La présidence de Kais Saied est un crash au ralenti, mais tout n’est pas perdu si les Tunisiens s’unissent.
Une manifestante tunisienne crie des slogans lors d’une manifestation pour la libération de figures d’opposition, le 5 mars 2023 à Tunis (Reuters)
es choses sont bien étranges dix ans après l’anéantissement des soulèvements du Printemps arabe.
Les pays qui l’ont écrasé s’affairent à faire la paix avec ceux qui l’ont soutenu. L’Arabie saoudite, principal financeur du coup d’État militaire en Égypte en 2013, est en mauvais termes avec Le Caire et les deux pays se livrent une véritable guerre médiatique.
La Tunisie a été mise sens dessus dessous. Tout ce que ce petit pays représentait il y a une dizaine d’années a été renversé aujourd’hui
Les Émirats arabes unis ont débloqué Al Jazeera et d’autres sites internet financés par l’État qatari.
En réponse, Al Jazeera adapte son contenu aux préférences d’Abou Dabi et de Dubaï. La Turquie se voit octroyer 10 milliards de dollars d’investissements émiratis et 5 milliards de dollars de la part des Saoudiens.
Mais la situation la plus étrange est observée en Tunisie : ce pays, qui fut il y a dix ans l’étincelle d’une révolution continentale mais aussi un phare pour une transition pacifique de la dictature vers la démocratie, est aujourd’hui dirigé par un dictateur de pacotille.
Par dictateur de pacotille, j’entends quelqu’un qui, en comparaison, fait passer d’anciens dictateurs comme Habib Bourguiba et Zine el-Abidine Ben Ali pour des modérés.
La Tunisie a été mise sens dessus dessous. Tout ce que ce petit pays représentait il y a une dizaine d’années a été renversé aujourd’hui.
Des pouvoirs illimités, une légitimité nulle
À l’époque, l’armée se targuait de ne pas se mêler de la politique ou des affaires. Aujourd’hui, l’armée compte deux ministres issus de ses rangs au sein du gouvernement, à la Santé et à l’Agriculture, et accède à de vastes étendues de terres.
Si Turki al-Hamad, auteur saoudien proche du prince héritier Mohammed ben Salmane, a identifié la domination de l’armée égyptienne sur l’économie d’État comme l’un des facteurs à l’origine de l’effondrement économique du pays, les généraux en Tunisie suivent les traces de leurs frères égyptiens tels des moutons de Panurge.
Il y a dix ans, la Tunisie disposait d’un gouvernement de coalition et de partis politiques qui cédaient le pouvoir de leur plein gré.
Une Constitution garantissait une séparation fondamentale des pouvoirs entre le gouvernement, le Parlement et les tribunaux.
Les Premiers ministres détenaient des pouvoirs dont les présidents ne disposaient pas. Des élections régulières étaient organisées, avec des taux de participation qui validaient les résultats.
Aujourd’hui, la Tunisie est dirigée par un seul homme, Kais Saied, un président aux pouvoirs illimités et à la légitimité nulle.
Officiellement, un taux de participation de 11 % a été enregistré lors des deux tours des élections législatives de janvier. En réalité, le taux de participation était probablement proche des 8,8 % enregistrés lors du premier tour en décembre, voire plus faible.
Quoi qu’il en soit, ces chiffres sont le signe d’un boycott national de la part de ceux qui lui ont offert une victoire écrasante en octobre 2019.
Conçu comme une institution destinée à reconnaître l’autorité absolue du chef de l’État, dépourvu de tout contrôle sur le pouvoir exécutif, le Parlement tunisien est mort-né.
La spirale mortelle dans laquelle la Tunisie est empêtrée a sans aucun doute été favorisée par une opposition incapable de s’unir
On ne voit que trop bien pourquoi. Le projet de Saied est un échec. Le pays souffre de pénuries de produits de base comme le café, le sucre et le lait. Le secteur public connaît des retards de salaires fréquents, puisque l’État est pratiquement en faillite.
Les négociations sur le plan de sauvetage crucial du FMI, d’un montant de 1,9 milliard de dollars, ont calé.
Saied a été contraint de battre en retraite. Il affirme que tout ce désordre est dû à la corruption. Il rejette la faute sur les autres.
