A travers les doutes d’un homme passé du statut de victime à celui de bourreau, l’écrivain livre une réflexion saisissante sur la torture.
Résumé
Sur une scène désolée, fouettée par le vent, le sable et le sang, trois personnages réunis par les injonctions de l'Histoire témoignent de l'impossible vérité de l'homme dès lors que l'enfer s'invite sur terre.
Au cœur du roman, le capitaine Degorce interpelle ses soldats sur l’art de conduire un interrogatoire : "Messieurs, dit-il, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés pour ouvrir l’âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N’oubliez pas qu’il en existe d’autres. La nostalgie. L’orgueil. La tristesse. La honte. L’amour. Soyez attentifs à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé." Hors de l’effroi qu’elle inspire, cette harangue résume assez bien la démarche d’un romancier - par ailleurs professeur de philosophie - qui ne cesse d’explorer l’âme humaine dans ses recoins les plus sombres, les plus retors, grâce à une écriture ardente, épurée et lyrique. Que l’on pense à Balco Atlantico (Actes Sud, 2008), beau roman sur la mémoire tragiquement mythifiée, ou à Un dieu, un animal (Actes Sud, 2009), qui, dans le fracas des guerres modernes - stratégiques ou économiques -, mettait en scène des êtres égarés. Avec son sixième roman, Jérôme Ferrari pousse son exploration plus loin encore, jusqu’au cœur de l’abîme. C’est là qu’ont été entraînés deux hommes, deux frères d’armes enfantés par la guerre.
En 1942, Andréani a 16 ans. Il voit dans l’exaltation provoquée par le meurtre d’un jeune Italien son destin tracé en lettres de sang. Au même moment, Degorce entre dans la Résistance. Arrêté par les nazis, torturé, déporté à Buchenwald, ce catholique pratiquant fait le choix des armes à sa libération, pour sauver ce qui peut l’être de "la beauté du monde (…) dût-il s’en détourner, et ne pas en jouir".
C’est en Indochine, dans l’humidité poisseuse de la mousson et d’une défaite, que les deux soldats vont se rencontrer, dans un camp vietminh. Là, ils nouent des liens indéfectibles. Des liens de sang et de mémoire qu’une autre guerre va défaire, au cours de trois jours emplis d’effroi et de peur. Trois jours tissés des doutes et des interrogations d’un homme passé du statut de victime à celui de bourreau.
Nous sommes en 1957 et la bataille d’Alger fait rage entre le FLN, qui multiplie les attentats, et l’armée française chargée d’y mettre un terme. A cette fin, tous les moyens sont bons. A commencer par la torture que pratiquent sans états d’âme le lieutenant Andréani et sa section spéciale, basée à Saint-Eugène. Une "porte ouverte sur l’abîme", où Degorce envoie ses prisonniers.
"Il n’y a plus de mots"
Le 27 mars, après de longs mois de traque, Degorce arrête enfin le chef de la rébellion. Mais, loin de l’apaiser, la capture de Tahar (personnage inspiré par Larbi Ben M’Hidi) lui laisse le goût amer d’une défaite. Car, imperceptiblement, quelque chose s’est insinué en lui, l’éloignant des siens, de sa femme, à qui il ne parvient plus à écrire, mais aussi de la Bible, dont la lecture ne lui procure plus aucun réconfort. "Il n’y a plus de mots pour Dieu. Il n’y a plus de mots pour les miens."
Dépossédé de tout, c’est vers son ennemi Tahar - figure aux allures christiques - que Degorce va se tourner pour lui confier son histoire, ses doutes et son désarroi. Et pour trouver, pense-t-il, sinon un pardon, du moins un apaisement.
