Les violents tremblements de terre de lundi ont causé la mort de plus de 5 000 personnes, des dizaines de milliers de blessés et des destructions immenses dans le sud-est de la Turquie et le nord de la Syrie.
De part et d’autre de la frontière qui sépare la Turquie et la Syrie sur plusieurs centaines de kilomètres, partout ce sont les mêmes scènes d’effroi, de peur, d’inquiétude sourde et de colère. Vingt heures après le séisme de magnitude 7,8 survenu lundi 6 février, à 4 h 17 du matin, dans le district de Pazarcik, situé à une soixantaine de kilomètres de la frontière syrienne, près la grande ville de Gaziantep, des dizaines de milliers de personnes continuaient d’errer sur le bord des routes, ou de ce qu’il en reste, à la recherche d’abris ou d’aide.
Le bilan provisoire est passé mardi à 3 419 morts en Turquie, selon l’organisme gouvernemental de gestion des catastrophes (Afad). Il s’agit du séisme le plus meurtrier depuis 1999, quand une violente secousse avait dévasté la partie orientale de la mer de Marmara, près d’Istanbul, tuant plus de 17 000 personnes.
La secousse a été ressentie dans toute la région, causant d’immenses destructions dans dix provinces du sud-est – Kahramanmaras, Adiyaman, Diyarbakir, Sanliurfa, Gaziantep, Kilis, Osmaniye, Malatya, Adana et Hatay. Des répliques ont suivi, une quarantaine au total, dont une particulièrement forte (7,5), survenue en début d’après midi, à 13 h 24, heure locale. Des milliers d’immeubles supplémentaires, qui avaient semblé résister à la première onde de choc, se sont effondrés.
Tard dans la soirée, les secours n’étaient toujours pas arrivés à Kahramanmaras, considérée comme l’épicentre du premier séisme, où des centaines de maisons ont été détruites. Près de dix-huit heures après le séisme, ni les équipes de recherches et de sauvetage ni l’approvisionnement en nourriture n’avaient atteint la zone.
Maisons aplaties
Ailleurs, les mêmes scènes se répètent. L’ampleur et l’étendue des dégâts sont saisissantes. Des kilomètres de routes sans lumière, des milliers de maisons aplaties ou simplement renversées. L’asphalte déchiré ici et là, telle une vulgaire feuille de papier. Partout, des coulées de boue, de pierres ou de terre sur la chaussée et les habitations. Les poteaux électriques sont couchés sur les bas-côtés comme de simples crayons posés sur le coin d’une table. Certains sont pliés en deux ou pulvérisés.
C’est à Hatay que le séisme a frappé le plus durement, avec 502 morts, selon le décompte – provisoire – de lundi soir. A Diyarbakir, 309 décès ont été dénombrés, et 205 à Osmaniye.
Au bord de la route, à l’entrée de la ville, une maison comme tant d’autres semble coulée dans le sol tel un bateau dans l’océan. Ils sont une dizaine à tourner autour, appeler, crier, en vain. Sous les décombres se trouve Remzi Saldiray, 63 ans. Père de famille, il a réussi à sortir tout le monde de la demeure. Sa mère, les enfants, les cousins, sauf lui. Il ne répond plus depuis quelques heures. Son frère fixe les débris, les mains au ciel. Il appelle Dieu à l’aide, et pleure. « Personne n’est venu depuis ce matin, personne… », répète-t-il.
Et puis, le long de la route, il y a ces villages fantômes, vidés de leurs habitants par peur des répliques. Ils sont tout près, dans leur voiture, à quelques mètres seulement, pour garder un œil sur leurs affaires. Parfois un peu plus loin aussi, autour d’un éventuel spot de téléphone où la réception fonctionne par moments.
Partout sur le bas-côté s’agglutinent des grappes de voitures aux vitres fermées et embuées de l’intérieur. « Impossible de revenir dormir chez nous », dit Ali, installé avec sa femme à l’avant de leur véhicule. Son frère est concessionnaire. Il a donné toutes les clés aux gens du quartier pour qu’ils dorment dans ses véhicules.
