Albert Camus, Correspondance avec ses amis Bénisti, 1934-1958 (photographie de couverture du livre)
La publication, à intervalles réguliers, par les éditions Gallimard, d’une série de correspondances entre Albert Camus et des destinataires du monde intellectuel, journalistique ou éditorial, complète très heureusement les excellentes biographies publiées à ce jour. Cependant, il est encore temps de mieux connaître le Camus des années 30 en Algérie, alors qu’il n’est qu’un simple membre d’un groupe d’amis algérois, avant de connaître le succès avec la publication de L’Étranger, en mai 1942, et la gloire au moment du Prix Nobel, en 1957. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que nous pouvons découvrir aujourd’hui, grâce à l’excellent travail des éditions Bleu autour, une correspondance inédite de 50 lettres entre Albert Camus et ses amis proches des années 30 : le sculpteur et peintre Louis Bénisti (1903-1995), son frère Lucien, leurs épouses respectives et quelques autres. L’entourage humain de Camus dans ces années, essentielles pour sa formation, dialogue avec lui sur un plan d’égalité. À la différence de l’austérité de la correspondance publiée par Gallimard qui la reproduit sobrement, avec un appareil critique scientifique rigoureux, l’ouvrage publié par Bleu autour se caractérise, non seulement par la découverte de ces lettres inédites, plus ou moins importantes certes, mais toujours significatives de l’évolution de Camus, mais aussi par l’apport d’une iconographie très riche et parfaitement reproduite. Des photographies, certaines peu connues, des cartes-lettres, des fac-similés, des télégrammes, accompagnent et enrichissent le texte de ces lettres. Cette singularité correspond à la tradition des éditions Bleu autour, toujours très préoccupées par la présence d’illustrations qui constituent de véritables textes. On se souvient de l’ouvrage très réussi, consacré à Pierre Loti, dessinateur (édition d’Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, 2009) dévoilant un Pierre Loti que nous ignorions.
Certes, dans le cas de Camus, ce n’est pas la première fois qu’un livre qui lui est consacré fournisse une abondante iconographie. On peut rappeler, parmi d’autres, L’Album et ses 490 illustrations, publié par Roger Grenier (NRF, 1982), Camus solitaire, solidaire par Catherine Camus (Michel Lafon, 2010) ou le très réussi Camus,Citoyen du monde (Gallimard, 2013).
On voit tout de suite la différence par rapport aux correspondances publiées à ce jour : mise à part celle avec son maître Jean Grenier qui va de 1932 à 1960, les autres sont, en général, plus tardives et débutent quand faiblit celle avec Louis Bénisti : René Char (1946-1959), Pascal Pia (1939-1947), Roger Martin du Gard (1944-1958), Louis Guilloux (1945-1959), André Malraux (1941-1959), María Casares (1944-1959), Nicola Chiaromonte ( 1945-1959). À partir de cette donnée chronologique, on saisit mieux l’intérêt de cette correspondance avec ses amis Bénisti, au long d’une période compliquée, qui s’étend de 1934 à l’après-guerre et même se prolonge jusqu’en 1958. C’est un complément essentiel pour mieux connaître l’homme, l’écrivain qui est en train de naître et l’importance d’un certain nombre de problèmes qui vont le tourmenter, depuis ces années 30 jusqu’à la guerre et même l’après-guerre. On constate d’ailleurs que le noyau le plus nouveau est constitué par les lettres écrites par Camus à Louis Benisti, entre le 20 janvier 1935 et le 25 septembre 1942. Nous avons ensuite seulement 2 lettres courtes, en 1950 et 1957. À quoi il faudra ajouter celles de Camus à Lucien Bénisti, le frère du peintre, à Solange Sarfati en 1935, et à Lucien et Mireille Benisti de mai 1934 à 1942, enfin à Lucien Bénisti de 1957 à 1958. Avec ce dernier, les lettres sont heureusement croisées, ce qui ajoute à leur valeur de témoignage vivant. On peut donc dire que la partie la plus personnelle, et pour nous la plus utile, se répartit de 1935 à 1942. Les autres sont plus anecdotiques et superficielles. On sent alors que Camus s’est éloigné de son groupe d’amis algérois des années 30.
