« […] une jeunesse d’ici et maintenant peut perdre la vie,
Pour peu qu’elle porte sur son corps,
Les traces d’un ailleurs et d’un autrefois »
Prix littéraire de la Porte dorée 2022, Sensible de Nedjma Kacimi est sorti en poche. Ce livre Percutant, ciblé, poétique, militant se décline en quelques 47 fragments. Pour la lectrice algérienne que je suis, le prénom de l’autrice ne peut que faire sens… Nedjma, l’étrangère convoitée dans le roman magistral de Kateb Yacine, le Polygone étoilé :
« Une seule femme nous occupe
Et son absence nous réunit
Et sa présence nous divise »
Lourd héritage que donnent les parents à la petite fille qu’ils prénomment… étoile ! En hommage à Kateb Yacine, il y eut tant de Nedjma(s) après l’indépendance ! Et on mesure cet héritage quand on liste les qualifiants choisis par le jeune écrivain, révélateurs d’une appréciation assez ambivalente de cette « femme aux cheveux fauves dominant la pelouse » : elle est tour à tour « Cendrillon » « sauvage » et à l’« incroyable maintien de gazelle » ; « sultane (…) dans une atmosphère de sortilège et d’envoûtement » ; « une Salammbô déflorée » ; une « vestale au sang déjà versé », « mauvaise chimère » et « ma mauvaise étoile ». « Nedjma la femme faite adversité (…) fleur irrespirable, étoile de sang jaillie du meurtre (…) qu’aucun époux ne pouvait apprivoiser, Nedjma l’ogresse au sang obscur » est « gitane » et « goutte d’eau trouble ». Et malgré ces traits contradictoires, grâce au roman de Kateb, elle est devenue le symbole de l’Algérie à la fois ancestrale et résistante, l’espace même de la rencontre entre désir, liberté et enfermement.
L’avant-dernier fragment de Sensible a ce prénom pour titre et aussitôt Nedjma-la narratrice donne un résumé du roman qui ne doit pas tromper sur sa complexité, « parce qu’il y a des romans dont on ose à peine s’approcher ». Dans sa vie, ce prénom a été un poids d’étrangeté ou d’arabité (presque toujours suspecte en France) jusqu’au jour où elle entend « une exclamation à l’accent germanique » : « Nedjma ? Comme le roman de Kateb Yacine ? » Elle a vingt-deux ans et c’est la première fois « que l’on s’incline devant l’éclat de de nom ». Ce très beau fragment lui rend la complexité de son identité et une part de son algérianité qui ne remet pas en cause son appartenance à la France.
J’ai évoqué précédemment un « livre » : en effet, la facture de Sensible le rend difficilement classable dans une seule référence générique. C’est tout d’abord un essai, par son intention dominante que signale la 4ème de couverture : « Nedjma Kacimi dissèque avec vigueur les contradictions d’une France encore arcboutée à des stéréotypes qu’il est urgent de faire voler en éclats pour laisser sa place à une jeunesse diverse et créative trop souvent opprimée ». On a bien ici les deux pôles de la communication : l’énonciatrice et son intention d’une part et, d’autre part, son interlocuteur privilégié, la jeunesse laissée sur le bas-côté. On pourrait dire qu’il y a une réflexion sur l’intégration dans la nation française des « retombées » (enfants, descendants) postcoloniales, à partir d’un espace privilégié, l’Algérie (le constat étant : comment accepter les enfants de l’après-guerre ?). Ainsi le second fragment se termine par cette affirmation : « Ils ont beau dire, on ne les entend pas. Alors il faut que je m’y mette aussi. Que je relaye ce cri qui, depuis l’origine du silence, n’est autre qu’un cri d’amour que l’on refuse d’entendre ». L’essai lui-même s’ouvrira sur d’autres interlocuteurs et d’autres espaces, tout au long de son parcours mais la « matière Algérie » reste primordiale.
