PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui, la détérioration de la liberté de la presse au Maroc, alors qu’une résolution inédite du Parlement européen a exigé, en janvier, de mettre fin au « harcèlement de tous les journalistes » dans le royaume chérifien.
Paris-Maghreb (ALINE DE PAZZIS POUR « L’OBS »)
« Agression sexuelle », « viol », « attentat à la pudeur »… Au Maroc, les journalistes qui embarrassent le Palais tombent les uns après les autres pour des affaires de mœurs. Trois des plumes les plus acérées du royaume chérifien croupissent désormais derrière les barreaux. Taoufik Bouachrine, 54 ans, fondateur du quotidien arabophone « Akhbar al-Youm » (« les Nouvelles du jour »), qui purge une peine de quinze ans de prison ; Soulaimane Raissouni, 50 ans, rédacteur en chef de ce même journal, condamné, lui, à cinq ans ; et Omar Radi, 36 ans, journaliste d’investigation indépendant, qui a écopé de six années. Les trois journalistes sont connus de l’autre côté de la Méditerranée pour leurs éditoriaux et prises de positions particulièrement critiques sur le « Makhzen », les autorités marocaines.
A chaque fois, le même scénario à base de sexe forcé a été utilisé. Taoufik Bouachrine est condamné pour « abus de pouvoir à des fins sexuelles » sur des employées, Soulaimane Raissouni, pour viol d’un jeune militant LGBTQ, et Omar Radi, pour viol d’une ex-collègue. Les prévenus ont beau clamer leur innocence et entamer parfois une grève de la faim, comme Soulaimane Raissouni 122 jours durant, leurs avocats ont beau pointer toute une série d’irrégularités – écoutes illégales, enquêtes à charge, incohérence des accusations des « plaignants », audiences non contradictoires… –, le couperet tombe. Et l’omerta s’installe.
Dégringolade
Le Maroc figure désormais au 135e rang sur 180 pays du classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (RSF). Il était en 89e position en 2002. Une dégringolade de quarante-six places en vingt ans. Le 19 janvier, sur fond de « Qatargate » et de « Moroccogate » – le scandale de corruption supposé de députés européens par Doha et Rabat qui a éclaté en décembre 2022 –, Bruxelles est monté au créneau sur la détérioration de la liberté de la presse au Maroc avec une résolution inédite du Parlement européen. Largement adopté à Strasbourg – 356 voix pour, 32 contre et 42 abstentions –, le texte demande « instamment » aux autorités marocaines de « respecter la liberté d’expression et la liberté des médias » et de « garantir aux journalistes incarcérés […] un procès équitable ». Les eurodéputés exigent également la remise en liberté provisoire des trois prisonniers et « la fin du harcèlement de tous les journalistes dans le pays ».
« Ce vote confirme qu’il s’agit bel et bien d’attaques contre des journalistes afin de les faire taire », a déclaré à l’Agence France Presse (AFP) le père d’Omar Radi, membre du comité de soutien aux journalistes emprisonnés au Maroc. Khaled Drareni, représentant de RSF en Afrique du Nord, note :
« C’est la première fois depuis vingt-cinq ans que le Parlement européen adopte une résolution sur le Maroc. Le Palais sait très bien monter de toutes pièces des accusations pour viol ou agression sexuelle. L’objectif, notamment, est d’essayer de faire croire que les journalistes ne sont pas attaqués en raison de leur travail. Mais tout le monde sait parfaitement qu’Omar Radi, condamné en appel en mars 2022, est devenu la cible des autorités car il enquêtait sur la famille royale, sur ses proches, et qu’il a publié des articles sur la corruption et l’abus de pouvoir. La résolution du Parlement européen, en faveur de laquelle RSF a milité, n’est pas contraignante. Mais elle met en lumière la situation dramatique de la liberté de la presse au Maroc, une situation que personne ne voulait voir jusqu’à maintenant. C’est un vrai tournant. »
La pluralité de la presse n’est plus qu’un lointain souvenir au royaume de Mohammed VI. Certes, la liberté d’expression, le droit à l’information et l’interdiction de toute censure préalable sont inscrits noir sur blanc dans la Constitution marocaine. Une Haute Autorité de la Communication audiovisuelle veille au « respect du pluralisme ». Et un nouveau Code de la Presse, adopté en 2016, a même supprimé les peines de prison pour les délits de presse. Mais le pouvoir a largement les moyens de contourner cette législation. Un média considéré comme trop critique peut toujours être poursuivi grâce à certaines dispositions du Code pénal ; et les journalistes les plus irrévérencieux peuvent tomber pour des motifs étrangers à l’exercice de leur métier
Les uns après les autres, les journaux indépendants, comme « le Journal » fondé par Aboubakr Jamaï en 1997, mettent la clé sous la porte. Dernier média trop impertinent à avoir rendu les armes : « Akhbar al-Youm ». Après douze ans d’existence, l’emprisonnement de deux de ses dirigeants – son fondateur Taoufik Bouachrine en 2018, puis son rédacteur en chef Soulaimane Raissouni en 2020 – et des campagnes de dénigrement virulentes de la part de journaux proches du pouvoir, le quotidien arabophone a cessé de paraître au printemps 2021.
