A ce moment, sur le port de Tipasa, ai-je peut-être appris à ne plus avoir de pensées ? Des garçons bruyants arrivèrent en groupe, posèrent leurs serviettes et plongèrent l'un après l'autre en parodiant les vrais plongeurs. Le saut de l'ange n'allait pas très haut dans le vide, le saut arrière simple n'était qu'un plongeon à l'envers et le saut carpé n'était qu'une illusion. Des filles sautaient en se bouchant le nez, tout simplement en faisant, disaient-elles, « la bombe ".
Je revois un garçon blond, le visage encadré par un collier de barbe, qui avait installé son chevalet et peignait dans un coin à peu près tranquille du port. Il attirait forcément les regards. J'étais moi aussi intéressé et j'aurais voulu passer un moment avec lui pour découvrir comment il allait progresser. Marcelin Arnaud essaya un peu bêtement de se faire expliquer pourquoi il déformait ainsi tout ce qu'il dessinait au lieu de le reproduire naturellement. La réponse fut banale et un instant je fus déconcerté.
- Je ne fais pas de la photo en couleur. Je laisse les paysages passer par mon esprit.
J'ai essayé de ralentir la marche des trois garçons mais Jean-Claude frappait dans ses mains en maugréant : "Allez, on y va..."
J'ai suivi avec une pointe de regret et sans le faire savoir.
Ecoutons Camus :
"... Le lendemain matin il se leva tôt et descendit vers la mer. Le jour était déjà dans toute sa clarté et le matin chargé de froissements d'ailes et de pépiements d'oiseaux. Mais le soleil effleurait seulement la courbe de l'horizon et, lorsque Meursault entra dans l'eau encore sans éclat, il lui sembla nager dans une nuit indécise jusqu'à ce que le soleil se levant, il enfonça ses bras dans des coulées d'or rouge et glacé. Il revint à ce moment et rentra chez lui. Il sentit son corps alerte et prêt à tout accueillir."
Nous hésitâmes un instant pour passer puis marchâmes dessus puisqu'il n'y avait pas de d'autre solution.
J’avais 20 ans sur le port de Tipasa. Mais le temps passe trop vite. Camus nous explique que :" Si le temps coule si vite, c'est qu'on n'y répand pas de points de repères. Ainsi de la lune au zénith et à l'horizon. C'est pourquoi ces années de jeunesse sont si longues parce que si pleines, années de vieillesse si courtes parce que déjà constituées. Remarquer par exemple qu'il est presque impossible de regarder une aiguille tourner cinq minutes sur un cadran tant la chose est longue et exaspérante."
Ah, cette douleur qui sourd en moi à la vue de cette photo ! Je me dis : "Les hommes ne sont plus là pour ranger ces barques abandonnées? Nous ne sommes plus là. Abandonnées ? Le sont-elles vraiment ?"
Beaucoup d'hommes rêvent de voir Venise. J'ai navigué sur les gondoles noires mais c'est Tipasa qui m'attend. Ni les hommes absents de ce port et ni moi-même ne pourront refaire l'Histoire. Camus n’a pas vu Tipasa se vider de ses habitants français. Il serait devenu, comme moi, un étranger dans son pays.
La vie de Camus va bientôt basculer.
Camus :
"Mais les hommes meurent malgré eux, malgré leurs décors. On leur dit : " Quand tu seras guéri..." et ils meurent. Je ne veux pas de cela. Car il y a des jours où la nature ment, il y a des jours où elle dit vrai."
Camus encore :
"J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c'est ici (ici à Djémila et non à Tipasa) que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir".
Nous hésitâmes un instant pour passer puis marchâmes dessus.
Les hommes ne sont plus là pour ranger ces barques abandonnées.
Camus encore et encore :
"Certaines nuits dont la douceur se prolonge, oui, cela aide à mourir de savoir qu'elles reviendront après nous sur la terre et la mer. Grande mer, toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit !"
Au-dessus du petit port, on peut apercevoir distinctement les fils de fer barbelés.
Camus :
"Quinze ans après, je retrouvais mes ruines, à quelques pas des premières vagues, je suivais les rues de la cité oubliée à travers des champs couverts d'arbres amers, et, sur les coteaux qui dominent la baie, je caressais encore les colonnes couleur de pain. Mais les ruines étaient maintenant entourées de barbelés et l'on ne pouvait y pénétrer que par les seuils autorisés."
Ajouter mes souvenirs : "Port désert. Fin de la nuit. J'ai vu l'aube se lever sur le port de Tipasa. Evoquer ces menus plaisirs imprimés en moi et regarder encore combien ces photos sont belles, ces photos qui déclenchent dans tout mon être le rappel d'un matin à peu près effacé mais toujours logé quelque part dans ma mémoire : Les premières nuances des lumières un jour d'été sur la mer. Et puis le jour effaçait l'embrasement du soleil naissant, éteignait les derniers feux et apparaissait l'azur. L'Azur ! L'Azur !... Et Mallarmé qui nous poursuit. Disparition des couleurs, leur évanouissement. Spectacle d'une mort heureuse.
.
Les commentaires récents