C’est l’histoire de deux destins tragiques entremêlés et de deux versions opposées des faits. L’histoire d’un passé partagé par des héritiers aux blessures impossible à panser. Une histoire sans point final, comme la guerre d’Algérie en a tant laissé dans les intimités familiales. D’un côté, il y a la famille Boucif. De l’autre, la famille Vallat. Mokhtar Boucif était directeur d’une école à Thiersville, petit village à l’ouest de l’Algérie, près de Mascara, aujourd’hui appelé Ghriss. Félix Vallat en était le maire. Le premier avait été accusé d’avoir organisé l’embuscade qui avait coûté la vie au second : le 8 avril 1958, en pleine guerre d’Algérie (1954-1962), le maire et sa femme avaient été tués, près de leur ferme, sous les yeux de leurs enfants. Quelques jours après, le directeur d’école avait été brutalement arrêté, détenu dans une caserne et n’avait plus donné signe de vie. L’affaire avait fait grand bruit avant d’être enfouie, transmise seulement dans la sphère étroite des mémoires familiales.
Aux enfants et petits-enfants de Mokhtar Boucif, on a raconté l’histoire d’un homme brillant, instituteur à 17 ans, en 1937, une époque où très peu d’Algériens accédaient à un emploi qualifié. Mokhtar était décrit comme un infatigable pourfendeur des abus coloniaux, qui avait tissé de forts liens d’amitié dans tous les milieux y compris celui des « Européens » comme on disait à l’époque. Il n’hésitait pas à réclamer à l’administration davantage de justice et d’égalité, et à utiliser son entregent dans ce but. On leur a raconté que l’édile, Félix Vallat, était responsable de nombreuses mesures discriminatoires, d’arrestations, de brimades.
Aux enfants et petits-enfants de Félix Vallat, on a raconté l’histoire d’un grand humaniste. Dans un livre écrit par Maïa Alonso, avec la participation de la famille Vallat, « Le rêve assassiné » (Editions Atlantis Allema, 2017), Félix est décrit comme un « apôtre du rapprochement franco-musulman, qui dérangeait les nationalistes algériens et qu’il fallait éliminer avec toute sa famille ». « Ils ont assassiné le rêve d’une Algérie nouvelle, une Algérie autonome, fraternelle, multiethnique et tolérante, liée étroitement à la France. L’Algérie dont rêvait aussi Albert Camus », écrit-elle encore. Elle dit aussi que Mokhtar Boucif était le « commanditaire d’un odieux assassinat », d’autant plus odieux qu’elle le présente comme un ami du maire qu’il aurait trahi.
Aux petits-enfants Boucif, on a raconté que, sur la base de soupçons d’accointances avec le FLN (Front de Libération nationale), Mokhtar avait été arrêté à son domicile, à deux heures du matin, devant ses six enfants âgés de 2 à 10 ans, par des militaires français. Qu’il avait été jeté en prison, sans autre forme de procès. Puis plus rien. Il fait partie des dizaines de milliers de disparus dont les familles cherchent, encore aujourd’hui, les corps. Dans une lettre adressée à ses proches, reçue quelques jours après son arrestation, ce militant pour l’indépendance raconte être enfermé « dans une cellule seul sans communication avec l’extérieur », mais que « la santé est bonne, le moral excellent ». Il nie son implication dans l’assassinat de Félix Vallat, et assure que les « interrogatoires sont très corrects, conduits par le capitaine de gendarmerie ».
Soixante ans plus tard : deux orphelins des deux camps
Cette lettre, dernière preuve de vie de Mokhtar Boucif, est retranscrite dans l’ouvrage « Recits d’Algérie. Témoignages de nos aînés de la colonisation à l’indépendance », qui paraît le 25 novembre (Editions Faces cachées). Elle a été communiquée à Farah Khodja, qui mène depuis 2019 une collecte des paroles et des vécus autour de la guerre d’Algérie et de la colonisation, maîtresse d’ouvrage de ce livre illustré de dessins et de photographies d’archives. L’un des petits-enfants de Mokhtar Boucif, Younès, a pris la plume pour participer à ce projet et écrire sur ce grand-père qu’il n’a jamais connu mais dont la disparition le heurte dans son intimité :
« Mon père n’a jamais pu faire le deuil de son père correctement. Personne ne sait où il a été tué, dans quelles circonstances, par qui. Si l’Etat français le souhaitait, il pourrait y avoir une enquête, des ouvertures d’archives, pour permettre à des gens, comme mon père, de se sentir mieux. »
En 2020, accompagné de son père — qui n’avait que 6 ans lors de l’arrestation de Mokhtar –, de son frère et de sa sœur, Younès Boucif a assisté à une réunion organisée en France par l’association Josette et Maurice Audin qui réclame la vérité sur les disparitions dues aux forces de l’ordre françaises pendant la guerre d’Algérie. Dans le public, les témoignages se déversent comme souvent dans ce genre d’événement, petit théâtre d’expression des plaies toujours à vif. Un homme intervient. Younès Boucif écrit : « Il s’indignait que nous commémorions seulement la disparition des combattants algériens, brandissant le fait qu’ils n’avaient pas le monopole de la souffrance. Il ajoute “moi-même, j’ai vu mon père se faire tuer devant mes yeux. Il était le maire d’une petite ville nommée Thiersville”. Le temps s’est alors figé, comme suspendu… Il s’agissait du fils de Félix Vallat. Une vive émotion nous a envahis, ma famille et moi. Soixante ans plus tard, deux orphelins, des deux camps, dans cette même salle. Ces deux hommes, mon père et lui, ont leurs destins liés : mon grand-père mort car le père de cet homme est mort. Les deux hommes sont décédés en Algérie et leurs deux enfants se retrouvent dans la même pièce en France, confrontés l’un face à l’autre. »
Si l’on en croit l’écrivaine Maïa Alonso, pour la famille Vallat, la culpabilité de Mokhtar Boucif ne fait aucun doute, reposant sur l’accusation, largement diffusée mais dénuée de preuves, de l’armée française – qui visait sans doute à justifier son arrestation et sa très probable mort. Pour la famille Boucif, impossible d’appuyer leur récit sur des sources : ils n’ont pas accès aux documents qui pourraient éclaircir les zones d’ombre sur l’emprisonnement et l’assassinat du directeur. Malgré les promesses réitérées, en particulier d’Emmanuel Macron, de faciliter l’accès aux archives, en pratique cela reste difficile pour les familles comme pour les historiens. On ne peut donc que raconter ce qui a été transmis, souvent oralement, parfois grâce à des documents comme la dernière lettre de Mokhtar Boucif, avant que cela ne soit trop tard.
