rajectoires résidentielles et migrations
I. Une mobilité résidentielle imposée
1Les populations déplacées dans les CRP étaient, auparavant, souvent propriétaires des parcelles de terres qu’elles cultivaient et des habitations dans lesquelles elles résidaient. Dans ces montagnes, l’auto-construction était la règle. Elle s’appuyait sur un savoir-faire traditionnel (voir chapitre 2) et sur l’utilisation de matériaux locaux (pierres, argile, bois etc.). Pour certains, ce savoir-faire fut transposé dans les camps :
Les toitures de nos habitations au camp étaient similaires à celles du douar. Ceux qui avaient des tuiles au douar les avaient ramenées et les avaient installées. Ceux qui n’en possédaient pas avaient recouvert leurs huttes avec des branchages et de la terre (K. H.).
2B. M., déplacé à Tazrout, a construit son nouveau logement sur les lieux du resserrement et il n’est pas retourné à son lieu d’habitation antérieur :
Après deux ans de résidence chez mon cousin, je m’étais mis à rassembler de la pierre afin de construire mon propre logement. Une fois mon logis terminé, j’ai libéré celui de mon cousin […] D’autres, comme moi, qui n’ont pas de parcelles de terre ici, s’étaient installés chez des proches. Toutes nos maisons sont édifiées à partir de la pierre. Dans nos hameaux, nous n’habitions pas dans des gourbis de roseaux […]. Après l’indépendance, nous n’étions pas revenus à Bouârbi. Aucun des habitants de notre hameau n’était revenu à son ancien domicile. Nous y allions pour exploiter nos parcelles agricoles et nous reprenions la route de Tazrout en fin de journée.
3Certains ont reconstruit leurs habitations détruites pendant la guerre lors de leur retour au douar, une fois les hostilités terminées. C’est le cas de M. A. :
Je n’étais revenu à mon hameau qu’après avoir terminé la construction des maisons. Mes enfants étaient encore petits. Je ne pouvais compter que sur mes efforts.
4Son hameau était situé à Iguermoumène où il possédait des terres et où il dit avoir reconstruit son habitation. Au moment de l’entretien, il habitait à Djoummer, à 2 kilomètres, dans une nouvelle construction réalisée au début des années 1990 sur des terres familiales. Même si le témoin ne l’avoue pas, la motivation de changement de résidence était d’ordre sécuritaire. À Djoummer, les habitations ont été construites les unes à côté des autres, afin de pouvoir engager une riposte collective contre une éventuelle incursion terroriste. En revanche, à Iguermoumène, les logements des familles étaient encore dispersés. D’autres ont conservé l’habitation du camp où ils étaient durant la guerre1. F. K. dont le père avait disparu pendant la guerre après son arrestation, concentre son témoignage sur le rôle de sa mère, y compris dans la reconstruction de la demeure familiale :
Juste après l’indépendance, nous étions sommés de revenir au bled […] Nous avions repris la route vers notre ancienne habitation. Ma mère s’était donné trop de peine ces jours-ci. Mon grand-père très âgé, ne pouvait l’aider. Moi-même et H. [son frère] étions encore enfants. C’est mon frère défunt, l’aîné M. qui l’avait vraiment soutenu. Je me rappelle bien de son ardeur au travail lors de la réfection de la toiture. Elle voyait nos voisins ayant terminé la restauration de leur maison, ne daignant même pas lui donner un coup de main. Elle s’était débrouillée toute seule. Elle avait réussi à réparer notre habitation. Nous avions ramené nos bagages et nous nous étions installés dans notre hameau […]. Après quelques mois seulement, des moudjahidin étaient venus nous demander de déménager vers le village de Fontaine-du-Génie. Elle avait refusé leur offre, arguant qu’après avoir retapé la maison, elle n’avait plus envie de partir. Les anciens maquisards tenaient à ce que nous nous installions au village, dans la mesure où nous étions une famille de martyrs. C’est eux qui s’étaient chargés de ce énième déménagement, faisant sortir nos meubles et les chargeant sur le tracteur. C’était la réparation d’une injustice. Toutes les femmes de chahid [martyrs de la guerre] ont eu un logement à Fontaine-du-Génie [l’actuelle Hadjret-Ennous].
