« Ce fut véritablement une explosion. Le secteur privé foisonnait d’organes de presse, notamment de nouvelles chaînes de télé et de nouveaux journaux en ligne », raconte à Middle East Eye Amine Snoussi, journaliste tunisien vivant à Strasbourg.
« Chaque grande chaîne de télévision disposait d’émissions politiques, toutes très agressives à l’égard de tous les pouvoirs. »
Fadil Aliriza, journaliste et rédacteur en chef du site d’informations tunisien indépendant Meshkal, a lui aussi constaté cette nouvelle ouverture après le renversement du dirigeant autoritaire de longue date Zine el-Abidine Ben Ali.
« Ce procès vise à [nous] intimider [moi et] d’autres journalistes qui défend[ons] la vérité et la liberté de la presse et d’expression »
- Mohamed Mehdi Jelassi, Syndicat national des journalistes tunisiens
« La liberté de la presse a éclos après 2011 », rapporte-t-il à MEE. « Il y avait bien sûr encore de nombreux problèmes, comme l’implication des barons de la presse dans la politique et la répression policière, en particulier dans les zones rurales, mais il y avait bien plus d’espace pour la presse libre. »
Dix ans plus tard, le président tunisien Kais Saied persiste à s’accaparer les pouvoirs et ces libertés arrachées de longue lutte sont de plus en plus menacées.
La semaine dernière, la police a perquisitionné le domicile de Noureddine Boutar, directeur de Mosaïque FM, l’une des plus grandes et populaires stations de radio en Tunisie.
Il est accusé de blanchiment d’argent et d’enrichissement illégal, mais son incarcération est dénoncée comme une tentative d’intimidation des journalistes qui critiquent le gouvernement.
Mohamed Mehdi Jelassi, qui dirige le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), a annoncé jeudi qu’une enquête judiciaire le visait pour sa couverture d’une manifestation de juillet 2022 contre le récent référendum constitutionnel tunisien.
« Ce procès vise à m’intimider », assure Jelassi à MEE. « Et aussi [à] intimider d’autres journalistes qui défendent la vérité et la liberté de la presse et d’expression. »
« Le véritable enjeu n’a rien à voir avec l’État de droit, c’est une tentative de punir les activistes. »
Traduction : « Dans une interview avec Middle East Eye, Mehdi Jelassi, qui dirige le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), déclare que l’enquête judiciaire des autorités tunisiennes à son encontre est une tentative visant à les intimider, lui et les autres journalistes et activistes. »
Les collectifs de la presse internationale ont condamné ce ciblage du directeur du syndicat.
La Fédération internationale des journalistes qualifie cela d’« attaque injustifiée contre l’un de [nos] syndicats membres » et envisage d’engager une action contre le gouvernement tunisien devant l’Organisation internationale du travail.
Sherif Mansour, coordinateur du programme Moyen Orient et Afrique du Nord au Comité pour la protection des journalistes (CPJ), commente à MEE : « Les autorités tunisiennes doivent cesser le harcèlement judiciaire du journaliste Mohamed Mehdi Jelassi et retirer la plainte sans fondement qui le vise. Poursuivre des journalistes pour des faits non liés au journalisme relève clairement de l’intimidation. »
Middle East Eye a sollicité la présidence tunisienne à propos de ces mesures contre des journalistes, mais n’avait pas obtenu de réponse au moment de la publication.
Climat de peur
La Tunisie est enlisée dans des crises économiques et politiques depuis juillet 2021, lorsque Saied a suspendu unilatéralement le Parlement et dissous le gouvernement, ce qui a été qualifié de « coup d’État constitutionnel ».
Par la suite, il a gouverné par décrets, avant de mettre en avant une nouvelle Constitution qui entérine le pouvoir présidentiel.
Ce coup de force a par ailleurs un impact croissant sur de nombreuses institutions et domaines de la société civile, de la justice à l’antiracisme en passant par le syndicalisme. Les médias ne sont pas épargnés.
Les arrestations et intimidations de journalistes se multiplient depuis le cop de force de Saied, selon un rapport 2022 du CPJ, du SNJT et du Tahrir Institute for Middle East Policy.
« Lorsque vous lancez une idée, vous y réfléchissez à deux fois. Cette peur est un moyen de limiter en soi la liberté »
- Amine Snoussi, journaliste
Il établit qu’au moins neuf journalistes ont été harcelés et agressés par des manifestants ou des membres des forces de sécurité lors de manifestations dans les jours suivant le début du coup de force de Saied en juillet 2021.
Il documente également plusieurs occasions lors desquelles les forces de sécurité, sous les ordres du ministère de l’Intérieur, s’en sont pris aux salles de presse, perquisitionnant notamment les bureaux d’Al Jazeera en juillet 2021 et faisant irruption sur les plateaux de la télévision publique tunisienne en janvier dernier.
En mai, un rapport d’Euro-Med Monitor constatait des atteintes similaires à l’encontre des journalistes, notamment des actes de harcèlement, des campagnes de diffamation sur les réseaux sociaux et des détentions arbitraires.
Il notait un ciblage particulier des femmes journalistes, à coup d’intimidation, psychologique notamment, et de menaces.
« Lorsque vous voyez des journalistes se faire arrêter, vous y réfléchissez à deux fois », relève Amine Snoussi. « Lorsque vous lancez une idée, vous y réfléchissez à deux fois. Cette peur est un moyen de limiter en soi la liberté. »
Fadil Aliriza estime que la situation s’est « détériorée » ces deux dernières années, « en particulier parce que les forces de sécurité se sentent plus libres de réprimer les détracteurs ».
En septembre, Kais Saied a promulgué un décret présidentiel instituant des peines de prison allant jusqu’à dix ans pour le vague fait de « diffuser de fausses informations ou des rumeurs en ligne ». Cette initiative a été immédiatement considérée comme une attaque contre la liberté de parole.
Amine Snoussi, qui a quitté la Tunisie pour poursuivre ses études en France, ne sait pas s’il pourra y revenir.
« J’espère rentrer un jour. Mais pour l’instant, dans la situation actuelle, en tant que journaliste et critique du gouvernement, je sais que je peux finir en prison. Je ne veux vraiment pas que cela arrive à ma famille. »
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