils attaché sur son ventre. La peau déchirée par les épineux, griffée par les branches basses, les pieds blessés par les cailloux aiguisés, elle fuit le brasier des grottes enfumées.
Tout au long de son errance qui la mènera de ses montagnes de Kabylie aux sables brûlants du Sahara, le narrateur dialogue avec elle: il l'interpelle, raconte ses peurs et ses cauchemars, ses amours et ses deuils. En filigrane, il brosse le portrait et le parcours de l'émir Abd-El-Kader, humaniste musulman qui a combattu la haine raciale et fait l'unité de son peuple.
Son pays devenu désormais «possession française d'Afrique du Nord», ce dernier adresse ces quelques lignes prémonitoires au général Bugeaud: «Quelle est donc cette avidité qui pousse la France, qui se qualifie elle-même de forte et pacifique nation, à venir nous faire la guerre? N'a-t-elle pas assez de territoires? Qu'importe ce qu'elle nous a pris quand on le compare à ce qui nous reste! Elle avancera, nous reculerons; mais son tour viendra d'être obligée de reculer; et alors nous reviendrons.»
Humour caustique
Dans ce roman grave où les personnages aussi bien fictifs que réels se côtoient, où les descriptions des paysages sont proches de l'atmosphère réelle, il arrive qu'on tombe sur des notes d'humour assez caustiques. Au détour d'une page, un groupe de soldats français poursuit dans la plaine des autruches. Houria demande si ces animaux sont comestibles. On lui explique que «les Françaises, semble-t-il, ont coutume d'en planter les plumes dans leur arrière-train pour danser devant leurs hommes [...] leurs succès dans la conquête ont dû leur fournir de nombreuses occasions de danser car ils ont dépeuplé la région de ces volatiles».
Dans un va-et-vient entre le passé et le présent — guerre de libération (1954-1962), guerre civile (1991-2000), le romancier nous propose une réflexion sur la guerre et ses conséquences sur ceux qui la subissent, mais aussi sur leurs descendants qui intériorisent ces tragédies.
À travers son personnage féminin en exil intérieur dans son propre pays, Salah Benlabed revient également sur son thème de prédilection, l'écriture et l'exil: «écrire pour combler le vide de l'exil». Roman hybride parce qu'il est un lieu de multiples échanges qui exposent une page tragique méconnue de l'histoire algérienne, Le dernier refuge oppose au récit politique angoissant la voix profondément humaine d'un écrivain qui n'a de cesse de jeter des ponts entre des cultures d'horizons différents, algérienne et québécoise.
Suzanne Giguère
Collaboratrice du Devoir
https://www.ledevoir.com/lire/336422/algerie-pages-meconnues-de-l-histoire
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