Le titre lui aussi interpelle : Sensible, un qualifiant neutre de genre, même si le prénom Nedjma le tire vers le féminin. Les différents sens de « Sensible » déclinent les ressentis de l’énonciatrice : « 1. Capable de sensation et de perception 2. (choses) que le moindre contact rend douloureux 3. capable de sentiment, apte à ressentir profondément les impressions». On peut ajouter « sensible à : qui se laisse
toucher par, ressent vivement ».
Ce titre pourrait sembler insolite mais il prépare au texte. Le bandeau sur l’édition de poche avertit d’un livre « violent, percutant et intelligent » mais aussi, par cette forme, agitateur du passé colonial et des contradictions de la France actuelle. En somme, d’un geste d’écriture qui veut rendre visible le caché et l’inaudible… « Ma bouche sera la bouche de ceux qui n’ont pas de bouche »… écrivait déjà Aimé Césaire en 1939.
Le genre de l’essai est donc dominant. Toutefois il est sans cesse percuté par d’autres registres et, en particulier, l’interpellation poétique. Les brèves citations que nous avons données sont toutes incluses dans des développements réflexifs et ces pauses poétiques sont nombreuses comme si, à un moment de trop forte tension dans le dit du texte, seule la sobriété poétique pouvait rendre son efficacité aux mots. Par ailleurs, liée étroitement à la nomination – et on peut aisément constater combien la nomination est importante tout au long de Sensible –, quatre poèmes en prose interpellent les destinataires :
« […] Patience chers cœurs sensibles
Les choses ne prennent pas le tour qu’elles auraient dû prendre […] »
Ces « poèmes » – aux pages79, 154, 247 et 253 – occupent deux pages à chaque fois. Dès ma première lecture, je n’ai pu m’empêcher de penser à ce que je considère comme un poème en prose sous forme d’interpellation, la « Lettre à un Français » de Frantz Fanon, éditée après sa mort :
« (…) Inquiet de l’Homme mais singulièrement pas de l’Arabe
Soucieux, angoissé, tenaillé.
Mais en plein champ, ton immersion dans la même boue, dans le même lèpre.
Car pas un Européen qui ne se révolte, qui ne s’indigne, de s’alarme de tout, sauf du sort fait à l’Arabe.
Arabes inaperçus. Arabes ignorés.
Arabes passés sous silence.
Arabes subtilisés, dissimulés. (…) »
À quel moment l’écriture change-t-elle de registre pour transmettre une émotion, une sensibilité, suspendant, un temps, l’argumentation ? Le livre est également rythmé par des séquences autobiographiques plus ou moins longues. Par touches, par flashes, des mini-récits éclairent, à partir de la vie de l’autrice, sa position et l’évolution de son positionnement jusqu’à aujourd’hui. Il y a même une transcription d’un entretien (interview 1 et 2) qui lui permet de revenir sur son projet, sur l’éventail de ses modes d’écriture, sur la polémique que peut provoquer la publication.
Enfin, la lecture de livres-clefs dans son expérience parcourt différents fragments : et d’abord la guerre d’Algérie avec ses trois personnages, le militaire, le colon et l’indigène ; ils seront rejoints plus loin par le pied-noir et le harki. La narratrice sort de son indifférence avec Des hommes en 2009 de Mauvignier, « le choc Mauvignier » (p.26). Elle va s’attarder sur Noël Favrelière, Le Désert à l’aube, effleurer le livre de Pierre Nora, évoquer L’Art de perdre d’Alice Zeniter et L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni. Elle cite d’autres noms : « ça n’aura échappé à personne. La guerre d’Algérie sort gentiment des souterrains où l’avaient enfouie vivante ceux qui l’avaient menée. Elle ressort par l’opération d’écrivains qui, pincettes en mains et masque chirurgical sur le nez, l’extirpent de la gangue d’un silence amorphe (…) Eux, ils y vont, ces écrivains, Joseph Andras, Maïssa Bey, Yves Bichet, Jérôme Ferrari, Laurent Gaudé, Brigitte Giraud, Alexis Jenni, Michel Serfati, Zahia Rahmani ». On peut lui faire confiance pour ne pas citer ces noms au hasard. Il faut ensuite aller plus loin et c’est alors les historiens qui sont consultés : Yves Courrière, Benjamin Stora… et puis des écrivains algériens, Feraoun, Mammeri, Dib, Kateb, mais aussi des acteurs français incontournables comme Alleg et Vidal-Naquet ; d’autres encore. A la fin du livre, elle prévient qu’elle n’en a pas fini… : « je dois encore vous parler de Zohra Drif et de Hassiba Ben Bouali ». Des personnalités sont mises à l’honneur, comme Simone Veil (« Simone veille au grain », p. 99, toujours au moment de la guerre d’Algérie) et Isabelle Adjani (et son ascendance kabyle, p. 170). Des mises au point fortes sur une appellation (« Les mohameds », p. 41 à propos de tous les noms d’oiseaux dont on a affublé les Arabes), sur un comportement (« La case de l’oncle Tom », p. 57) : belle analyse que je me plais à mettre en écho avec celle de Toni Morrison, dans L’Origine des autres (traduction en 2018).
