Marcel Bigeard : la dualité des mémoires
Marcel Bigeard
Figure emblématique de la torture en Algérie, Fatna dresse aujourd’hui le portrait de Marcel Bigeard. Portrait d’un personnage aux deux visages : côté face, le héros national plusieurs fois décoré en France, côté pile, le tortionnaire meurtrier froid en Algérie.
Initialement, cet article devait concerner l’étude de la pratique de la torture en Algérie en particulier. Il ne m’a pas fallu longtemps avant de rencontrer le nom de Bigeard notamment dans les archives et mémoires algériennes. Je ne tarderai pas à comprendre, au fil de mon étude, que j’avais affaire à un personnage pétri de contradictions, tantôt héroïque tantôt machiavélique selon que le récit venait du côté français et algérien, jusqu’au point de me demander si on parlait toujours du même homme.
Cet effet schizophrène arrive souvent lorsque l’on évoque la Guerre d’Algérie : une guerre où les mémoires sont parfois, si ce n’est souvent, antagonistes ou à moitié assumées. Portrait d’un personnage aux deux visages. Côté face, le héros national français plusieurs fois décoré, côté pile, le tortionnaire meurtrier froid en Algérie.
Une carrière militaire très chargée
Marcel Bigeard est un « héros national » français ayant combattu pendant trois guerres : la Seconde Guerre Mondiale, la Guerre d’Indochine, et la Guerre d’Algérie. Né en 1916 à Toul (Meurthe-et-Moselle), il commence à travailler dès l’âge de 15 ans en tant qu’employé de banque à la Société Générale. Bientôt, la Seconde Guerre Mondiale éclate et il est amené à rejoindre l’armée pour défendre le pays face à l’envahisseur. Fait prisonnier par les Allemands, il parvient à s’échapper avant de rejoindre les forces françaises libres au Sénégal, puis en Afrique du Nord (Maroc et Algérie). C’est en 1944 qu’il retourne, parachuté, en France où il rejoint la Résistance.
Dès la fin de la guerre, il s’engage dans un autre conflit à l’autre bout du monde, en Indochine. C’est à cette occasion qu’il se spécialise de manière formelle dans le parachutisme militaire. En 1954, il participe à la bataille de Diên Biên Phu, un échec à l’issu duquel il est fait prisonnier par le Viêt-Minh. Après sa captivité de trois mois, il rentre en France mais reprend très vite du service, cette fois-ci en Algérie. 1955 : Marcel Bigeard arrive en Algérie avec son régiment de parachutistes coloniaux et participe à la bataille d’Alger en 1957 sous le Général Massu avec pour but de démanteler le FLN, ayant perpétré des attentats à la bombe contre les Européens. Après la Guerre, il assumera d’autres rôles tels que député et Secrétaire d’Etat à la défense sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing.
Un héros national en France
Par l’étude des mémoires françaises, j’entends traiter de la vision majoritaire du personnage de Bigeard qui existe en France ; une vision institutionnelle que l’on retrouve dans les discours politiques, dans les médias mais aussi dans la culture populaire. Bien qu’il y ait un élan de remise en question de cette vision de nos jours, elle ne cesse d’exister. Le général Bigeard reste aujourd’hui l’un des officiers les plus décorés en France, parmi les décorations qu’il a reçues, on peut notamment citer : Grande Croix de la Légion d’honneur, Croix de guerre de 39-45, des TOE (Théâtres d’Opérations Extérieures) et de la Valeur Militaire, Médaille de la Résistance, Distinguished Service Order (Grande Bretagne), American Legion (Etats-Unis), Grand officier des Ordres du Mérite sénégalais, malgache, togolais et comorien, Grand Officier (Arabie Saoudite).
Marcel Bigeard est un héros de la nation. Certains n’hésitent pas à le comparer à Achilles devant les murailles de Troie. L’épopée du général fascine. Il passe de média en média, répond aux invitations des journalistes, se met à écrire des livres qui rencontrent un franc succès en France. La figure du personnage est elle-même emblématique, tout le monde retient l’image de la « Casquette Bigeard » en référence à la façon dont Bigeard portait ses casquettes.
En 2010, le géant meurt dans sa ville natale de Toul. Deux ans après, en 2012, ses cendres sont finalement transférées au Mémorial des Guerres d’Indochine de Fréjus (certains avaient même évoquer la possibilité de les transférer au Panthéon). Pendant la cérémonie, de nombreuses personnalités viennent rendre hommage au défunt dont Jean Yves Le Drian (ministre sociale de la défense) et même Valéry Giscard d’Estaing. D’autres personnalités se sont exprimées après la mort de Bigeard. Le Président français Nicolas Sarkozy avait exprimé une « profonde tristesse » à l’annonce de la mort de ce géant qui était « la figure héroïque du combattant ». La ministre Nadine Morano s’était aussi attristée face à la nouvelle : « La France a perdu un grand serviteur, la Lorraine une de ses grandes figures historiques ».
