L’été 1962 marque l’indépendance de l’Algérie, dans un contexte d’effervescence, d’espoir, mais aussi, ne l’oublions pas, de craintes et d’incertitudes sur le plan politique. La perspective de l’indépendance devenant réalité, le FLN apparaît plus divisé que jamais. C’est alors l’été de la discorde (1). Riyad revient aujourd’hui sur la crise de l’été 1962 qui a forgé l’Algérie indépendante, posant les bases de son régime politique actuel.
Algérie, juillet 1962. Les forces politico-militaires coalisées sous l’égide du GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne), et celle de l’EMG (État-major général), autrement connu comme “le clan d’Oujda”, s’affrontent pour la souveraineté. La question de la légitimité du pouvoir se pose : d’un côté, la légitimité politique, de l’autre, la légitimité militaire. Sous le regard impuissant des Algériens, un été sanglant s’ouvre en juillet 1962. Le chapitre conclusif de la colonisation s’ouvre alors sur une entente impossible autour de ce que doit être l’Algérie indépendante.
Le FLN miné par les luttes intestines
Depuis le congrès de la Soummam du 20 août 1956, la direction du FLN est en proie à une constante tension interne, les chefs politico-militaires se disputant le leadership de cette structure dépourvue d’un pôle de pouvoir centralisé. L’historien algérien Mohammed Harbi définit alors le FLN comme étant : « une structure fondée sur une multiplicité d’organisations quasi autonomes, juxtaposées et reliées à un centre (…) L’autorité de ce centre diminue au fur et à mesure que l’on descend du sommet vers la base. La bureaucratie qui gère ces organisations n’est pas régie par des règles, mais modelée par les relations personnelles. Les allégeances aux chefs de faction ne sont pas stables et évoluent au gré des circonstances. (2) »
La réunion du CNRA (Conseil national de la Révolution algérienne) d’août 1957 au Caire revient sur les dispositions politiques phares du congrès de la Soummam : la primauté du politique sur le militaire et celle de l’intérieur sur l’extérieur. Un leadership nouveau émerge, celui des « 3B », composé des colonels Krim Belkacem, Lakhdar Ben Tobbal et Abdelhafid Boussouf. On retrouve notamment les « 3B » au sein du GPRA.
Plusieurs affaires secouent le GPRA et aggravent la fracture entre l
es unités combattantes à l’est et la direction politique (3). L’affaire du « complot des colonels (4)» en 1958-1959 est, à ce titre, un exemple particulièrement significatif.
À partir de 1958 la situation de l’ALN se dégrade. Les barrages frontaliers rendent presque impossible la traversée des frontières et le ravitaillement des wilayas, tandis que les grandes opérations militaires françaises menées entre 1958 et 1959 ont rendu les maquis exsangues. Dans ce contexte, un ensemble hétéroclite de combattants aux frontières, communément nommé « armée des frontières » émerge et se structure progressivement. L’ALN de la frontière tunisienne souffrait d’un manque d’organisation et d’encadrement militaire, d’un régionalisme ambiant et d’une multiplication des cas de dissidences. Les officiers qui y ont servi témoignent de la même situation chaotique qui régnait à la frontière est (5).
La création, sur décision du CNRA, d’un État-major Général en janvier 1960, était une tentative de résoudre ces problèmes et de rendre à nouveau possible le ravitaillement des wilayas. Le CNRA confie la nouvelle entité au colonel Houari Boumediène. Celui-ci entreprend alors de remettre de l’ordre à la frontière, d’opérer une réorganisation du commandement et des unités et de consolider l’instruction militaire (6). Pour accomplir cette mission il compose un État-major composé de trois adjoints : le commandant Kaïd Ahmed, le commandant Ali Mendjeli et le commandant Azzedine. Le général-major Hocine Benmaalem écrit : « Boumediène sut tirer parti du chaos. Il prit les mesures d’urgence qui s’imposaient (7) ». L’EMG structura l’armée des frontières sur le modèle d’une armée classique, Boumèdiène devenant alors le « chef charismatique de l’armée des frontières qu’il réussit à unir sous ses ordres » (S.Arezki, 2018). D’après Khaled Nezzar, sous-lieutenant à l’époque, l’apport principal de l’EMG fut d’opérer un brassage régional au sein du commandement et des unités opérationnelles, afin de briser l’esprit régionaliste (8).