Comme l’a expliqué à Middle East Eye Ahmed Néjib Chebbi, président du Front de salut national (FSN, coalition politique rassemblant partis et mouvements opposés à la prise de pouvoir de Kais Saied), « l’autorité de M. Saied est fondée sur une théorie du complot. “Il y a des démons”, “Il y a des conspirateurs”, “Il y a des traîtres”, “Il y a des monopoles qui s’en prennent au pays”. »
La spirale mortelle dans laquelle la Tunisie est empêtrée a sans aucun doute été favorisée par une opposition incapable de s’unir.
Ennahdha, le plus grand parti tunisien, n’a pas été soutenu par les partis laïcs et libéraux lors des manifestations initiales devant les portes closes de leur Parlement. Aujourd’hui encore, le Front de salut national et les syndicats mènent leurs campagnes et leurs « dialogues nationaux » en cavaliers seuls.
Ces acteurs sont néanmoins poussés à faire front commun par un président qui répond à chaque acte de défiance par une vague d’arrestations.
La « conspiration du café »
Le seul trait caractéristique que partagent les personnes qui ont été enfermées par Saied est qu’elles sont issues de l’ensemble de l’échiquier politique.
Défendre un client au tribunal, c’est prendre le risque de se faire arrêter. Pour des activistes comme Chaïma Issa ou Jaouhar Ben Mbarek, le crime a été d’organiser une réunion avec l’ambassade des États-Unis.
Chaïma Issa a été accusée de diffusion de fausses informations. D’autres ont été accusés d’avoir conspiré en vue de provoquer des pénuries de denrées alimentaires subventionnées.
Khayam Turki, un social-démocrate qui facilite les discussions entre les opposants laïcs et islamistes de Saied, a travaillé jour et nuit pour combler les fossés parmi l’opposition jusqu’à son arrestation le mois dernier.
Cette affaire est désormais connue sous le nom empreint d’humour noir de « conspiration du café » : tous ceux qui sont venus prendre le café chez lui ont été arrêtés. Khayam Turki, qui possède la double nationalité tunisienne et espagnole, dispose de nombreuses relations internationales. Il est notamment accusé de « conspiration ».
Ce doit être la première fois en Tunisie que le fait discuter avec la chargée d’affaires américaine relève d’un acte de conspiration, pour lequel les plaques d’immatriculation de ses gardes du corps ont été photographiées et utilisées comme preuves.
Les pragmatiques comme Ahmed Néjib Chebbi identifient toutefois clairement le cap à suivre. « Le mouvement social doit se rendre compte qu’il est face à un mur. Il faut donc que les dirigeants acceptent le dialogue et qu’ils unissent les forces politiques et syndicales pour exiger un dialogue national qui ouvrira la voie à une sortie de crise pour la Tunisie. »
La modération, le compromis, la capacité à combler les profonds fossés sociaux et politiques, ces qualités mêmes qui ont fait la particularité de l’expérience démocratique tunisienne, sont toxiques pour la présidence de Saied
« Nous espérons que le monde syndical inscrira ses mouvements dans un horizon national plutôt que dans un horizon purement sectoriel, car la situation exige cette vision. »
Alors que la dictature de Saied s’approfondit, les fractions de l’opposition se rapprochent, même si ce n’est que d’un centimètre à la fois. La modération, le compromis, la capacité à combler les profonds fossés sociaux et politiques, ces qualités mêmes qui ont fait la particularité de l’expérience démocratique tunisienne, sont toxiques pour la présidence de Saied.
Sa cible suivante a ainsi été l’Afrique, le continent sur lequel reposent l’économie, l’histoire et la culture de la Tunisie.
Un « pogrom » contre les migrants
Le 21 février, Saied a déversé un torrent d’insultes contre les sans-papiers d’Afrique noire.
« Il existe une entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie et certains individus ont reçu d’importantes sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens », a affirmé Saied dans une dépêche officielle de la présidence.
« Des hordes de migrants clandestins en provenance d’Afrique subsaharienne continuent d’arriver, avec tout ce que cela implique en matière de violence, de criminalité et de pratiques inacceptables », a-t-il déclaré devant son Conseil de sécurité nationale.
