Dans le tome III de ses Mémoires, l’ancien opposant et député social-démocrate Saïd Sadi nous replonge dans une période charnière de l’histoire contemporaine de l’Algérie.
De g. à dr., Zine el-Abidine Ben Ali, Mouammar Kadhafi, Hassan II, Chadli Bendjedid et Maaouiya Ould Taya, lors du sommet de l’UMA, à Marrakech, le 16 février 1989. © STEVENS FREDERIC/SIPA
Ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), Saïd Sadi a réussi sa conversion de la politique à l’écriture. Depuis qu’il s’est mis en retrait des activités de son parti, en 2012, l’ancien député s’est attelé à la rédaction de ses Mémoires, dont le troisième tome – La haine comme rivale, 1987-1997 – est sorti en février aux éditions Altaya.
Acteur majeur de la vie cultuelle et politique algérienne à partir des années 1970, Saïd Sadi, aujourd’hui âgé de 75 ans, aborde dans ce troisième volet les deux décennies qui ont vu le pays basculer de l’ère du parti unique FLN à celle du pluralisme politique (à partir de 1988), puis plonger dans cette décennie noire qui a fait des dizaines de milliers de morts. Une histoire qu’il retrace en quelques épisodes-clés.
« Le Cardinal » Belkheir annonce le pluralisme politique
Octobre 1988. De violentes émeutes embrasent plusieurs villes d’Algérie, obligeant le président Chadli à faire appel à l’armée pour mater la révolte. Bilan officiel : 169 morts, mais officieusement, on évoque plutôt le nombre de 500. Au pouvoir depuis 1962, le parti unique, incarné par le président Chadli Bendjedid, est ébranlé par ces manifestations menées majoritairement par des jeunes.
Une partie du pouvoir est convaincue de la nécessité de mener des réformes politiques pour instaurer le pluralisme politique et médiatique. Une autre partie juge qu’il n’y a point de salut en dehors du FLN. Quelques jours après la fin des émeutes, Chadli charge le général Larbi Belkheir, secrétaire général de la présidence, que l’on surnomme « le Cardinal » ou le faiseur de rois de mener des consultations avec des acteurs politiques et des membres de la société civile.
Comptant parmi les principaux animateurs du Printemps berbère de 1980, fondateur en 1985 de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), ce qui lui a valu, avec ses camarades, de passer dix-huit mois en prison (décembre 1985-avril 1987), Saïd Sadi est invité à une rencontre avec Larbi Belkheir dans une villa d’Alger pour un entretien qui va durer une demi-heure.
Sadi évoque la faillite du système du parti unique et la nécessité d’instaurer la démocratie. Le général Belkheir écoute sans dire un mot. À la fin de l’entretien, il confie à son interlocuteur que Chadli Bendjedid a décidé d’organiser un référendum pour doter le pays d’une nouvelle Constitution qui consacrerait le pluralisme politique.
Cette audience entre Belkheir et Sadi déplait fortement à Hocine Aït Ahmed, leader du Front des forces socialistes (FFS), qu’il a fondé en 1963 et dont Saïd Sadi est l’un des principaux animateurs. Aït Ahmed accuse alors Sadi et ses camarades d’être des agents des services secrets algériens et ira jusqu’à insinuer qu’ils n’étaient pas en prison mais hébergés par Belkheir dans des hôtels. Hocine Aït Ahmed maintiendra longtemps que le RCD, fondé en février 1989, a été créé dans les laboratoires du général Belkheir.
Confessions du maître espion Kasdi Merbah
Dans les années 1960 et 1970, Kasdi Merbah était le patron de la redoutable Sécurité militaire (SM), la police politique du régime, au point qu’il était considéré comme l’homme le mieux informé du pays et celui qui détenait tous les dossiers secrets.
À la mort de Boumédiène, il fait partie de la poignée de colonels qui imposent Chadli Bendjedid à la tête de l’État. Dans les années 1980, son étoile pâlit, sans pour autant qu’il perde de son influence. Au lendemain de la révolte d’octobre 1988, Chadli lui confie les clés du gouvernement, mais il sera congédié moins d’une année plus tard.