En 1962, l’armée des frontières stationnée à l’ouest et à l’est est forte d’environ 30 000 à 32 000 hommes (dont la majorité est stationnée à l’est). Elle constitue alors une force disciplinée, formée et bien équipée, au service de son chef, dont les ambitions commencent peu à peu à apparaître au grand jour. Les premières tensions éclatent avec le GPRA lors de l’affaire du pilote français fait prisonnier en juin 1961.
Les accords d’Évian signés le 18 mars, entrent en vigueur le lendemain. Ils ont pour effets immédiats d’appliquer un cessez-le-feu sur l’ensemble du territoire et de libérer les prisonniers politiques algériens. Parmi eux, cinq chefs historiques du FLN arrêtés le 22 octobre 1956 : Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf. L’EMG s’oppose à ces accords, qu’il juge défavorables à l’Algérie, accentuant la discorde avec le GPRA. Entre mars et juillet, alors que les structures de l’État colonial s’effondrent, la confusion s’installe et se généralise (9), notamment sous les actions de l’OAS. Le congrès de Tripoli (27 mai au 7 juin 1962), chargé de statuer sur un programme et une direction politique pour l’Algérie indépendante est lui-même sujet aux divisions idéologiques (10).
Le conflit ouvert : le groupe de Tlemcen contre le groupe de Tizi-Ouzou
Lorsque l’indépendance est proclamée le 5 juillet 1962, le FLN est plus divisé que jamais. En effet, le GPRA décrète la dissolution de l’Etat-major général le 30 juin, une décision refusée par l’EMG. Pour appuyer sa position et combler son manque de légitimité, Houari Boumediène contracte une alliance avec une figure historique du mouvement nationaliste : Ahmed Ben Bella.
Le 22 juillet, Ahmed Ben Bella proclame la formation d’un Bureau politique depuis Tlemcen ; Ce sera le « groupe de Tlemcen ». Le 25 juillet, des affrontements se déroulent en Wilaya II à Constantine et Bône (11), entre les maquisards du Colonel Salah Boubnider « Sawt al-arab (12) » et les bataillons de l’EMG soutenus par des dissidents de la Wilaya II (13). En réponse, Krim Belkacem, Mohamed Boudiaf et Mohand Ouldhadj appellent depuis Tizi Ouzou à la « résistance populaire » contre ce Bureau politique. A la fin du mois de juillet, deux nouvelles organisations politico militaires informelles émergent donc : le Groupe de Tlemcen et le Groupe de Tizi-Ouzou (14).
Les six Wilayas sont divisées et sommées de choisir un camp. Le Groupe de Tizi-Ouzou est composé de :
- La Wilaya III du colonel Mohand Ouldhadj qui fait bloc derrière son chef historique Krim Belkacem.
- La Wilaya IV qui lutte pour la prééminence du pouvoir politique.
- La Wilaya II du colonel Salah Boubnider, qui reste fidèle à son ancien chef Lakhdar Ben Tobbal, membre du GPRA.
Le groupe de Tlemcen n’est pas non plus en reste de soutiens intérieurs :
- La Wilaya I, dirigée de facto par le colonel Tahar Z’Biri (15). A. Mohand Amer écrit : « Le ralliement de la wilaya 1 au groupe de Tlemcen n’est pas le résultat de tractations ou de stratégie, il est la conséquence du déficit de légitimité du GPRA (16) ».
- La Wilaya V qui fut dirigée par Boumediène se rallie presque mécaniquement à l’EMG. La subordination de cette Wilaya au groupe de Tlemcen est en partie favorisée par le fait que plusieurs cadres de l’EMG sont issus de l’ouest.
- La Wilaya VI du colonel Mohamed Chaâbani. Si la Wilaya VI rejoint le groupe de Tlemcen, c’est qu’elle choisit en fait le « segment le plus fort du F.L.N » pour se faire réhabiliter (A. Mohand Amer, 2014).
Le groupe de Tlemcen dispose d’une force de frappe plus puissante, l’armée des frontières étant composé d’environ 30 000 djounouds alors que les maquis de l’intérieur comptaient environ 10 000 maquisards (17). Outre la supériorité numérique, l’ALN aux frontières disposait d’un meilleur équipement que celui des moudjahidines de l’intérieur, qui était rudimentaire. Enfin, le groupe de Tizi-Ouzou manque de cohésion. En son sein, la Wilaya IV fait presque cavalier seul sans faire acte d’allégeance au GPRA. La Wilaya II quant à elle, s’oppose à l’EMG sans formellement rejeter la légitimité de Ben Bella à avoir des ambitions hégémoniques sur le FLN. Dans une perspective pragmatique, l’opposition à Boumediène ne signifie pas pour autant une hostilité à Ben Bella (ce qui renforce ce dernier).