Un groupe de 110 journalistes a tenté de protester contre cette bronca bien orchestrée. En juillet 2020, ils ont appelé les autorités à prendre des mesures contre les « médias de diffamation » qui calomnient « les voix critiques ». Leur manifeste soulignait qu’« à chaque fois que les autorités ont poursuivi une voix critique, certains sites et journaux se sont empressés d’écrire des articles diffamatoires, sans aucune éthique professionnelle », appelant le Conseil national de la presse (CNP), autorité de régulation dotée d’un pouvoir de sanction contre les organismes enfreignant le Code de la Presse, à prendre des « sanctions disciplinaires ». Peine perdue. Khaled Drareni, de RSF, explique :
« Les Marocains ne peuvent plus compter que sur quelques médias en ligne, comme LaKome ou LeDesk, pour avoir accès à une presse que l’on peut qualifier de citoyenne. En juillet 1999, l’arrivée au pouvoir de Mohammed VI avait suscité des espoirs qui ont été très vite déçus. La liberté de la presse ne fait clairement pas partie des préoccupations du roi. »
Intimidation
Les années récentes ont vu la situation se dégrader encore. Aux élections législatives de septembre 2021, c’est le Rassemblement national des indépendants (RNI), la formation de centre droit présidée par l’actuel Premier ministre, Aziz Akhannouch (62 ans), qui est arrivé en tête, après dix ans de règne du Parti de la Justice et du Développement (PJD, islamiste). Le nouveau chef de gouvernement, par ailleurs maire d’Agadir, est aussi l’un des principaux actionnaires de l’empire familial Akwa, cofondé par son père et spécialisé dans l’énergie, le tourisme, l’immobilier, la distribution… et la presse.
Considéré comme l’homme le plus riche du Maroc après le roi, à la tête d’une fortune estimée par le magazine « Forbes » à 1,5 milliard de dollars, Aziz Akhannouch se montre particulièrement chatouilleux sur son image, celle de Mohammed VI et toutes les accusations d’affairisme et de collusion politico-économique. Il dispose d’une arme redoutable : les publicités de son empire familial Akwa qu’il peut distribuer ou supprimer apparemment comme bon lui semble. Ce n’est donc pas toujours nécessaire de poursuivre les organes indépendants devant les tribunaux. Beaucoup mettent la clé sous la porte, étranglés financièrement par la défection des annonceurs publicitaires « amis » du roi ou simplement rendus exsangues par le ralentissement de la croissance, la crise énergétique ou l’inflation galopante.
La liste des sujets « interdits » pour les journalistes ne cesse de s’allonger : monarchie, corruption, Sahara occidental (territoire revendiqué à la fois par Rabat et par le mouvement sahraoui du Front Polisario, soutenu par Alger), islam, répression, gestion de la pandémie de Covid-19, etc. Et toutes les méthodes d’intimidation sont les bienvenues.
Lors de la deuxième édition des Assises internationales du Journalisme de Tunis, en mars 2022, les méthodes du royaume de Mohammed VI ont été particulièrement pointées du doigt. Abdellatif El Hamamouchi, journaliste d’investigation d’un site d’information panarabe The New Arab, installé à Londres, avait raconté son quotidien fait de pressions et de menaces silencieuses :
« Je suis sous surveillance étroite. Une Ford grise est garée devant chez moi en permanence et me suit lors de mes déplacements. Mon téléphone a été infecté par le logiciel espion Pegasus. »
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/monde/20230213.OBS69517/personne-ne-voulait-voir-la-situation-dramatique-de-la-liberte-de-la-presse-au-maroc.html
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