CONTRIBUTION/OPINION. À l’heure où le sujet est proscrit, la relecture des Réflexions sur la peine capitale cosigné par le Britannique Arthur Koestler et le Français Albert Camus rappelle au combien il est essentiel de pouvoir en débattre librement.
Dans l’échange passionnant entre Michel Houellebecq et Michel Onfray publié dans le dernier hors-série de la revue, le premier dit que la peine de mort est un vrai débat, et se demande si l’abolition est un progrès. Il faut être Michel Houellebecq pour se permettre une telle interrogation, et être Front Populaire pour la publier. Michel Onfray répond en citant la bible des abolitionnistes, c’est-à-dire le livre d’Arthur Koestler et Albert Camus Réflexions sur la peine capitale. Que dit vraiment ce livre ?
Publié pour la première fois en 1957, Réflexions sur la peine capitale n’est pas une pièce à quatre mains, pour reprendre la terminologie du monde du piano, mais la juxtaposition de deux essais sans grand rapport l’un avec l’autre, Réflexions sur la potence pour Arthur Koestler (1955), et Réflexions sur la guillotine pour Albert Camus (1957).
Arthur Koestler parle de la situation en Angleterre, où elle est pratiquée par pendaison, pendaison qui n’entraîne pas toujours, remarque-t-il, une mort immédiate. Et de citer le cas d’un pendu dont la lettre de grâce arrive un peu trop tard, et qui, détaché, finit par revenir à lui. Alors que la coutume médiévale ne punissait de mort « que » le meurtre, la trahison, l’incendie volontaire et le viol, les crimes et délits passibles de la peine capitale n’avaient cessé de s’ajouter les uns aux autres, pour en arriver à un système où plus de deux cents crimes ou délits étaient punis de la peine de mort, infligée quelquefois même à des enfants. Ce fut appelé plus tard le Code sanglant, qui courut de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle. Le vol de navets est puni de la peine de mort. L’envoi de lettres de menaces est puni de la peine de mort. Le fait d’être trouvé armé ou déguisé dans une forêt est puni de la peine de mort. Le vol d’un objet d’une valeur supérieure à quarante shillings est puni de la peine de mort.
Le plus choquant dans la situation anglaise est que le juge est obligé, si l’accusé est reconnu coupable d’un délit ou d’un crime puni de la peine de mort, de l’y condamner. Ou de le relâcher s’il est estimé non responsable de ses actes. Il s’agit d’une peine plancher. Nicolas Sarkozy ne l’a pas inventée. Devant une telle contrainte, certains jurys préféraient tricher, soit en déclarant la non-responsabilité, soit par exemple en déterminant un prix de l’objet volé à trente-neuf shillings pour rester sous le seuil fatal de quarante shillings.
Il s’agit donc d’une peine plancher, mais non pas comme on pourrait le penser d’une peine plafond. L’accusé peut en outre, dans les cas les plus graves, être condamné à être écartelé au préalable. Sauf s’il s’agit d’une femme, qu’il serait inconvenant d’écarteler et qu’il convient alors de brûler. Ce mélange de barbarie et de pruderie est assez surprenant aujourd’hui. Le même pays se glorifiait d’avoir prohibé la torture au nom de l’habeas corpus.
Ce sont des pétitions des victimes des méfaits punis de la peine capitale qui ont fini par réduire la liste fatale. En effet, comme la peine de mort paraissait trop sévère pour les jurys et qu’elle était la seule sanction possible, les coupables étaient finalement libérés pour une raison pour ou une autre, et les délits n’étaient plus punis du tout. Grâce à ces pétitions, à partir du début du XIXe siècle, la liste des méfaits passibles de la peine de mort diminue, et il n’en reste que quatre à la fin du siècle. La peine de mort est abolie au Royaume-Uni en 1973 pour les crimes de droit commun, et totalement en 1998.
Arthur Koestler insiste aussi sur notre manque de liberté. Pour lui (comme pour Harari plus récemment) la science a démontré que nous n’étions pas libres, et nous ne devrions donc pas être condamnés pour des actes dont nous ne sommes pas responsables puisque nous n’avions pas la liberté de ne pas les commettre. Il compare les déterministes, qui « savent » qu’on n’est pas libre de ses actes, et ceux qui ne croient pas au déterminisme et croient être libres, mais ne le sont pas puisqu’ils sont déterminés. Pas une seconde il n’envisage qu’on puisse être libre, même au sens où Spinoza considérait que l’homme est déterminé, mais qu’il a quand même une part de liberté qui consiste à essayer de comprendre cette détermination et de s’en détacher.