Un répit que cherche aussi le lecteur, ballotté entre les errements intérieurs de Degorce, converti en tortionnaire, la voix sereine de Tahar et celle d’Andréani, chargée de rage, de rancœur et de dépit contre celui qui l’a trahi. Une voix qui s’élève en un contre-chant implacable de froideur et de lucidité. "Nos missions n’étaient pas différentes. (…) Nous étions des soldats, mon capitaine, et il ne nous appartenait pas de choisir de quelle façon faire la guerre (…) moi aussi, j’aurais préféré le tumulte et le sang des combats à l’affreuse monotonie de cette chasse aux renseignements, mais un tel choix ne nous a pas été offert. (…) Vous vous demandez encore comment il est possible que vous soyez devenu un bourreau, un assassin. Oh, mon capitaine, c’est pourtant la vérité, il n’y a rien d’impossible : vous êtes un bourreau et un assassin. Vous n’y pouvez plus rien, même si vous êtes encore incapable de l’accepter. Le passé disparaît dans l’oubli, mon capitaine, mais rien ne peut le racheter."
Dans l’entrelacs des temps, des lieux qui disent la permanence de la violence aveugle, meurtrière, se dessine un chemin aride et déserté, hors du monde. Un calvaire qu’arpentent deux hommes, face à eux-mêmes et à leurs démons… De cette plongée dans l’abîme, troublante et terrifiante, de cette quête impossible menée par-delà le bien et le mal, ressort cependant une certitude : celle d’avoir lu un des romans les plus saisissants de cette rentrée.
"Je me souviens de vous, mon capitaine, je m'en souviens très bien, et je revois encore distinctement la nuit de désarroi et d'abandon tomber sur vos yeux quand je vous ai appris qu'il s'était pendu"... Ainsi débute Où j'ai laissé mon âme, de Jérôme Ferrari, long monologue intérieur du lieutenant Andreani à l'adresse de son supérieur, - longtemps admiré, puis méprisé - le capitaine André Degorce, près de cinquante ans après la bataille d'Alger (1957).
Andreani est à l'époque à la tête d'une section spéciale chargée de la torture dans une villa de Saint-Eugène, un arrondissement côtier du Grand Alger dominé par l'église Notre-Dame-d'Afrique. Le jeune lieutenant aurait "préféré le tumulte et le sang des combats à l'affreuse monotonie de la chasse au renseignement". Mais il exécute les ordres et il "n'y a qu'une méthode" pour obtenir des informations : la torture, la gégène. Degorce n'est pas d'accord. Ancien résistant interné à 19 ans à Buchenwald, soldat en Indochine, prisonnier dans un camp viêt-minh, il distingue l'"ennemi de valeur" des autres et il n'hésite pas à administrer une correction à l'un de ses hommes pris en flagrant délit de brutalité. Mais Andreani, passé lui aussi par l'Indochine, n'en démord pas : l'adversaire est d'abord un terroriste, un poseur de bombes frappant aveuglément dans un milk-bar des dizaines d'adolescents savourant leur glace. On ne rend justice à son ennemi qu'avec sa "haine", sa "cruauté", sa "joie", martèle-t-il. Le lieutenant méprise les "scrupules", les "élégances dérisoires", les "bigoteries" de son supérieur. "Vous êtes un bourreau et un assassin, lui assène-t-il, le monde ne sait plus qui vous êtes et Dieu n'existe pas."
"Les personnages se sont imposés à moi, et d'abord la voix d'Andreani, qui a guidé le livre, explique le romancier. Je ne voulais pas d'un face-à-face manichéen entre le gentil et le mauvais officier." Andreani ? "Il ne se contente pas d'exécuter son devoir de soldat, il se forge un destin, il "surassume" ses actes." Le capitaine Degorce ? "Cet homme a un besoin absolu de foi et il est sur une ligne de crête." Au fil des pages, "il cesse d'être un sujet, ses paroles et ses actes lui échappent". Quant à Tahar, le prisonnier, "il est sûr de son bon droit et de la victoire finale". Il revendique "le côté le plus abominable du FLN : les attentats", à l'origine du sanglant engrenage terreur-répression.
Par Emmanuel Hecht
Publié le 01/09/2010 à 02:30, mis à jour à 07:10
https://www.lexpress.fr/culture/livre/ou-j-ai-laisse-mon-ame_916118.html
Rédigé par : Ben | 01/02/2023 à 14:37