L’essentiel de ces lettres comprend la correspondance entre Albert Camus, jeune écrivain et Louis Bénisti artiste un peu plus âgé, à partir de 1935. Nous n’avons pas hélas les lettres de Bénisti, qui ont été perdues. Malgré cette absence de dialogue, on devine une vraie complicité entre les deux hommes, qui sont nés tous les deux en Algérie : Bénisti à El-Biar, en 1903 et Camus à Mondovi, en 1913. Ils y ont connu ce que Camus nommera dans une lettre à Lucien Benisti, en février 1957, publiée dans ce recueil « les années d’Alger, si proches, si lointaines »
Louis fut donc un ami de jeunesse de Camus : au moment de la naissance de leur compagnonnage, Camus n’a que 22 ans et Bénisti 32. Bénisti fut un éminent sculpteur et peintre, un peu oublié aujourd’hui mais que son amitié avec Camus remet à l’ordre du jour grâce aux archives inédites que transmet son fils Jean-Pierre. L’abondante reproduction, dans ce volume, de ses gouaches méditerranéennes, de ses dessins, de ses portraits, confirme la qualité esthétique de son travail. Il reste aussi l’artiste qui a eu le courage d’ériger, en 1961, en pleine guerre d’Algérie, une stèle en l’honneur de Camus, face au mont Chenoua, à Tipasa, au milieu des ruines romaines chantées par Camus. Avec cette citation, gravée à jamais dans la pierre : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure, Albert Camus, Noces à Tipasa. » Ce monument est le seul hommage que l’Algérie officielle d’aujourd’hui a rendu à Camus, bien ingrate vis à vis d’un écrivain qui la représente si bien dans le monde entier… Émouvante réunion des deux amis, au-delà des péripéties dérisoires de l’Histoire… et rappel tragique de leur destinée : en effet, Camus meurt à 47 ans, dans les conditions dramatiques que l’on sait et Bénisti à 91 ans. Ce qui ne donne que plus de prix à cette correspondance.
On découvre, tour à tour, au gré de ces lettres, un Camus critique littéraire, conseiller en édition avec Edmond Charlot qui publie, en 1937, ses deux premiers livres L’Envers et l’Endroit (1937) qui présente différents essais : « L’Ironie, Entre oui et non, La mort dans l’âme, Amour de vivre, L’Envers et l’Endroit » et Noces (1939) qui comprend : « Noces à Tipasa, Le vent à Djémila, L’été à Alger, et Le désert. » Tous ces essais ont été rédigés pendant ces années algéroises (entre 1935 et 1937) qui confesse, en 1937, à Lucien Bénisti : « J’ai un grand désir de travail, de réflexion, et d’activité ». Il parle beaucoup d’art, de théâtre, commente aussi son désir de voyage, évoque son projet de trilogie de l’absurde qui commence en 1942 avec L’Étranger.
Un homme fidèle en amitié, humble, doutant souvent de lui, angoissé par la maladie, cette tuberculose qui le contraignait à trouver refuge pendant des semaines dans des hôtels ou des maisons de montagne. Il se marie une première fois en 1934 avec Simone Hié et une deuxième, en 1940 avec Francine Faure dont il a ses deux jumeaux, Catherine et Jean, nés en 1945 . Nous avons la confirmation de son amour de l’Algérie, en particulier de Tipasa, avec la fameuse photographie de 1937, aux côtés de Simone Hié et de Mireille Bénisti.