Un îlot de vie
Au bout de la route, à Samandag, lointaine banlieue balnéaire d’Antakya (Antioche) – ses 122 000 habitants – comme l’indique un panneau de bienvenue – et ses plages, le séisme a réduit au silence l’intégralité de la ville. Deux maisons sur trois au moins sont gravement endommagées. Les voitures sont écrasées, les magasins soufflés. Il n’y a personne dans ce qu’il reste des rues. Les files de voitures sont plus loin, en hauteur. « On nous a parlé d’un risque de tsunami et d’une troisième réplique violente pour dans quelques heures », explique Ali, trentenaire, assis dans son véhicule.
La station Shell du centre-ville est le seul endroit où les rescapés se retrouvent. Un générateur permet d’éclairer et de remplir les réservoirs d’essence : un îlot de vie dans une mer de désolation. Tout autour, les maisons sont effondrées. C’est un champ de ruines sur des centaines de mètres, comme si la cité avait été bombardée de l’intérieur, par le sol. Ici une famille de dix personnes, partie d’un trait. Là, la sœur d’Hasan, vieil homme en pleurs, « On a dû essayer de sortir nous-mêmes les gens à la main, mais c’est impossible », lâche-t-il.
A l’intérieur de la station, on vide les quelques rares étagères encore fournies. On se réchauffe comme on peut sous une couverture partagée. « On n’a rien à manger, ni à boire », dit un jeune, la voix basse. Les regards sont tristes et graves. « On a appelé au début et puis rien. On a emmené un bébé à l’hôpital qui est à 5 kilomètres d’ici et c’est tout. Oui, bien sûr qu’on attend qu’ils viennent ! », lâche Yelda, 32 ans, native de la ville.
Elle tend le doigt vers la droite : « Il y a un couple juste derrière, le mari est mort et la femme toujours vivante, mais sous les graviers aux côtés du corps de son mari. » Elle dit attendre, avec les autres présents dans la station d’essence, mais elle a perdu espoir. « On entend les gens crier, mais on ne peut rien faire. En fait, on attend qu’ils meurent », conclut-elle.
Près de vingt-deux heures après le séisme, aucun secours n’était encore arrivé à Samandag. Les seuls, selon l’affirmation d’un médecin de l’hôpital du cru, sont les ambulances des urgences et dix pompiers de la caserne. Personne d’autre.
Comme une malédiction
En Syrie, ce sont les mêmes scènes de désolation. Plus de 1 600 morts sont à déplorer, dont environ la moitié dans la région d’Idlib, dans le nord-ouest, selon le bilan fourni par les secouristes du bastion anti-Assad, et l’autre dans les villes d’Alep, ainsi que de Hama (centre), Tartous et Lattaquié (sur la côte), selon les chiffres du ministère de la santé syrien. La lenteur des opérations et le caractère parcellaire des informations font redouter un bilan plus lourd encore.
Quand l’horreur s’arrêtera-t-elle ? Dans ce pays dévasté par la guerre, le séisme apparaît comme une malédiction, un coup de plus sur une population exsangue, devenue en majorité dépendante de l’aide humanitaire pour survivre. Dans le froid et la pluie, des scènes jumelles de chaos et de douleur se sont déroulées sur des territoires adverses. Dans la région rebelle d’Idlib, dans la ville sous contrôle gouvernemental d’Alep, l’urgence est la même, retrouver les survivants, identifier et offrir une sépulture aux morts.
Les moyens des secouristes sont limités pour retirer les vivants et les morts des décombres. Dans la zone contrôlée par le régime, des bulldozers sont utilisés. Des pans entiers d’immeubles se sont effondrés en zones urbaines, et des familles entières sont parfois portées disparues.
Dans l’enclave d’Idlib, la situation est un « désastre », rapportaient lundi les secouristes locaux de la défense civile, les casques blancs, confrontés à l’une de leurs missions les plus difficiles. Dès le matin, des hôpitaux ont été débordés. Le séisme a suscité des scènes de panique, les habitants sortant à la hâte de leur immeuble.
L’immeuble où vivait Oussama Abdelhamid, un habitant du village syrien d’Azmarin, frontalier de la Turquie, s’est effondré à la seconde où celui-ci franchissait la porte de l’appartement avec sa femme et ses enfants, tel qu’il l’a rapporté de son lit d’hôpital à l’agence Associated Press. Tous les voisins de leur immeuble sont morts.
Dans cette région, restée la cible régulière ces derniers mois des bombardements des forces pro-régime, et où vivent quatre millions de déplacés originaires d’autres provinces, des camps entiers ont été balayés, plongeant des familles entières dans le dénuement.