Avec l’avènement du pluralisme, il entre dans l’opposition pour fonder le Mouvement algérien pour la justice et le développement (MAJD). En juillet 1990, Kasdi Merbah sollicite une entrevue avec Saïd Sadi au cours de laquelle il se confesse. Il raconte notamment qu’il a été limogé de son poste de chef du gouvernement à cause du poids du régionalisme et qu’on lui reproche d’être un Kabyle.
Le maître espion assure que lors des manifestations du printemps 1980 en Kabylie, certains dirigeants civils et militaires voulaient envoyer l’armée mater la révolte. Merbah confie qu’à la mort de Boumédiène, en 1978, les militaires ont écarté Bouteflika au profit du colonel Chadli Bendjedid « le temps de remettre un peu d’ordre dans les affaires de l’État ».
Le deal est alors que Chadli effectuera un seul mandat avant de s’effacer. Sauf qu’il n’a pas respecté ce contrat avec les militaires et s’est accroché au pouvoir. Et lorsque, en octobre 1988, Chadli fait appel à Merbah pour diriger l’exécutif, il s’agit encore d’un deal : Kasdi Merbah aurait la mission de restaurer l’ordre, redresser la situation, puis prendrait la place de Chadli.
Mais Mouloud Hamrouche, le secrétaire général de la présidence, manœuvre en coulisses et fait capoter le plan de Merbah avec l’aide d’une poignée de généraux. C’est Hamrouche qui sera désigné le 5 septembre 1989. Quant à Kasdi Merbah, il sera assassiné le 23 août 1993 par un groupe terroriste, avec son fils, son frère, son chauffeur et son garde du corps, emportant tous ses secrets dans la tombe.
Hassan II à Alger
Juillet 1990. Le troisième sommet de l’Union du Maghreb arabe (UMA) se tient à Alger. Le roi Hassan II s’y rend à bord de son bateau, Le Marrakech, qui devient une attraction pour les Algérois. En marge du sommet, le roi du Maroc émet le souhait de rencontrer certains dirigeants de partis politiques algériens. Abassi Madani, du FIS, Abdelhamid Mehri, du FLN, Hocine Aït Ahmed, du FFS, et Saïd Sadi sont ainsi reçus avec tout le faste royal.
Comme à l’accoutumée, Hassan II se fait attendre pendant une heure et demi avant de s’entretenir individuellement avec ses convives algériens. Entouré de son cabinet, il discute avec le leader du RCD. « Comment va la démocratie ? », demande-t-il. Le monarque marocain veut tout connaitre de l’expérience démocratique et du pluralisme naissant chez son voisin de l’Est.
Sadi explique que son parti souhaite mettre en place des opérations de jumelage entre des communes de Kabylie et du Maroc. Hassan II lui demande alors de voir avoir son ministre de l’Intérieur, Driss Basri. Le projet n’aboutira jamais.
Mais Hassan II s’est toujours tenu informé au plus près de la vie politique en Algérie. En 1992, au lendemain de la rupture du processus électoral à la suite de la victoire du Front islamique du salut (FIS) aux législatives, on prête au souverain marocain cette déclaration qui n’a pas été du goût de ses voisins : « Dommage que les autorités aient interdit le FIS en 1992. C’était un laboratoire pour tester l’efficacité de l’islamisme. »
Quand Boudiaf tire à boulets rouges sur Ben Bella et Aït Ahmed
Trois mois après son retour en Algérie, en janvier 1992, pour prendre la direction du Haut Comité d’État (HCE), l’instance collégiale portée au pouvoir après la démission du président Chadli Bendjedid, Mohamed Boudiaf prend ses marques au Palais d’El Mouradia.
L’ancien historique du FLN multiplie les consultations avec les personnalités politiques pour s’informer et exposer ses projets pour le pays. En mars, il reçoit Saïd Sadi pendant trois heures. « Tout est à refaire », lui dit Boudiaf, en admettant que le peuple « n’a plus confiance dans les dirigeants, d’où le succès des islamistes ». Les problèmes sont partout, ajoute le président. D’autant que le pays glisse dangereusement dans une spirale de violence terroriste.