Un tortionnaire froid en Algérie
En Algérie, le nom du Général Bigeard n’a pas le même écho qu’en métropole. Alors qu’on a un héros d’un côté, on a un tortionnaire et un meurtrier de l’autre. Quand on lui parlait de l’emploi de la torture, Bigeard ne niait pas son existence, il affirmait juste ne jamais l’avoir personnellement utilisée pour soutirer des informations, et considérait aussi que la torture était un « mal nécessaire » pour lequel il ne faut pas se repentir. « Je n’y participais pas. Je n’aimais pas ça. Pour moi, la gégène était le dernier truc à utiliser », (2007 La Liberté). « Je ne regrette rien ! Nous avons fait face à une situation impossible. » « Mes prisonniers étaient vivants quand ils quittaient mon quartier général. Et j’ai toujours trouvé dégueulasse de les tuer. Mais c’était la guerre et on devait trouver les bombes qui tuaient des civils ». « Était-il facile de ne rien faire quand on avait vu des femmes et des enfants les membres arrachés par l’explosion d’une bombe ? ». Avant d’ajouter parfois : « M’emmerdez pas avec ça, on en parle toute la journée, ça suffit ».
D’autres collègues de Bigeard sont passés aux confessions en France, comme le général Paul Aussaresses en 2001, qui avait les mêmes positions que Bigeard sur la question mais qui avait aussi avoué avoir personnellement conduit 24 exécutions sommaires dont celle par pendaison de Ben M’Hidi un des fondateurs du FLN. En France, c’est un choc, la version officielle affirmait pourtant que Ben M’Hidi s’était suicidé. Ce dernier aurait refusé de parler sous la torture amenant les officiers à en faire un exemple.
Le général Massu, lui aussi, passera aux aveux dénonçant directement Bigeard d’avoir utilisé la torture en Algérie.« La première fois que j’ai vu une gégène, j’étais seulement, en 1955-1956, inspecteur des troupes d’Afrique du Nord… J’ai vu chez Bigeard employer la gégène, je suis tombé de mon haut et j’ai dit : “Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Qu’est-ce que vous faites avec ce malheureux type ?” Il m’a dit : “C’est la seule façon que nous avions en Extrême-Orient, en Indochine, nous avons d’ailleurs appris ce procédé là-bas, et nous l’employons ici”. » Chez les civils algériens, les dénonciations sont aussi présentes. Louisette Ighilahriz, militante nationaliste algérienne, a subi la torture dans les locaux de la 10e division parachutiste du général Massu. Dans ses récits, elle identifie Bigeard comme un de ses tortionnaires. « Lorsque Massu ne venait pas, un autre gradé, grand et mince, portant un béret vert, le remplaçait. C’était Bigeard » « Chez nous, le nom de Marcel Bigeard est synonyme de mort et de torture ». « Il est entre les mains de Dieu devant lequel il doit répondre de ses actes. J’espère qu’il aura le châtiment qu’il mérite ».
Alors que les mémoires françaises s’attachent aux « Casquettes Bigeard », le terme qui revient en Algérie est celui des « Crevettes Bigeard ». Il s’agit d’une expression employée pour la première fois en public par Paul Teitgen pendant une interview avec le général Massu. Durant la guerre, beaucoup de personnes ont été reportées disparues, on parlait d’« évaporation ». La technique d’exécution sommaire des Crevettes Bigeard consistait alors à fixer les pieds du « condamné » vivant ou mort dans du béton et le jeter d’un hélicoptère à des centaines de mètres d’altitude en pleine mer. Cette technique avait pour but d’éviter que l’on retrouve les corps de ces disparus dont le poids les engloutissait au fond de l’eau. Bigeard n’est pas le seul à avoir usé de cette technique, la complicité d’autres militaires et officiers supérieurs comme Aussaresses est fort probable.