C’est ici que se situe le cœur de « Récits d’Algérie » : écrire ces Mémoires avant qu’elles ne disparaissent, les derniers témoins directs s’éteignant les uns après les autres. La démarche de Farah Khodja, 25 ans, juriste fraîchement diplômée, n’est ni scientifique ni journalistique. La vingtaine de récits qu’elle a réunis dans des formats variés, dont celui des Boucif, est livrée presque à l’état brut, tels qu’ils ont été recueillis. Farah Khodja a été mû par un sentiment d’urgence et de nécessité. « Je voulais archiver ces histoires. Des témoins sont décédés entre le moment de la collecte et celui de la parution de l’ouvrage. Si nous ne le faisons pas maintenant, ça ne sera jamais fait », dit-elle.
Petite-fille d’un militant du FLN dont le frère avait disparu dans une embuscade des soldats français, Farah Khodja ne prend conscience de son lien personnel avec la guerre d’Algérie qu’à 19 ans, lors d’une conversation avec sa mère. Comme pour beaucoup des sept millions de personnes en France ayant un lien avec ce passé, cette mémoire était voilée par un silence épais dans son enfance.
« Mon grand-père ne m’avait jamais parlé de la guerre d’Algérie. Encore moins de la disparition de son frère. J’ai appris qu’il n’avait jamais pu faire le deuil de ce frère. Je connaissais la guerre d’Algérie par l’école, et je n’avais pas réalisé les conséquences qu’elle avait eues sur les familles. »
Elle se met alors en quête de témoins pour comprendre le vécu de cet aïeul taiseux, sans jamais vraiment en trouver dans les livres et dans les textes des chercheurs, malgré les milliers de documents publiés sur la colonisation et la guerre d’Algérie. « J’ai alors décidé de faire un appel à témoignage. J’ai reçu tant de récits que ma démarche, au départ personnelle, a abouti à la création d’un site internet en février 2020. Qui à son tour, au gré des rencontres, a donné naissance à cet ouvrage. »
Un foisonnement de littérature et de témoignages
La diversité des témoins (combattants indépendantistes, harkis, pieds-noirs, appelés, civils, proches…) et des souvenirs de gens ordinaires font de ce livre un objet salutaire. La mosaïque de profils permet d’expliquer la complexité de la guerre, et peut-être de faire tomber certains préjugés sur un conflit souvent dépeint de façon binaire et simplificatrice. Si les atrocités de la guerre d’Algérie sont des faits bien connus et documentés, ce livre permet de mesurer davantage ce que cela signifiait de vivre cette guerre. Ainsi pour cette femme, qui a raconté le subterfuge utilisé pour échapper aux viols : « On prenait de la merde, de la bouse de vache, de la vraie merde et on la mélangeait avec de la pisse pour s’en mettre partout sur le visage, comme ça, ça puait quand les goumis [terme péjoratif désignant les supplétifs musulmans de l’armée française] arrivaient. » Ou encore pour cet appelé, Roger Winterhalter, qui a rejoint une cellule du FLN, infiltrée au sein de l’armée française, chargée de faire de la contre-propagande : « Comme j’étais en charge des affectations, je m’assurais que les militaires dont je recevais les noms tous les quatre mois sur un petit billet de la part du FLN étaient affectés à tel ou tel régiment, jugé stratégique par l’organisation. Je n’étais pas au courant des missions exactes. Je me contentais de suivre les instructions. […] Je voulais apporter ma contribution, moi l’enfant qui ai connu l’Occupation allemande dans mon village, même si parfois la peur me gagnait, car nous n’étions pas des héros. »
Aux décennies de mutisme qui ont suivi la fin de la guerre d’Algérie, parce qu’il ne fallait pas tourmenter les nouvelles générations avec ces souffrances, parce que souvent personne ne pouvait ni ne voulait comprendre, a succédé un foisonnement de littérature et de témoignages, dans lequel Farah Khodja s’inscrit. Soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie et de 130 ans de colonisation, les héritiers de cette histoire ont désormais le souhait et les moyens de sortir du silence, sans attendre les discours politiques de reconnaissance et de vérité, souvent considérés comme insincères.
Nul doute que les témoignages recueillis dans « Recits d’Algérie » se confronteront à d’autres témoignages parfois concurrents. Mais en croisant la grande histoire avec la petite, les témoins d’hier et les mémoires d’aujourd’hui, Farah Khodja prend le parti – et le risque – de construire un récit, sinon de vérité partagée, mais d’accord sur l’existence d’un passé commun. Et pourquoi pas ajouter sa pierre, non à un point final, mais à un point de départ d’une histoire collective.
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