Boudiaf explique à son interlocuteur qu’il veut mettre en place les conditions qui permettent la création d’un État de droit. Cela passe nécessairement par la tenue d’une présidentielle à la fin de 1993 pour donner une légitimité populaire au chef de l’État. Boudiaf, qui veut se porter candidat à l’élection, qui sera « totalement régulière », est donc à la recherche de soutiens. Le constat qu’il fait de la situation de l’Algérie, qu’il redécouvre après des années d’exil au Maroc, est sans appel.
L’école ? Sinistrée. La situation économique ? Calamiteuse. L’élite dirigeante ? Elle a failli, elle est usée et corrompue. La diplomatie ? À rebâtir de fond en comble. « Il faut regarder vers le Nord, décrète-t-il. Les histoires du monde arabe, ça suffit. Mis à part l’Égypte, qui a une profondeur historique qu’elle n’assume pas toujours, et le Koweït, qui tente de faire quelques efforts sur la question de la femme, le reste c’est du vent. »
Boudiaf parle sans filtres, sans tabous, cash. Il livre ensuite ses impressions sur Ahmed Ben Bella et Hocine Aït Ahmed, deux autres chefs historiques qu’il a longuement côtoyés en prison à l’époque de la guerre d’indépendance. Ben Bella ? « Tu peux faire quelques pas avec lui. Mais si vous croisez quelqu’un, il ne faut pas le chercher à tes côtés. Il est déjà avec celui que vous avez rencontré. » Aït Ahmed ? « C’est un drame. C’est un adolescent qui a décidé de s’aimer. »
À la fin de l’entretien, Saïd Sadi souhaite connaître les rapports de Boudiaf avec l’institution militaire et évoque la question du Sahara occidental. À peine sorti du bureau présidentiel, Sadi est reçu par le ministre de la Défense, Khaled Nezzar, à qui il fait un compte rendu de ses échanges avec Boudiaf.
Si Nezzar est globalement d’accord sur le fait qu’il faille aller vite et briser tous les tabous, il n’en préconise pas moins prudence et sagesse. « Il [Nezzar] ne voulait pas que l’on brusque un pays déjà perturbé », écrit Saïd Sadi dans ses Mémoires.
La divulgation de cette audience entre Boudiaf et le président du RCD a donné lieu à une rumeur selon laquelle ce dernier se serait vu proposer la tête du gouvernement. Il n’en a jamais été question. Mohamed Boudiaf n’aura pas non plus eu le temps d’aller à cette présidentielle de 1993 et au bout de ses projets. Il est assassiné le 29 juin 1992 par Lembarek Boumaarafi, un sous-lieutenant du Groupe d’intervention spécial (GIS), qui était chargé de le protéger.
Zéroual élu président par deux généraux
Novembre 1995. La course à la magistrature suprême met aux prises Liamine Zéroual, Saïd Sadi, Mahfoudh Nahnah et Noureddine Boukrouh. Pendant des semaines, les quatre candidats sillonnent le pays pour mener une campagne électorale dans un climat de terreur et de barbarie imposé par les Groupes islamiques armés (GIA).
Jeudi 16 novembre, ils sont des millions à braver les menaces des GIA, qui promettent la mort à ceux qui se rendraient aux urnes. Le soir du dépouillement, le neveu d’un cadre du RCD, dont le beau-père n’est autre que Khaled Nezzar, informe Saïd Sadi qu’il a surpris une conversation entre Nezzar et le général Toufik, le patron des services secrets. « Les résultats n’étaient pas ceux qu’ils attendaient, écrit Sadi. Les deux officiers généraux étaient en train de répartir les scores. »
Liamine Zéroual sera ainsi élu avec 61,34 % des voix. Près de trois ans plus tard, il démissionnera par anticipation. Il prendra sa retraite en avril 1999 pour s’installer à Batna, dans l’est du pays, où il vit encore aujourd’hui.
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