Sources :
- Marcel Bigeard : « Torture ? Evitez ce mot là ! », Pascal Riché, Nouvel Obs
- Pour Bigeard, la torture en Algérie était un « mal nécessaire », Le Parisien, 28/06/2010
- Le général Bigeard et la torture : « Ne m’emmerdez pas avec ça », François Krug, Noubel Obs, 10/11/2016
- En Indochine, en Algérie, il n’y a pas eu qu’un seul Bigeard, Alain Ruscio, Humanité, 20/11/2012
Fatna
Publié le 17 novembre 2021
https://recitsdalgerie.com/marcel-bigeard-la-dualite-des-memoires/
Elever une statue à ... Paul Teitgen
Dans L’art français de la guerre qui lui a valu le prix Goncourt, Alexis Jenni écrit : « Je voudrais élever une statue. Une statue de bronze par exemple car elles sont solides et on reconnaît les traits du visage. »
Et il poursuit : « Cette statue serait celle d’un petit homme sans grâce physique qui porterait un costume démodé et d’énormes lunettes qui déforment son visage ; on le montrerait tenir une feuille et un stylo, tendre le stylo pour que l’on signe la feuille comme les sondeurs dans la rue, ou les militants qui veulent remplir leur pétition. Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais élever une statue à Paul Teitgen. » (Alexis Jenni, L’art français de la guerre) [1]
“Bigeard shrimp” (crevettes Bigeard) : Paul Teitgen rappelle le nom donné aux cadavres jetés à la mer par les autorités.
Paul Teitgen (1919-1991), résistant, torturé puis déporté pendant la Seconde Guerre mondiale, fut secrétaire général de la préfecture d’Alger, chargé de la police, d’août 1956 à septembre 1957.
En 1957, les parachutistes avaient tous les pouvoirs à Alger. Refusant de cautionner et de couvrir des crimes commis par des militaires français, Paul Teitgen obtint que les parachutistes signent avec lui, pour chacun des hommes qu’ils arrêtaient, une assignation à résidence, dont il gardait copie.
Un colonel venait lui faire ses comptes. Quand il avait détaillé les relâchés, les internés, les évadés, Paul Teitgen pointait la différence entre ces chiffres-là et la liste nominative qu’il consultait en même temps. « Et ceux-là ? », demandait-il en donnant des noms ; et le colonel lui répondait « Eh bien ceux-là, ils ont disparu, voilà tout ».
Pierre Vidal-Naquet avec qui il s’était lié d’amitié écrivit à son propos en 2002 : « Quand il découvrit que les supplices infligés aux Algériens rappelaient de fort près ceux que pratiquaient la Gestapo et ses complices français, il s’indigna et démissionna, demeurant cependant à Alger pour occuper une direction au gouvernement général. [2] »
Le 29 mars 1957, Robert Lacoste, ministre résidant en Algérie du 9 février 1956 au 14 mai 1958, reçut de Paul Teitgen la lettre suivante, datée du 24 mars 1957 [3].
Monsieur le ministre,
Le 20 août 1956, vous m’avez fait l’honneur d’agréer ma nomination au poste de secrétaire général de la préfecture d’Alger, chargé plus spécialement de la police générale.
Depuis cette date, je me suis efforcé avec conviction, et à mon poste, de vous servir – et quelquefois de vous défendre – c’est-à-dire de servir, avec la République, l’avenir de l’Algérie française.
Depuis trois mois, avec la même conviction, et sans m’être jamais offert la liberté, vis-à-vis de qui que ce soit d’irresponsable, de faire connaître mes appréhensions ou mes indignations, je me suis efforcé dans la limite de mes fonctions, et par-delà l’action policière nouvelle menée par l’armée, de conserver – chaque fois que cela a été possible – ce que je crois être encore et malgré tout indispensable et seul efficace à long terme : le respect de la personne humaine.
J’ai aujourd’hui la ferme conviction d’avoir échoué et j’ai acquis l’intime certitude que depuis trois mois nous sommes engagés non pas dans l’illégalité – ce qui, dans le combat mené actuellement, est sans importance – mais dans l’anonymat et l’irresponsabilité qui ne peuvent conduire qu’aux crimes de guerre.
Je ne me permettrais jamais une telle affirmation si, au cours de visites récentes effectuées aux centres d’hébergement de Paul-Cazelles et de Beni-Messous, je n’avais reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices ou, des tortures qu’il y a quatorze ans je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo de Nancy.
Or ces deux centres d’hébergement, installés, à sa demande, par l’autorité militaire d’Alger, sont essentiellement pourvus par elle. Les assignés qui y sont conduits ont d’abord été interrogés dans les quartiers militaires après une arrestation dont l’autorité civile, qui est celle de l’État, n’est jamais informée. C’est ensuite, et souvent après quelques semaines de détention et d’interrogatoires sans contrôle, que les individus sont dirigés par l’autorité militaire au centre de Beni-Messous et de là, sans assignation préalable et par convoi de cent cinquante à deux cents, au centre de Paul-Cazelles.
J’ai, pour mon compte personnel et sans chercher à échapper à cette responsabilité, accepté de signer et de revêtir de mon nom jusqu’à ce jour près de deux mille arrêtés d’assignation à résidence dans ces centres, arrêtés qui ne faisaient que régulariser une situation de fait. Je ne pouvais croire, ce faisant, que je régulariserais indirectement des interrogatoires indignes dont, au préalable, certains assignés avaient été les victimes.