Cette offensive n’est pas seulement verbale ou rhétorique. Les migrants africains sont expulsés de chez eux, attaqués à la machette, frappés et continuellement harcelés par la police.
Outre les droits fondamentaux des migrants, le « pogrom » de Saied contre ces derniers met également en danger les Tunisiens qui font partie de la vague humaine traversant la Méditerranée.
L’émigration tunisienne a augmenté sous sa présidence. Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a indiqué que l’année dernière, 443 personnes avaient perdu la vie ou disparu en tentant de rallier illégalement l’Italie depuis la Tunisie. Par ailleurs, 10 139 ressortissants tunisiens auraient rejoint l’Italie, dont 2 102 enfants et 498 femmes.
Plus d’un million de Tunisiens vivent en France, dont 300 000 sont nés hors de l’Hexagone. L’Italie abrite également 300 000 Tunisiens.
Quelle protection peuvent-ils trouver auprès d’un président qui définit les migrants comme une association de malfaiteurs visant à modifier la démographie de leur pays d’accueil ?
Cette situation ne peut pas durer, que ce soit sur le plan économique, politique ou social
Jusqu’à présent, Kais Saied n’a pas réussi à mettre derrière les barreaux son principal ennemi politique, Rached Ghannouchi, l’homme qui a symbolisé la Tunisie post-autoritaire, bien que les tribunaux aient soumis l’homme politique chevronné de 81 ans à une centaine d’heures d’interrogatoires, avec neuf convocations pour six affaires tout aussi suspectes les unes que les autres.
La raison pour laquelle Ghannouchi n’est pas en prison demeure un mystère. Serait-ce parce que, si cela se produisait, Saied perdrait toute utilité aux yeux de ses soutiens ? Ou craint-il que l’arrestation de cet homme en particulier soit une ligne rouge dont le franchissement déclencherait automatiquement des troubles de masse ?
Il y a cependant une idée qui domine la pensée des nombreux ennemis de Saied : cette situation ne peut pas durer, que ce soit sur le plan économique, politique ou social.
Tout n’est pas perdu
Les anciens présidents tunisiens Bourguiba et Ben Ali n’ont pas exclu tout le monde en même temps.
Pour réprimer les syndicats, ils ont fait en sorte que d’autres se rallient à eux. Pour réprimer les Frères musulmans, ils ont créé un espace pour les élites libérales laïques. Et tous deux ont profité du boycott international de la Libye de Mouammar Kadhafi.
Rien de tout cela ne s’applique à Saied. Les pays du Golfe ne financent plus les économies en faillite du Maghreb.
Il y a certes l’extrême droite de Giorgia Meloni en Italie et l’intérêt constant des services de sécurité français à soutenir les dictatures en Afrique du Nord, mais ce ne sont pas des bouées de sauvetage alors que la tournure des événements en Tunisie déplaît à des voisins plus grands et plus proches, comme l’Algérie.
Après la débâcle libyenne, le président russe Vladimir Poutine – et le groupe Wagner – ont déjà fort à faire avec l’invasion de l’Ukraine. Il n’y a aucun interlocuteur vers lequel Saied peut se tourner pour obtenir de l’aide.
D’autre part, les États-Unis et l’UE continuent de briller par leur absence totale d’engagement et se contentent, une fois de plus et de manière toujours aussi désastreuse, de « diriger depuis l’arrière ».
La Tunisie est trop petite pour être un pays qui compte.
La seule question qui se pose désormais est de savoir si les Tunisiens accepteront de redevenir les esclaves d’un despote installé dans un palais à Carthage
Au lieu d’être un phare du changement pacifique au Moyen-Orient, la Tunisie a commencé à attirer l’extrême droite. Le leader d’extrême droite français Éric Zemmour a applaudi la déclaration de Saied sur les migrants : « Ici, c’est la Tunisie qui veut prendre des mesures urgentes pour protéger son peuple. Qu’attendons-nous pour lutter contre le grand remplacement ? »
La présidence de Saied est un crash au ralenti. Dix ans après son arrivée, la démocratie en Tunisie est réellement en péril.
La seule question qui se pose désormais est de savoir si les Tunisiens accepteront de redevenir les esclaves d’un despote installé dans un palais à Carthage. S’ils s’unissent, tout n’est pas perdu. Mais ceci est loin d’être assuré.
- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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