Les premiers affrontements éclatent dans le Nord Constantinois et à Alger, les 26 et 27 juillet. La Wilaya II tombe face aux bataillons de l’EMG et aux maquisards de la Wilaya I. Le 2 août, c’est un GPRA mené de facto par Krim Belkacem, mais vidé de ses dirigeants qui accorde une reconnaissance provisoire au Bureau politique ; Mohamed Boudiaf rejoint cette entité le lendemain. Le 29 août, de violents affrontements entre la wilaya IV et la ZAA (Zone autonome d’Alger (18)), éclatent à la Casbah d’Alger.
La population, épuisée et excédée, descend dans les rues et crie “Sab’a snîn barakat !” (Sept ans ça suffit !). Suite à ces évènements, Boudiaf démissionne du Bureau politique. Les maquisards de la wilaya IV sont rapidement écrasés par la coalition de Tlemcen. Ahmed Ben Bella s’impose donc comme le grand vainqueur politique de cette confrontation ; l’état-major général contrôle quant à lui l’ensemble du pays à l’exception de la Kabylie (19). Le 25 septembre 1962, Ahmed Ben Bella devient président du Conseil des ministres, devenant de facto le chef de l’État, tandis que l’assemblée nationale constituante prend ses fonctions avec Ferhat Abbas comme président ; c’est la naissance de l’État algérien contemporain.
Une indépendance confisquée ?
Dans un imaginaire populaire entretenu par une longue tradition contestataire, la crise de l’été 1962 est souvent considérée comme la confiscation de l’Etat et du pays par les militaires, et plus précisément, par le « clan d’Oujda ».
L’été 1962 était une période de transition chaotique. Le FLN n’étant pas préparé à se substituer à l’Etat colonial, l’Algérie a connu une situation anarchique et un vide politique. Cette crise est structurée par des mécanismes d’affiliations idéologiques certes, mais aussi – et surtout – par des mécanismes d’affiliations claniques, régionalistes et par les ambitions personnelles. On ne peut attribuer l’échec du GPRA à s’emparer du pouvoir aux seules ambitions de ses opposants. Le large discrédit qui frappait le GPRA depuis 1961 au sein de l’ALN de l’intérieur a joué en faveur de l’ALN de l’extérieur.
La primauté du militaire sur le civil ne fut pas consacrée en 1962, cette question fut réglée lors du CNRA d’août 1957 au Caire, les chefs de l’ALN avaient récupéré la « Révolution (20)», qu’ils estimaient être leur œuvre. Avaient-ils vraiment tort ? Dans l’immense majorité de ce pays encore essentiellement rural, le FLN était incarné par les moudjahidines issus de ce même monde rural. Ils étaient dépositaires de la légitimité de la souveraineté postcoloniale, aux yeux d’une société et d’une culture qui accordent du prestige au militaire et voient dans la guerre une activité noble (21). La primauté du militaire sur le civil reflète donc la réalité de la Révolution telle qu’elle s’est développée pendant la guerre (J.McDougall, 2017).
L’issue de cette crise voit donc la fondation de l’Etat algérien contemporain, qui prend la forme d’un régime autoritaire à parti unique, le FLN. Jusqu’à la fin des années 1970, la construction de cet État sera entreprise et marquée par ceux qui ont soutenu le groupe de Tlemcen (bien que le coup d’Etat du 19 juin 1965 vienne renouveler la classe dirigeante). Toutefois la crise ne se règle pas uniquement par la violence, elle se règle aussi par la mise en place d’un circuit de redistribution économique et sociale. Comme le relève Luis Martinez, la crise trouve une sortie dans « des débouchés économiques pour les principaux contestataires du pouvoir conquis par “l’armée des frontières”. À certains cadres et responsables politiques du GPRA sont octroyées des autorisations d’importation qui feront d’eux les futurs hommes d’affaires et grossistes de l’Algérie. Aux chefs des maquis de l’intérieur un habile découpage administratif du territoire assure des positions de notables locaux (22) ».