C’est dans le premier article, « Embellir la race » que la romancière américaine développe, en trois pages lumineuses de clarté et de simplicité, une analyse de La Case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe – qui a tant fait pleurer dans les chaumières –, pour en synthétiser le message essentiel : les esclaves aiment servir ; ils sont gentils et quand ils ne le sont pas, c’est à cause de méchants Blancs. La romancière adresse ce message à son lecteur blanc car elle n’a pas écrit « pour que Tom, Chloé, ni quiconque parmi les Noirs la lisent. Le lectorat de son époque était composé de Blancs, de ceux qui avaient besoin de cet embellissement, qui le voulaient ou qui pouvaient le savourer ». Cet embellissement fonctionne comme « une protection littéraire » de l’écrivaine elle-même, contre sa propre peur des esclaves. Ainsi Toni Morrison analyse la manière dont elle s’y prend pour aménager tout en douceur « l’Espace noir », incitant, le Blanc, son « lecteur blanc craintif », à y pénétrer sans appréhension. La description a une fonction d’apaisement.
Élargissant son propos, Nedjma Kacimi insère une lecture-analyse magistrale du Poil-de-Carotte de Jules Renard, l’enfant mal aimé. Elle consacre plusieurs pages à l’invisibilité des femmes dans le domaine de l’art (« Avoir été disparues », p. 44). Ce second développement s’inscrit tout à fait dans les recherches actuelles que mènent les chercheuses et qu’ont évoquées, dans leur entretien stimulant, Simona Crippa et Johan Faerber avec Jennifer Tamas. Il est question de son essai qui vient de paraître, Au NON des femmes : libérer nos classiques du regard masculin. L’essayiste a fait sur le siècle classique le travail que Nedjma Kacimi, après d’autres, appelle de ses vœux : « j’ai enfin le droit de » libérer les classiques du regard masculin » pour exprimer mon point de vue, soit la façon dont je reçois ces textes, expliquer comment je les comprends. Comment la galanterie peut-elle à la fois être décriée et encensée par différents groupes de femmes qui toutes se disent « féministes » ? N’y a-t-il pas un malentendu sur ce qu’est la galanterie ? Ne me faut-il pas prendre à bras le corps cette question, moi qui suis devenue spécialiste du 17e siècle qu’on surnomme aussi « le siècle galant » » ? Il est nécessaire de relire les textes prisonniers de lectures momifiées. Toute femme et mère qu’elle est, la mère de Poil-de-Carotte est un monstre et le montrer n’est pas être contre les femmes. Revisiter les contes qui ont bercé notre enfance et celle de nos enfants, est une nécessité de reconstruction de la place des femmes dans l’Histoire et dans les arts. À une question pertinente de Simona Crippa, l’essayiste répond : « Vous avez raison de dire que les mythes forgés par les hommes empêchent d’imaginer des liens de sororité […] Vous mettez le doigt sur l’un des aspects problématiques de la domination masculine et qu’on répugne souvent à examiner dans le discours féministe. Il s’agit en effet de la rivalité féminine et de la façon dont certaines femmes nuisent à d’autres femmes de manière impitoyable ».