Cette absence de liberté, opposable d’ailleurs à toutes les peines, quelle qu’en soit la gravité, n’a d’ailleurs d’importance que pour l’aspect punition de la peine, mais n’en a ni pour l’aspect exemplarité, ni pour l’aspect maintien de l’ordre public.
Penser que la science qui n’est que raisonnement et preuves peut démontrer l’existence de la liberté, du libre arbitre, est un raisonnement vicié. On est tenté d’appeler Pascal au secours, et de rappeler à Koestler qu’il y a des ordres qu’on ne peut pas mélanger sans aboutir à des contresens.
Une fois qu’on a posé les hypothèses, un raisonnement n’est fait que de contraintes. Les propositions s’enchaînent, chacune découlant des précédentes, on n’a précisément aucune liberté. Comment peut-on espérer trouver la liberté dans un système qui n’en accepte aucune, à part le choix des hypothèses, des postulats ?
L’existence ou l’inexistence de la liberté relève du postulat. Or ces gens qui sont de culture scientifique croient que tout peut être expliqué et démontré par la science. En fait, ils sont scientistes. Leur système repose sur la négation de tout ce qui n’est pas science, donc de la liberté. Il n’est donc pas anormal que, partant de la négation du libre arbitre, ils aboutissent à l’inexistence du libre arbitre.
Albert Camus, quant à lui, part d’un épisode de son enfance où son père a traversé tout Alger pour aller voir exécuter l’assassin de toute une famille, avant de rentrer bouleversé par le spectacle de la décapitation. Camus en a été très marqué et parle pendant tout l’essai des condamnés coupés en deux, discours qui a d’ailleurs été repris par Robert Badinter plus tard pour obtenir l’abolition de la peine de mort en France. Il prévient le lecteur que son opinion est faite, ce qui revient à dire qu’il va s’agir plus d’un plaidoyer contre la peine de mort que de réflexions à propos de la peine de mort.
Il explique ensuite longuement que la société, imparfaite et constituée de gens imparfaits, ne peut pas condamner à une peine parfaite (définitive) un de ses membres sans se déshonorer, sans déshonorer la condition humaine. Autant Arthur Koestler n’est pas convaincant avec l’argument du déterminisme, autant cet argument de l’imperfection semble solide. Il faut préciser qu’Albert Camus ne parle pas du risque d’erreur, il parle de notre imperfection, et du fait que chacun de nous pourrait aussi faillir.
Il compare aussi la victime du crime, qui n’a pas été prévenue, et n’a donc pas eu le temps de s’inquiéter, et le criminel qui est prévenu de sa condamnation à mort et a le temps d’en souffrir. À ce titre, il considère que le condamné est doublement puni, et que sa situation est pire que celle que lui réserverait la loi du talion. Faire une telle comptabilité est curieux, pour ne pas dire plus : doit-on punir deux fois plus celui qui a tué deux fois, comment faire s’il y a eu viol ou torture avant le meurtre ? Les peines s’additionnent aux États-Unis, pas en France.
Il consacre des pages à l’importance de donner ou pas de la publicité aux exécutions. Soit on le fait en public, avec l’espoir de dissuader les futurs criminels, mais il montre que l’exemplarité ne fonctionne pas : il suffit de comparer les nombres de crimes dans les pays qui ont aboli et dans ceux qui n’ont pas aboli la peine de mort. Soit on le fait en catimini, mais cela montre que la société n’en est pas fière, et qu’elle n’accorde à l’exécution aucune valeur d’exemple.
Albert Camus aborde aussi l’importance de la religion, au nom de laquelle on pensait que la punition dans ce monde n’était pas grand-chose et que le jugement de Dieu serait le jugement le plus important, « le jugement dernier ». Ce qui explique que l’Église catholique ait été longtemps favorable à la peine de mort. Les juges non-croyants ne peuvent plus se réfugier derrière ce parapluie. Ils savent que leur jugement est définitif, qu’il est le dernier. Leur situation est donc plus inconfortable.
