Essayer de calmer la douleur, c’est tout ce que tu peux faire. C’est ainsi que Simone de Bollardière, la veuve du général qui s’opposa à la torture, s’adresse à Emmanuel Audrain, réalisateur du documentaire Retour en Algérie. L’on voit dans son film des hommes qui firent là-bas leur service au temps d’une guerre qui se cachait sous l’appellation opération de maintien de l’ordre. Voici donc que dix ans après la découverte des horreurs nazies, l’État français décide d’envoyer des gosses de 20 ans participer à la répression brutale de sous-hommes qu’on pouvait chercher à soumettre par tous les moyens.
Quelques décennies plus tard ils parlent, pour desserrer l’étreinte de leur angoisse et de leur honte, engagés sans le comprendre dans un cauchemar dont 25 000 de leurs camarades ne sont pas revenus. Parole cathartique donc, document historique aussi, et fondement d’une réconciliation avec ceux d’en face, qui ont perdu 250 000 des leurs dans le conflit.
L’occasion enfin d’exprimer haut et fort que la guerre d’agression est une absurdité à laquelle tout homme sensé doit se refuser à prendre part.
Édito : Serge Steyer
FILM
RETOUR EN ALGÉRIE
d’Emmanuel Audrain (2014 - 52’)
Pourquoi j'ai fait ce film
par Emmanuel Audrain
En 2008, Simone de Bollardière ( la veuve du général Jacques de Bollardière ), m’incite à venir à l’Assemblée Générale des « 4ACG » ( Les Anciens Appelés en Algérie, et leurs Amis, Contre la Guerre ).
Ces hommes âgés ont choisi de ne pas garder pour eux-mêmes, leurs retraites de combattant, mais de les reverser à des Associations algériennes.
Ce qui me marque dans cette rencontre, c’est ce moment où les nouveaux adhérents de l’Association se lèvent et se présentent, évoquant chacun leur parcours algérien.
Un « grand costaud » dit ne pas avoir besoin du micro, mais il n’arrive pas à achever son récit, la voix brisée.
Pour beaucoup, « c’est la première fois » qu’ils parlent. Certains ont les larmes aux yeux, d’autres doivent se rasseoir prestement, submergés par l’émotion.
Ce moment de vérité – exceptionnel – me rend ces hommes très attachants.
Le projet de film naîtra un peu plus tard. Sa réalisation s’étalera sur trois années.
En 2013, notre petite équipe a accompagné les trois Voyages de l’Association. 35 jours en Algérie, pour moi. Avec un matériel très discret, nous avons filmé du mieux que nous avons pu… Pour nous rendre compte, au stade du montage, que le vrai voyage de ces hommes, était bien sûr, leur voyage intérieur. Celui, qui va de leurs 20 ans à aujourd’hui. Ce long chemin, où avec cœur et intelligence, ils ont su retrouver l’estime d’eux-mêmes.
La France malade de l'Algérie
Retour en arrière.
En juin 2000, la journaliste Florence Beaugé publie dans Le Monde un entretien avec une résistante algérienne, Louisette Ighilahriz, torturée pendant trois mois dans une unité parachutiste. Elle veut retrouver - et remercier - le médecin militaire qui lui a sauvé la vie.
Son témoignage, met en cause les généraux Massu et Bigeard… Il va soulever la chape de plomb qui pesait sur la Guerre d’Algérie.
Le général Bigeard menace le journal d’un procès tonitruant.
Le général Massu - à la surprise de tous - répond que ces faits sont plausibles.
Il ajoute : « Quand je repense à l’Algérie, ça me désole.
On aurait pu faire les choses, différemment… »
Trois mois plus tard, à 92 ans, donnant sa dernière interview à Florence Beaugé, il ajoutera : « On aurait dû, faire autrement. »
Au même moment, le général Aussaresses, son adjoint pendant la Bataille d’Alger, décrit la systématisation de la torture et la liquidation - pour les six premiers mois de 1957 - de 3000 opposants Algérois. « Sans remords », dit-il.
Il reconnaît avoir éliminé lui-même, l’avocat Ali Boumendjel et le résistant Larbi Ben M’Hidi (Le « Jean Moulin algérien »).
Les historiens comme des repères
L’ensemble de la presse, se fait l’écho de ces révélations. En quelques mois, la France redécouvre son passé algérien.