Ainsi, pour continuer à tisser la sororité en critique littéraire comme je l’ai fait plus haut, on peut se souvenir de Toni Morrison interprétant « Cendrillon » dans un discours prononcé à la remise des diplômes à la faculté Barnard de New York (collège affilié à l’université de Columbia et réservé aux femmes), en mai 1979, « Les demi-sœurs de Cendrillon » et reproduit dans La Source de l’amour-propre : « Ce conte de fées […] l’histoire d’une maisonnée de femmes rassemblées et unie afin de maltraiter une autre femme. Il y a, bien sûr, un père absent, assez vague, et un prince fétichiste du pied, qui arrive juste à temps. Mais ni l’un ni l’autre n’ont beaucoup de personnalité. Et puis il y a les « mères » de substitution, bien sûr (marraine et belle-mère), qui contribuent tant au chagrin de Cendrillon qu’à sa libération et à son bonheur. Mais ce sont les demi-sœurs qui m’intéressent. Comme il a dû être handicapant, pour ces jeunes filles, de grandir avec une mère qui asservissait une autre fille, de regarder et d’imiter cette mère ». En mettant l’accent sur les demi-sœurs, Toni Morrison exhorte les jeunes diplômées à ne pas exercer un pouvoir dit masculin sur leurs semblables, à « ne pas prendre part à l’oppression de vos sœurs ». La conférencière rappelle la violence que les femmes sont capables d’exercer sur d’autres femmes et invite fermement à abandonner « la violence professionnelle, la violence compétitive, la violence affective ».
Dans ce même genre de lecture décapante, on trouve quatre fragments consacrés à la lecture de L’Étranger d’Albert Camus, en lien avec l’Algérie, sous la forme d’un combat de boxe : premier round, second round, troisième round et K.O. (p131 à 152). Ces quatre fragments sont introduits, en quelque sorte par un fragment dont la première phrase est le suivante : « si je tuais quelqu’un, qu’est-ce qu’il se passerait ? ». Le premier round est une citation, commentée et irrévérencieuse par rapport à la lecture consacrée, de la scène de la plage suivie de la scène du meurtre. Le second round est la place privilégié prise par ce roman dans l’enseignement secondaire en France, accompagné d’une interprétation monolithique. Le 3e round est la confrontation avec Mouloud Feraoun et enfin, le KO, c’est Meursault contre-enquête de Kamel Daoud :
« Mon aveuglement me sidère.
Ma surdité me consterne.
Car voilà que Daoud m’invite à lire l’histoire d’une destitution.
Il m’invite à voir.
La disparition d’un corps.
La dissimulation d’un nom.
L’histoire d’une déchéance d’identité ».
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Nedjma Kacimi invite à une autre lecture d’un roman sacralisé en France : c’est d’autant plus salutaire que ce n’est pas fréquent !
En 1977, Roland Barthes publiait Fragments d’un discours amoureux : la réflexion partait dans plusieurs directions essaimant poème, œuvre littéraire, événement, fait autobiographique, etc… C’est un peu de la même façon que procède Nedjma Kacimi avec ce qu’on pourrait nommer ses « fragments d’un discours sensible » : « Ne me perdez pas en route. Je sais où je vous emmène. Vous, vous ne le savez pas. Confiance, ça va finir par se recouper […] J’ai tourné en rond moi aussi. J’ai procédé par touches. Par impressions. Par confusions. J’ai tissé et détissé ». Elle veut mener le lecteur à un déchiffrement lucide de l’Histoire de la société française non pour accumuler les récriminations mais pour les dépasser parce que l’on ne gomme pas le passé, on l’intègre dans le présent et ainsi on trouve sa place dans ce pays.
https://diacritik.com/2023/02/03/nedjma-kacimi-patience-courage-sensible/
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Nedjma Kacimi, Sensible, éditions Cambourakis, poche, mai 2022, 253 p., 12 €
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