Malgré le caractère amical de ces échanges, il écrit des phrases ciselées comme des maximes, qui laissent présager certaines formules dans ses chroniques du journal clandestin Combat, pendant la guerre, et même dans ses écrits futurs : « L’éloignement et le silence sont des choses qui bravent l’amitié » ou « C’est tout l’effort et toute la beauté de la vie que d’essayer de rendre à chaque minute sa valeur de miracle » ou «Ce déguisement de vie quotidienne qui m’empêche parfois de donner le profond de moi-même. » Il exprime des réflexions sur le voyage, la solitude qui seront des thèmes familiers dans ses textes : « cette redécouverte de soi-même qui naît d’une solitude dans un pays neuf. »
Camus fait preuve déjà dans ces premiers textes personnels d’une ironie mordante , par exemple quand il demande à Lucien d’indiquer, pour un texte destiné à le présenter : « a des relations dans la boucherie », allusion à son oncle Gustave, qui l’avait hébergé pendant son cursus. On perçoit son souci permanent, en 1940 et 1941, de trouver du travail, de gagner sa vie entre Oran, Alger et Paris. De sa retraite en 1942 de Chambon- sur-Lignon, où il s’est retiré pour se soigner, il écrit : « En somme de grandes journées vides et silencieuses où le travail trouve son compte ». On trouve aussi des considérations propres à ce que sera, plus tard, sa lucidité mélancolique : « Nous ne connaissons des êtres que leurs gestes, jamais leurs affirmations. »
Il parle en 1936 de l’impasse où il se trouve, répète en 1937 qu’il est fatigué d’Alger, affirme son désir « d’être un écrivain. » A Lucien Bénisti qui lui demande son avis sur un roman qu’il a écrit, il répond de façon dogmatique : « Il n’y a pas a priori de bons sujets il n’y a que de bonnes œuvres ». Il lui donne une véritable leçon technique de ce que doit être, à ses yeux, un vrai roman. Il lui dit sans détours : « Ce n’est pas un roman. Il y a dans le roman des fils entrecroisés, un carrefour intérieur, des destinées qui se croisent et se séparent. Tu as fait une histoire. C’est une nouvelle à la fois courte et longue » L’amitié ne le rend pas aveugle au point d’être assez critique au sujet du projet de son ami, et de lui refuser plus tard une préface.
Pendant les années 50-57 les lettres deviennent plus professionnelles. Camus fait même répondre à Lucien Bénisti par sa secrétaire , il a moins de temps pour ses amis mais leur reste fidèle.
Nous avons, par ailleurs, quelques découvertes précieuses, par exemple un des premiers textes de critique publié par Camus dans une revue universitaire Alger étudiant, en 1934, à propos d’une sculpture de Louis Bénisti, la correction d’une dissertation de philosophie d’une de ses élèves à laquelle il envoie en 1935 une longue lettre de corrigé. Le sujet qui portait sur l’opposition entre Valéry et Pascal lui donne l’occasion d’un véritable traité de dissertation philosophique ! Il reproche même à la jeune fille son « obéissance trop docile » ! On a aussi des détails sur le fameux Appel pour une Trêve Civile en janvier 1956 dont on apprend dans une lettre de Louis Bénist à Charles Poncet combien cela avait été un piège tendu à Camus par les reponsables du FLN.
Enfin, et c’est un beau cadeau, nous bénéficions même d’un inédit dactylographié, un texte dédicacé à Lucien et Mireille Bénisti intitulé « je me regarde naître » dont nous avons la première version. Et la confirmation que Camus avait confié en 1940 le manuscrit de sa pièce Caligula à Mireille Benisti.
En définitive, un ouvrage très utile pour une connaissance de Camus que nous cherchons toujours à compléter et à perfectionner. Ce qui nous fait accéder aux sources directes de sa création par un biais original, l’évocation de ces années algériennes qui ont tant compté pour lui. Comme c’est l’habitude chez Bleu autour, l’excellent appareil critique qui accompagne le livre, nous aide à entrer dans l’ensemble, fragmentaire et éparpillé, d’une correspondance, certes moins dense ou profonde que d’autres mais tout aussi significative. Les nombreuses notes de bas de pages, les légendes d’illustrations érudites, les CV des auteurs des lettres, et même des contributeurs, une Table des matières très détaillée contribuent au sérieux de la publication. Enfin la présentation critique établit une différence pertinente entre le simple « Avant-Propos » qui introduit précisément le projet et une Présentation qui en synthétise la problématique.
Albert Camus, Correspondance avec ses amis Bénisti, 1934-1958, Édition dirigée par Jean-Pierre Bénisti et Martine Mathieu-Job et présentée par Virginie Lupo et Guy Basset, Bleu-autour, octobre 2019, 191 p., 22 €
Les commentaires récents