Transporter les cadavres
En zone gouvernementale, le Croissant-Rouge syrien a été chargé d’extraire les survivants et de transporter les cadavres. A Alep, la peur restait dévorante lundi. Des immeubles se sont écroulés comme des châteaux de cartes. « On l’a échappé belle. Notre maison est encore debout », se félicite, groggy, Jamal, un jeune homme dont l’adolescence a été rythmée par la guerre dans la seconde ville de Syrie, coupée par les combats entre armée et rebelles de 2012 à 2016.
« Mais on sent que tout est dangereux autour de nous, on s’inquiète pour la suite : va-t-il y avoir de nouvelles secousses ? dit-il. Les gens sont restés dehors dans les rues ce lundi, de peur que leur maison ne s’effondre. » L’ambiance y était pourtant glaciale, avec une pluie sans fin.
Des habitants sont restés dans les grands jardins publics d’Alep. Des abris improvisés ont ouvert : plus de mille personnes – des sinistrés ayant perdu leur domicile – ont passé la nuit de lundi à mardi dans des églises de la ville.
« On a pu servir un repas, mais on n’a pas pu distribuer de couvertures. Il est impossible d’en trouver à Alep au milieu des destructions », explique Safir Salim, directeur local du Hope center (centre Espoir), une association locale chrétienne. Il attend des envois en provenance du Liban dès ce mardi. « Tout le monde a peur », ajoute-t-il, avant que la ligne ne coupe : les liaisons sont difficiles, les connexions mauvaises.
Le séisme a emporté, entre autres, des habitations vétustes, construites sans fondations solides et dépourvues de normes de construction antisismiques, ou déjà partiellement détruites par les bombardements. L’habitat n’a pas été réhabilité, sans parler même de reconstruction. La catastrophe se produit dans un pays où les services se sont effondrés : à Idlib, des centres de santé ont été frappés par l’aviation russe ou syrienne à répétition au cours de la dernière décennie. En zone gouvernementale, des médecins ont fait leurs valises depuis longtemps et l’équipement des hôpitaux s’est largement dégradé.
Un quotidien déjà très dur
Le tremblement de terre se greffe sur un quotidien très dur pour les Syriens. Dans la zone sous contrôle du régime, où vit la majorité de la population, l’économie est étranglée, sous le coup de la débâcle libanaise voisine, des sanctions américaines (Washington interdit toute transaction d’un tiers avec le régime), de la corruption… Les approvisionnements en pétrole par Téhéran, pilier, avec Moscou, du régime, ont chuté.
Faute de moyens de chauffage, les Syriens brûlent de nouveau cet hiver tout ce qui leur passe sous la main – plastique, tissus, coques de pistache… – pour résister au froid. « Avant le séisme, la Syrie traversait la pire crise humanitaire que le pays ait connue depuis le début du conflit », explique Bahia Zrikem, chargée des programmes Syrie du Norwegian Refugee Council (NRC), une ONG présente dans les zones rebelles et gouvernementales. Avec la difficulté de la population à se nourrir ou à accéder à des services de base, « nous constations l’augmentation de pratiques de survie, comme le travail des enfants », ajoute-t-elle.
La réponse humanitaire internationale va se faire, par des partenaires locaux, sur un territoire fractionné entre diverses forces politiques (le groupe islamiste radical Hayat Tahrir Al-Sham dans la province d’Idlib, les rebelles pro-Turcs autour d’Alep, le régime en zone loyaliste…). « On est encore pour l’instant au stade de la recherche des disparus, prévient Louise Bichet, responsable Moyen-Orient chez Médecins du Monde France, antenne active en zone rebelle et gouvernementale. Il va falloir compter les structures de santé encore debout et sécurisées pour les patients et le personnel, comprendre par quelle voie le matériel nécessaire va pouvoir être acheminé… »
La diaspora syrienne, qui a laissé éclater son émotion face à l’ampleur du drame, a lancé dès lundi des levées de fonds et des collectes sur les réseaux sociaux. Des secouristes libanais de la Croix-Rouge sont partis prêter main-forte dans la Syrie voisine.
Malgré son angoisse d’une réplique, Jamal, le jeune homme d’Alep qui vient tout juste d’être père, n’envisageait pas d’évacuer temporairement la ville avec sa femme et son enfant. « Nous n’avons pas de moyen de transport. Et où irions-nous ? Nous n’avons nulle part où aller. »
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