[Interview] L’historien Tramor Quemeneur, spécialiste de la guerre d’Algérie, accompagne le voyage de « La Vie » au mois de mai 2023. Il revient sur les chantiers ouverts par le rapport Stora.
Benjamin Stora a remis le rapport sur la mémoire autour de la guerre d'indépendance algérienne au président Emmanuel Macron, le 20 janvier 2021 • STÉPHANE LEMOUTON / POOL / REA
La guerre d’indépendance de l’Algérie mine les relations algéro-françaises et divise encore aujourd’hui dans l’Hexagone. Fin janvier 2021, le rapport « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », dit « rapport Stora » du nom de l’historien Benjamin Stora, a été rendu public
Il a conduit à la création d’une commission Mémoire et vérité composée d’une quinzaine de membres (historiens, anthropologues, militants associatifs et politiques…). Deux ans plus tard, Tramor Quemeneur, historien spécialiste de la guerre d’Algérie, qui accompagne le voyage de La Vie en Algérie en mai 2023, fait le point.
Quels sont les chantiers importants ouverts par le rapport Stora rendu en janvier 2021 ?
Il y avait 22 préconisations dont une quinzaine a été complètement ou en partie réalisée : reconnaissance de l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel ; l’ouverture des archives ; la création de bourses pour les étudiants algériens et de résidences d’artistes ; l’érection de stèles et statues (notamment celle de l’émir Abdelkader à Amboise) ; reconnaissance, pardon et hommage aux harkis, aux pieds-noirs, aux Algériens de France, aux soldats français…
J’ai également travaillé à un colloque international sur les oppositions intellectuelles à la colonisation et à la guerre d’Algérie, qui s’est tenu en janvier 2022 à la Bibliothèque nationale de France et à l’Institut du monde arabe. Il nous reste à mettre en place un musée ou une maison de la France et de l’Algérie, à Montpellier.
Où en est ce projet ?
Je fais partie du groupe de personnes qui ont travaillé à la préfiguration du conseil scientifique. Tout reste encore à construire. Il s’agirait d’expositions temporaires, d’un lieu pour des résidences d’artistes. On pourrait aussi y rattacher un concours scolaire sur la colonisation et la guerre d’Algérie créé avec Jeunesses et mémoires franco-algériennes (JMFA) et l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG).
La première édition se tiendra au printemps 2023. Il s’agira, pour les élèves de troisième, de première et de terminale, dans les lycées généraux, technologiques et professionnels, mais aussi dans les centres de formation, de travailler, pour celles et ceux qui le souhaitent, sur une épreuve individuelle. D’autres peuvent présenter un travail collectif. Le sujet de cette année est intitulé « Jeunesses en guerre d’Algérie ». Les enseignants qui aimeraient y participer peuvent s’inscrire sur le site de l’APHG ou sur celui des JMFA.
Une commission mixte composée d’historiens français et algériens n’a toutefois jamais vu le jour. Pourquoi ?
C’est en cours mais difficile à mettre en place. Fin août 2022, les présidents français et algériens en ont parlé lors du voyage d’Emmanuel Macron à Alger. Mais pour l’instant, ce n’est pas effectif, d’autant plus qu’il y a des tensions diplomatiques entre les deux pays, avec le rappel de l’ambassadeur algérien en France, début février 2023 (décision qui faisait suite à l’exfiltration vers la France de la militante franco-algérienne Amira Bouraoui, figure du Hirak, mouvement de contestation né en 2019, ndlr).
Si cette commission mixte advenait, quelles seraient les difficultés concrètes que pourraient rencontrer les historiens des deux rives pour travailler ensemble ?
Entre la France et l’Algérie, nous avons des visions différentes de l’histoire. On n’en parle pas forcément avec les mêmes mots ni avec les mêmes chiffres. « Révolution algérienne », « guerre de libération » sont des termes employés en Algérie ; « guerre d’Algérie » est la sémantique utilisée en France.
« Guerre d’indépendance algérienne » ferait peut-être consensus. Le chiffrage est une question importante tout comme l’accès aux sources qui n’est pas le même là-bas et ici. Il nous faudra aussi faire un état des lieux : où en sont les recherches ? Sur quoi devons-nous travailler ? Quels points d’achoppement peuvent-ils exister ? Quels rapprochements sont-ils possibles ?
Pourquoi est-il si important de travailler à l’élaboration d’une mémoire commune ?
Il y a déjà eu des exemples similaires dans l’histoire : commission franco-allemande, germano-polonaise, germano-tchèque. Ce sont des travaux de longue durée, sur plusieurs années, qui ont eu des effets importants sur la manière qu’ont les uns et les autres d’appréhender l’histoire et les points de crispation. Cela a permis des avancées concrètes, notamment dans les manuels scolaires qui ont permis aux jeunes générations de se projeter dans une lecture différente des événements.
La mémoire de cette guerre est instrumentalisée des deux côtés de la Méditerranée. Le politique continue-t-il de polluer le travail des historiens et la possibilité d’une mémoire commune ?
De toute façon, c’est une question historique lourde qui continuera de diviser sur de nombreuses générations. Toutes choses égales par ailleurs, c’est ce qui s’est passé pour les guerres de Vendée ou la question de la Commune : aujourd’hui encore, il existe des différends politico-mémoriels sur les manières d’appréhender ces crises datant de la Révolution française ou du XIXe siècle.
Certains faits historiques entraînent des moments de cristallisation politique qui perdurent de manières différentes, opposées, entre la gauche et la droite. La particularité de la question algérienne est de cliver en plus au sein même de la gauche et de la droite, ce qui ajoute à la complexité mémorielle de ce conflit. Pour autant, il faut continuer à faire de l’histoire et à avancer vers une quête de vérité.
Comment faire en sorte que votre travail d’historien permette aux mémoires de se réconcilier ?
Mon travail a toujours consisté à partir du vécu des personnes. Cet entrelacement de vécus contribue à faire l’histoire. Pour ma thèse sur les désobéissances (« Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d’Algérie : 1954-1962 » soutenue en 2007, ndlr), j’ai beaucoup travaillé sur les archives publiques, judiciaires, militaires mais aussi sur les entretiens, les archives personnelles qui ont permis d’éclairer une histoire qui était largement clandestine jusque-là. En tissant des mémoires individuelles, parfois contradictoires, on peut parvenir à un socle historique plus global.
Le rapport Stora a suscité des réactions passionnées des deux côtés de la Méditerranée, en 2021. Cela vous a-t-il surpris ?
Non, car tout ce qui a trait à l’Algérie déclenche des réactions passionnelles qui tiennent à la violence du déchirement et de cette guerre. Cela est dû aussi à la longueur et à la dureté des rapports coloniaux, à la proximité et à la richesse qui lient nos deux pays. Les passions sont à la mesure de nos relations très anciennes qui ne datent pas de 1830, mais de cinq siècles au moins.
Au XVIe siècle, François Ier était déjà plus proche de l’Algérie que de ses voisins européens après la « paix de cent ans » qu’il a signée avec Soliman le Magnifique. D’autres périodes, comme sous Louis XIV, ont au contraire été celles de tensions. Pendant la période coloniale, il y a eu la violence de la conquête, mais aussi des rapports très puissants entre les Français et les Algériens. Nous ne pourrions pas autrement expliquer que des Français d’Algérie se soient battus pour l’indépendance algérienne. Parmi eux, il y avait notamment des chrétiens. Cela montre toute la richesse et la complexité de ces liens.
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