5La trajectoire de G. M. et de sa famille est un peu plus complexe, mais elle se caractérise par une permanence de l’auto-construction et un savoir-faire qu’il a mis à profit dans les différentes habitations qu’il a occupées :
Nous avions emporté avec nous les tuiles, le bois et tous nos matériaux. Nous avions construit d’autres gourbis. Nous y étions restés treize jours […] Nous étions revenus au même endroit. Nous avions installé une hutte. Nous y avions vécu jusqu’en 1971 […] En 1971, j’avais commencé ma carrière d’instituteur. À cette époque, j’avais retapé une maison, qui n’avait alors ni plafonds ni portes. C’est une maisonnette d’une pièce-cuisine. J’y vécus jusqu’à 1990. À cette date, l’APC nous a attribué un lot de terrain en auto-construction. J’y ai construit une habitation où je vis actuellement.
6Il y avait ceux qui, comme T. A. et sa famille, ont bénéficié d’un logement à Sidi Ghiles (l’ancien Novi) dont les précédents occupants (Français d’Algérie) avaient quitté le pays.
J’ai porté une botte de foin et je me suis dirigé vers Novi afin d’aider mon père et mes frères dans la construction du gourbi. Le 30 août, nous nous étions installés au camp de Novi […] Nous avions installé trois gourbis au camp, la zeriba étant au-dessous d’une hutte à étage […] À notre retour au bled, nous étions regroupés en contrebas de Handla, au lieu-dit Taberkoukt. Nous étions restés quatre mois seulement au douar. Une ancienne bâtisse située au centre-ville de Novi, nous a été attribuée. Cette habitation était vraiment répugnante. Elle appartenait auparavant à un vieux couple français, qui n’avait entrepris aucun travail de réfection. Nous avons investi ce logement en conformité de la loi relative aux anciens combattants.
7D’autres regroupés ont pu, par la suite, occuper des logements abandonnés par les Français, souvent pour leur contribution (sous une forme ou une autre) à la lutte de libération. C’est le cas de K. A. :
À l’indépendance, nous nous sommes installés à Villebourg [aujourd’hui Larhat] dans une maison de colon. Mon frère y habite encore. Mon père était un auxiliaire des maquisards, il les hébergeait.
8La première constatation est la perte du statut de propriétaire de son propre logement pour les déplacés qui ont occupé, dans les agglomérations côtières, des logements ayant précédemment appartenu, ou ayant été occupés, par des Français qui à l’indépendance ont quitté précipitamment l’Algérie. Désignés sous l’appellation de « biens vacants », ces logements ont été intégrés au domaine public et ont fait partie du patrimoine locatif de l’État jusqu’à leur mise en vente aux locataires dans les années 1980. La seconde constatation est sans conteste une mobilité résidentielle relativement réduite. La faiblesse de l’offre résidentielle dans les premières décennies de l’indépendance ne facilitait pas l’acquisition de logements adaptés aux changements qui s’opéraient dans la structure familiale. Cette mobilité réduite concerne probablement la fraction de la population regroupée qui est restée dans la région. Par ailleurs, nous ne savons absolument rien de ceux qui ont effectué une migration ailleurs en Algérie ou en France.
II. De nouvelles trajectoires géographiques
9Avant leur déplacement dans les centres de regroupement, la mobilité géographique des individus était réduite du fait de la dispersion des habitations et de l’enclavement des zones montagneuses qui ne disposaient pas d’infrastructures de base (route, eau, électricité, etc.). Les déplacements des femmes et des enfants étaient limités au voisinage immédiat des habitations (répondre aux besoins du ménage pour les femmes et en pâturage pour les enfants qui s’occupaient du cheptel). Alors que les déplacements des adultes de sexe masculin étaient tributaires de la recherche de revenus complémentaires, indispensables à la survie du groupe familial (vente sur le marché du surplus de production et achats de marchandises non produites par l’unité domestique de production) :
Nous n’écoulions que quelques produits au marché de Gouraya. Il s’agit de l’huile d’olive et de la pomme de terre (K. A.).
10Acquérir des moyens financiers indispensables aux besoins alimentaires de leur famille nécessitait de se déplacer dans les plaines côtières, pour des activités saisonnières dans les fermes appartenant aux colons. Ces déplacements n’étaient pas sans difficultés, du fait de l’enclavement et du dénuement d’une grande partie de ces paysans des montagnes.
Nous pratiquions dans notre hameau de l’agriculture et de l’élevage d’ovins et de caprins. Nous nous déplacions au marché à dos de mulet. Ceux qui n’en avaient pas, parcouraient le trajet pieds nus jusqu’à Cherchell, pour s’approvisionner et revenir. À l’époque, c’était le dénuement total, nous n’avions pas de souliers. Durant l’hiver, nous nous chaussions avec des gherrousses (confectionnés avec des peaux de taureaux), qui n’étaient pas à la disposition de tous (A. M.).