Les historiens sont sollicités, Pierre Vidal-Naquet, Benjamin Stora… Mais aussi, la jeune génération des Tramor Quémeneur, Claire Mauss-Copeaux, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault… Leurs ouvrages - tous remarquables - rencontrent un large public.
Dans les familles des Anciens Appelés, vient le temps des premières questions…
Le fils de Rémi, celui de Gilles… Le passé fait retour.
En 2004, Rémi, Georges, Armand et Michel lancent la 4ACG, Association des Anciens Appelés, et Leurs Amis, Contre la Guerre. Ils choisissent Simone de Bollardière comme présidente d’honneur.
L'esprit de résistance
Simone de Bollardière : « Heureusement que mon mari s’est opposé à la torture.
Intérieurement, je ne cesse de le remercier !
Pour les anciens Appelés, particulièrement quand ils vont à la rencontre de jeunes collégiens ou lycéens, le général Jacques de Bollardière – le militaire le plus décoré de la France Libre - est un homme qu’ils aiment évoquer.
« Nous l’admirons parce qu’il a su désobéir. Il a osé dire, Non !»
Ils ajoutent : « Le plus dur, pour nous, ce n’est pas tant ce que nous avons fait… Que, ce que nous n’avons pas fait. Ou, pas dit.
Les actes de résistance que nous n‘avons pas posés.
Ou, pas assez. »
Le testament de Tibhirine
Mon précédent film « Le Testament de Tibhirine » a été diffusé sur France 3 en 2006, « à une heure très tardive ». C’est ainsi, qu’il a rencontré - par hasard – un homme de cinéma ; ce spectateur attentif, est le futur scénariste et producteur du film « Des hommes et des dieux ».
Trois ans plus tard - après le succès que l’on sait ! - celui-ci dira, que « Le testament de Tibhirine » a joué pour lui, le rôle d’un « déclic ». Dans la nuit qui avait suivi, il s’était promis d’être présent au Festival de Cannes, avec cette même histoire (« Pourquoi sont-ils restés ? »), sous la forme d’une fiction.
Faire de l'épreuve un tremplin
Dans « Le testament de Tibhirine » (le documentaire) on apprend que trois des sept moines, ont fait la Guerre d’Algérie… Eux aussi, en avaient été durablement marqués. En revenant vivre en Algérie, ils avaient accompli, un désir très profond.
Les moines, comme les « Anciens Appelés en Algérie Contre La Guerre », avaient su faire de cette épreuve de leur jeunesse, un élan, un tremplin, pour « plus de vie ». Les uns et les autres, affirmant une même solidarité – indéfectible - avec le peuple algérien.
Cette convergence m’intéresse et me touche.
Emmanuel Audrain.
Amen, Inch'Allah
Emmanuel Audrain
Emmanuel Audrain est un documentariste breton, dont les films gravitent beaucoup autour de l’univers de la mer. Non pas celle de Trenet ou de Valéry, mais celle, plus grave, que lui inspira le film de Kaminker et Dumaître, tourné en 1958 à l’île de Sein, La mer et les jours. Depuis son premier film Boléro pour le thon blanc, Ile d’Yeu 1985, en passant par Les enfants de l’Erika, jusqu’à Alerte sur la ressource, en 2002, les films d’Emmanuel Audrain vont au plus près des prises de conscience de notre époque, sans jamais en oublier l’humanité au sens propre, c'est-à-dire le peuple des pêcheurs et autres gens de mer.
Autre point commun entre les réalisations d’Emmanuel Audrain : la capacité d’écoute dont ils témoignent. On pourrait presque parler d’amitié comme valeur de plan ou de cadrage. Valent pour exemple ses films Mémoire des îles, PARTIR accompagné, Je suis resté vivant ! et Le testament de Tibhirine.
Lire la suite sur sa fiche artiste.
Amen, Inch'Allah
Voici le testament du père Christian, rédigé en 1993 alors que la menace se précise.
S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes, laissées dans l’indifférence de l’anonymat. Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance.
J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payer ce qu’on appellera, peut-être, la grâce du martyr que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam.
Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie et, déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette joie-là, envers et malgré tout.
Dans ce merci où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce merci, et cet à-Dieu envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen ! Inch’ Allah.
Alger, 1er décembre 1993
Tibhirine, 1er janvier 1994
Christian
https://www.kubweb.media/page/testament-tibhirine-algerie-moines-assassinat-emmanuel-audrain/
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