Si je n’ignorais pas qu’au cours de certains interrogatoires des individus étaient morts sous la torture, j’ignorais cependant qu’à la villa Sesini, par exemple, ces interrogatoires scandaleux étaient menés, au nom de mon pays et de son armée, par le soldat de 1ère classe F..., sujet allemand engagé dans le 1er R.E.P., et que celui-ci osait avouer aux détenus qu’il se vengeait ainsi de la victoire de la France en 1945.
Rien de tout cela, bien sûr, ne condamne l’armée française, non plus que la lutte impitoyable qui doit être menée par elle dans ce pays, et qui devait l’être à Alger plus spécialement contre la rébellion, l’assassinat, le terrorisme et leurs complices de tous ordres.
Mais tout cela condamne la confusion des pouvoirs et l’arbitraire qui en découle. Ce n’est plus tel ou tel responsable connu qui mène les interrogatoires, ce sont des unités militaires. Les suspects ne sont plus retenus dans les enceintes de la justice civile ou militaire, ni même dans les lieux connus de l’autorité administrative. Ils sont partout et nulle part. Dans ce système, la justice – même la plus expéditive – perd ne serait-ce que l’exemplarité de ses décisions. Par ces méthodes improvisées et incontrôlées, l’arbitraire trouve toutes les justifications. La France risque, au surplus, de perdre son âme dans l’équivoque.
Je n’ai jamais eu le cynisme et je n’ai plus la force d’admettre ce qu’il est convenu d’appeler des « bavures », surtout lorsque ces bavures ne sont que le résultat d’un système dans lequel l’anonymat est seul responsable.
C’est parce que je crois encore que dans sa lutte la France peut être violente sans être injuste ou arbitrairement homicide, c’est parce que je crois encore aux lois de la guerre et à l’honneur de l’armée française que je ne crois pas au bénéfice à attendre de la torture ou simplement de témoins humiliés dans l’ombre.
Sur quelque 257 000 déportés, nous ne sommes, plus que 11 000 vivants. Vous ne pouvez pas, monsieur le ministre, me demander de ne pas me souvenir de ce pour quoi tant ne sont pas revenus et de ce pour quoi les survivants, dont mon père et moi-même doivent encore porter témoignage.
Vous ne pouvez pas me le demander parce que telle est votre conviction et celle du gouvernement de mon pays.
C’est bien, au demeurant, ce qui m’autorise à vous adresser personnellement cette lettre, dont il va sans dire qu’il n’est pas dans mes intentions de me servir d’une quelconque manière. Dans l’affirmation de ma conviction comme de ma tristesse, je conserve le souci de ne pas indirectement justifier les partisans de l’abandon et les lâches qui ne se complaisent que dans la découverte de nos erreurs pour se sauver eux-mêmes de la peur. J’aimerais, en revanche, être assuré que vous voudrez bien, à titre personnel, prendre en considération le témoignage d’un des fonctionnaires installés en Algérie par votre confiance et qui trahirait cette confiance, s’il ne vous disait pas ce qu’il a vu et ce que personne n’est en droit de contester, s’il n’est allé lui-même vérifier.
J’ai, en tout état de cause, monsieur le ministre, perdu la confiance dans les moyens qui me sont actuellement impartis pour occuper honnêtement le poste que vous m’aviez assigné. Je vous demande, en conséquence, de bien vouloir prier M. le ministre de l’Intérieur de m’appeler rapidement à d’autres fonctions.
Je vous demande enfin, monsieur le ministre, d’agréer cette lettre comme l’hommage le plus sincère de mon très profond et fidèle respect.
Robert Lacoste demanda à Paul Teitgen de rester à son poste et de tenir secrète sa lettre de démission. Celui-ci céda mais il devait démissionner de ses fonctions quelques mois plus tard.
Il en était alors à plus de 3 000 disparitions, estimation confirmée pour l’essentiel par le colonel (maintenant général) Paul Aussaresses dans un entretien avec Florence Beaugé, en novembre 2000.
Paul Teitgen par Marie Bellando-Mitjans
[1] Source de la photo de Paul Teitgen : http://www.darrelplant.com/blog_ite....
[2] Vidal-Naquet, préface de la réédition en 2002 de La raison d’Etat (Ed. de Minuit)
[3] Source : Yves Courrière, La guerre d’Algérie. Le temps des léopards, éd. Fayard, 1969, pages 515 - 517
https://histoirecoloniale.net/elever-une-statue-a-Paul-Teitgen.html
.
Les commentaires récents