11Les centres de regroupement de population ont brisé le cloisonnement de ces populations et les ont rapprochées des voies de communication. Il est devenu plus aisé de se déplacer vers les agglomérations de l’Est de l’ex-arrondissement de Cherchell (Staoueli, Fouka, Bou Ismail, Tipaza) où les possibilités de se faire embaucher comme journalier dans les domaines de la colonisation étaient beaucoup plus grandes.
Des moments, on ne trouvait pas de quoi manger […] des personnes avaient quitté furtivement le camp en allant vers Bou Ismail, Fouka, Staoueli, Zeralda, pour travailler et aider leurs familles à subvenir à leurs besoins (M. M.).
12Ce que faisaient déjà auparavant certains montagnards, comme A. M., obligé de s’absenter plusieurs semaines du douar où il était domicilié du fait de l’enclavement et du faible développement du réseau routier.
13Au lendemain de l’indépendance, les familles qui avaient renoncé à la reprise de l’exploitation familiale ont dû leur nouvelle localisation résidentielle aux emplois disponibles et à la facilité de relation entre le domicile et lieu de travail :
Une partie des hommes du camp s’était déplacée à l’indépendance vers Fouka, Staoueli, Zeralda […] pour travailler aux champs et avoir un revenu pour faire vivre leurs familles […] à Messelmoun, il n’y avait pas de grandes possibilités d’emploi (S. M.).
14Les moyens de circulation et de transport se diversifiaient, la marche à pied et le transport à dos d’âne ou de mulet étaient remplacés par des vélos ou des moyens motorisés :
Pour subvenir aux besoins de ma petite famille juste après l’indépendance, je travaillais dans l’exploitation agricole de Messelmoun. Durant la journée, j’étais dans l’exploitation agricole et le soir, je me rendais avec ma bicyclette jusqu’à Cherchell pour des cours du soir, dans une enceinte mitoyenne de la place publique et que nous prodiguait Kamel Bouchama, qui était devenu par la suite ministre (A. M.).
15Pour certains, l’acquisition de véhicules leur assurait une plus grande mobilité et facilitait leurs activités commerciales :
Nous avions pu acheter des véhicules de transport de marchandises, type Peugeot 404 bâchée. Ce type de véhicule permettait de transporter la production agricole vers les lieux de sa commercialisation (B. B.).
16Différents témoignages font état de membres de leurs familles, frères ou sœurs, qui ont pris le chemin de l’émigration vers la France au cours des années de guerre. Parmi les témoins, K. M. a lui-même émigré en France en 1957, c’est-à-dire avant les CRP, et ne les a connus qu’à travers les visites à sa famille dans le camp de Messselmoun. D’autres signalent le départ vers la France de harkis originaires de la région, pour éviter d’être à la merci de vengeances plus ou moins légitimes.
17Concernant la migration, les CRP ont joué un rôle d’accélérateur de la migration familiale favorisant la transformation de la migration de travail en celle de peuplement. Abdelmalek Sayad impute à la guerre et aux CRP la justification de l’émigration familiale et la déculpabilisation vis-à-vis du groupe familial ou du clan : « Alors que souterrainement toutes les conditions semblaient être réunies pour que l’émigration des familles vienne prolonger celle des travailleurs, il fallait néanmoins l’alibi de la guerre […]. L’émigration de la famille vers la France, cette chose que la morale du groupe réprouvait en temps ordinaire […]. Le premier pas étant franchi avec l’excuse de la guerre et la justification de l’urgence, on assiste alors à la banalisation de l’émigration des familles vers la France […]. La guerre allait de la sorte liciter un comportement qui était encore vécu et éprouvé comme honteux, scandaleux, répréhensible » (Sayad, 2014, p. 81 et sv.). Le regroupement familial en favorisant la nucléarisation de la cellule familiale a ainsi libéré une partie des migrants de la solidarité morale et matérielle qu’ils devaient au groupe familial et clanique.
18Les migrations internationales et l’ampleur des migrations internes dans les années qui ont suivi l’indépendance du pays sont à la base de la transformation des structures familiales, la famille nucléaire devient progressivement la forme dominante au détriment des formes antérieures de la famille étendue (voir chapitre 2).
NOTES
1 Les différents CRP ont connu des situations diverses après l’indépendance, certains ont donné naissance à des petites villes qui ont été érigées en chefs-lieux de communes en 1984, comme Messelmoun ou Hadjret-Ennous ; d’autres sont des agglomérations rurales comme Sidi Semiane-Marabout ou Bouzerou, momentanément abandonnée suite aux actes et menaces des GIA. Enfin, quelques camps sont des terrains nus avec parfois quelques habitations comme Ghardous, Tamloul, Boukhlidja, Beni Bouhennou, Tazrout.
https://books.openedition.org/ined/17870
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