Enfin, Camus évoque le cas des « monstres », dont il dit que « la nature et la grandeur de leurs crimes ne permettent pas d’imaginer qu’ils puissent se repentir ou s’amender. Il faut seulement éviter qu’ils recommencent et il n’y a pas d’autre solution que de les éliminer. Sur cette frontière, et sur elle seule, la discussion autour de la peine de mort est légitime. »
Et il conclut en disant que si la peine de mort n’était pas abolie, contrairement à ses vœux, il faudrait un mode d’exécution moins barbare que la décapitation, il parle de chimie, de produit qu’on pourrait laisser le condamné s’administrer lui-même, et qu’on ne lui administrerait qu’en cas de refus de sa part. On peut remarquer que c’est ce qu’a fait le très probable meurtrier d’Héléna Cluyou, la jeune femme brestoise retrouvée carbonisée, qu’on a retrouvé suicidé dans sa chambre d’hôpital. Et si la peine de mort venait à être abolie, Camus propose qu’elle soit remplacée par une peine de travaux forcés à perpétuité. Il est donc bien éloigné de tous nos derniers ministres de la Justice.
Jean Bloch-Michel, auteur des introductions de l’édition de 1957 et de celle de 1979, ajoute en outre en fin de livre des éléments qui peuvent nous aider à comprendre l’essai de Camus. On y découvre qu’à la Libération, Albert Camus était favorable à la peine capitale pour ceux qui avaient collaboré, et qu’il l’avait exprimé, notamment dans un échange avec François Mauriac alors hostile à la condamnation à mort de ces accusés. Il écrit des années plus tard que François Mauriac « avait raison contre [lui] ».
Il avait fini par signer, un peu à contrecœur, un certain nombre de demandes de grâce, mais en précisant qu’il le faisait à titre personnel, et que son journal Combatn’y était pas impliqué, ses journalistes n’y étant pas favorables. Il avait en particulier signé le recours en grâce pour Brasillach, « écrivain qu’[il] tien[t] pour rien et qu’[il] méprise de toutes [ses] forces ». Il ne semble donc pas impossible que la rédaction de ces Réflexions sur la guillotine ait été une forme de repentir face à ces prises de position passées.
En conclusion, ces deux essais sont des vestiges d’un temps où il était possible d’aborder ce sujet de manière réfléchie et argumentée, même si les deux auteurs avaient des opinions arrêtées sur le sujet dès le départ. À ce titre, il est intéressant d’y revenir, d’y découvrir que, contrairement à ce qui est partout répété, leurs conclusions sont loin d’être catégoriques. Koestler nous parle de libre arbitre, Camus nous parle d’imperfection, ils réfléchissent, c’était encore permis.
On aimerait que les réflexions proposées par certains intellectuels sur les problèmes éthiques auxquels notre monde est confronté aujourd’hui soient examinées avec le sérieux qu’elles méritent. Alors que leurs auteurs sont trop souvent catalogués et bannis du débat.
COMMENTAIRE :
Je ferai plusieurs remarques. 1. Dans "Cosmos", Michel Onfray rejoint Arthur Koestler lorsqu'il écrit: "les hommes se croient libres, mais ils obéissent à la détermination animale des mammifères". Et ceci: "Le libre arbitre est une fantaisie des hommes qui veulent à tout prix se distinguer des animaux en affirmant qu'une ligne de séparation met le bipède dans un monde et les autres bestioles dans un univers parallèle". Il enfonce le clou: "Mais une autre partie de l'histoire de la philosophie a bien dit et vu (...) que le libre arbitre était une fiction, que la possibilité de vouloir librement, et donc de choisir, relevait d'un désir, d'un fantasme, mais sûrement pas de la réalité". 2. Lorsqu'il était ministre de la Justice, Mitterrand - qui reçut la francisque des mains du maréchal Pétain (!) - condamna à mort plus de 40 militants algériens du FLN. 3. L'écrivain Robert Brasillach - qui se fourvoya dans la collaboration avec les Allemands - fut condamné à mort le 19 janvier 1945. Marcel Aymé ne put se résoudre à ce verdict ("le brillant intellectuel, le tendre poète, le fin critique !"). Il signa une pétition et chercha à faire signer. De Gaulle, "abusé par une photo de Brasillach en uniforme allemand, paraît-il, aurait laissé exécuter la sentence". L'auteur de "La Vouivre" écrira en 1950: "Durant le temps qu'il fut au pouvoir, on chercherait en vain, dans sa vie publique, la moindre manifestation de générosité, de bonté, le plus petit élan de pitié ou de charité. L'homme est sec".
Yann Sergent
11/03/2023
https://frontpopulaire.fr/opinions/contents/arthur-koestler-albert-camus-deux-penseurs-contre-la-peine-capitale_tco_20366901
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