Dans la continuité des pratiques internes du FLN pendant la guerre, le nouvel Etat algérien est irrigué par les pratiques clientélistes et régionalistes. Il se révèle vite être l’assemblage complexe de plusieurs clans confédérés qui se forment sur des critères variés (23). Devenu président en 1965, Houari Boumediène reconnaitra que « l’Algérie était divisée en clans. De 1965 à 1968 nous avons travaillé durement pour ramasser tous ces clans et en faire un État ». S’il est vrai qu’en soixante ans d’existence, le régime politique algérien a connu de nombreux changements et qu’il ressemble peu à celui instauré en 1962, une constante demeure : l’Armée nationale populaire (ANP) reste l’institution la plus solide et puissante de l’État.
Par Riyad (1) Une formule empruntée à Ali Haroun. Voir HAROUN Ali, L’été de la discorde : Algérie 1962, Casbah, 1999.
(2) HARBI Mohammed, « 12. Face à l’implosion du FLN », Une vie debout. Mémoires politiques, Tome 1 : 1945-1962, La Découverte, 2001, p. 356-382.
(3) BENDJEDID Chadli, Mémoires Tome 1 : Les contours d’une vie (1929-1979), Casbah éditions, Alger, 2012.
(4) HARBI Mohammed, « Le Complot Lamouri », Dir. Charles-Robert Ageron, La Guerre d’Algérie et les Algérien 1954-1962, IHTP (Institut d’histoire du temps présent), Paris, Armand Colin, p. 151-179
(5) On peut notamment citer les témoignages de Khaled Nezzar, Chadli Bendjedid, Hocine Benmaalem et Mohamed Zerguini.
(6) AREZKI Saphia, De l’ALN à l’ANP, la construction de l’armée algérienne : 1954-1991, Alger, Barzakh, 2018.
(7) BENMAALEM Hocine, Mémoires du Général-major Hocine Benmaalem, Tome 1 : La guerre de libération nationale, Alger, Casbah éditions, 2014.
(8) NEZZAR Khaled, Journal de guerre 1954-1962),
(9) STORA Benjamin, « 12. La victoire et ses divisions », La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Dir STORA Benjamin, La Découverte, 2005, p. 173-179.
(10) MCDOUGALL James, A History of Algeria, Cambridge University Press, 2017.
(11) Aujourd’hui Annaba
(12) La voix des arabes en français, il s’agit du nom de guerre de Salah Boubnider.
(13) Une dissidence menée notamment par le commandant Larbi Berdjem.
(14) Amar Mohand Amer, « Les wilayas dans la crise du FLN de l’été 1962 », Insaniyat, 65-66, 2014, 105-124.
(15) ZBIRI Tahar, Mémoires du dernier chef historique des Aurès : 1929-1962, Alger, ANEP, 2008.
(16) Amar Mohand Amer, « Les wilayas dans la crise du FLN de l’été 1962 », Insaniyat, 65-66, 2014, 105-124
(17) RAHAL Malika, « 9. La démobilisation », Algérie 1962. Une histoire populaire, Dir. RAHAL Malika, La Découverte, 2022, p. 158-177.
(18) Ne pas confondre avec la ZAA de la bataille d’Alger en 1957. Cette zone en question est une entité nouvelle crée en 1962 et conteste le contrôle d’Alger à la Wilaya IV. Elle fait parti de la coalition de Tlemcen.
(19) STORA Benjamin, AKRAM Ellyas. « CRISE DE L’ÉTÉ 1962. (Algérie, juillet-septembre 1962) », , Les 100 portes du Maghreb. L’Algérie, le Maroc, la Tunisie, trois voies singulières pour allier islam et modernité, Dir STORA Benjamin, AKRAM Ellyas. Éditions de l’Atelier, 1999, pp. 133-134.
(20) Ici la « Révolution » doit être comprise comme une organisation (Nidham), et non pas comme un concept doctrinal.
(21) CARLIER Omar, Entre nation et djihad : histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de Sciences po, 1995.
(22) MARTINEZ Luis, La guerre civile en Algérie, Khartala, Paris, 1998.
(23) OUAISSA Rachid, La classe-Etat algérienne 1962-2000, Une histoire du pouvoir algérien entre sous-développement, rente pétrolière et terrorisme, Publisud, 2010.
(24) FRANCOS Ania, SÉRÉNI J-P, Un algérien nommé Boumediène, Paris, Stock, 1976.
Par Riyad
Publié le 12 octobre 2022
https://recitsdalgerie.com/la-crise-de-l-ete-1962/
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