« Écrivains algériens, notre soudaine apparition a tari d’un coup et définitivement la source d’inspiration que l’Algérie a représentée et aurait pu continuer de le faire pour bon nombre d’écrivains français, tous genres confondus. Fini les palmiers, la magie des sables, les jeux interdits avec de jeunes garçons, l’euphorie des plages réservées. Nous avons fermé les portes de ce paradis-là et mis la clé sous le paillasson [1][1]Mohammed Dib, Simorgh, Paris, Albin Michel, 2003, p. 72.. »
1« Dear, vous voulez le petit musicien ? » : c’est en ces termes qu’Oscar Wilde, lors d’une soirée à Alger en 1895, se fit l’initiateur sexuel d’André Gide. Au-delà du caractère abrupt et direct que peut revêtir toute formulation d’un désir de type érotique, l’emploi d’un verbe tel que vouloir marque bien l’attitude de prédation des touristes européens fortunés quant aux indigènes subissant une situation socio-économique désastreuse résultant d’un système colonial inique. Et les décors d’Afrique du Nord deviennent un théâtre à fantasmes qui investissent sexuellement un certain nombre de motifs récurrents. L’investissement érotique homosexuel du Maghreb fait partie de manière plus large d’une reconstitution du monde antique, gréco-latin, notamment sur les plans littéraire et artistique. Tout homosexuel conscient et éclairé revendique alors au tournant du siècle l’héritage antique, et le désir du pédéraste notamment. Gide dans son Journal établit une classification du désir homosexuel : « J’appelle pédéraste celui qui, comme le mot l’indique, s’éprend des jeunes garçons [2][2]Gide, Journal, t. 1, Gallimard, La Pléiade, p. 1091.. » Et Gide de se réclamer de cette tendance, en condamnant par ailleurs les homosexuels et les invertis, au nom de la défense d’une relation homosexuelle pédagogique, de type socratique. La photographie érotique homosexuelle de la fin du dix-neuvième siècle, celle des Wilhelm von Gloeden, Guglielmo Pluschöw ou Vincenzo Galdi, prend pour champ la Sicile, parfois la Tunisie, et le peu de vêtements que portent les jeunes modèles tient du mode vestimentaire antique. La plupart du temps, ils sont nus, prenant parfois la pose sur un fond de ruines antiques. La sensualité, le toucher sont soulignés, suggérés, et l’ambiguïté quant à une amitié amoureuse savamment entretenue. Ce monde pré-judéo-chrétien permet la mise en place d’une nudité vécue avec indolence, nonchalance, naturel et une innocence avec laquelle le photographe s’ingénie à jouer. Le désir pédérastique s’est donc inséré au Maghreb à partir de la fin du dix-neuvième siècle dans le cadre plus vaste d’une entreprise idéologique, à savoir, le mythe de l’Afrique latine cher aux Algérianistes (ou inspirateurs de ce mouvement) Louis Bertrand, Louis Lecoq et Jean Pomier, et même à Albert Camus, comme en témoignent Noces ou L’Été. Je dois ici me limiter à deux figures emblématiques des lettres, antithétiques sur un certain nombre de points quant à leur façon de vivre leur désir homosexuel pour les garçons d’Afrique du Nord : André Gide et Jean Sénac.
André Gide ou le désir trompeur
2Monique Nemer dans son essai Corydon citoyen l’écrit : « En fait, et ce n’est pas l’aspect le plus sympathique de Gide, il semblerait que l’âge de ses partenaires diminue à mesure qu’on descend vers le Sud — Italie, Algérie, Égypte [3][3]Monique Nemer, Corydon citoyen, Paris, Gallimard, 2006, p. 96.. » Le Maghreb a-t-il représenté pour bon nombre d’éphébophiles européens la terre où se délester de tous ses tabous, considérant en sus que le touriste européen ne considère pas sur le même pied d’égalité les autochtones ? Le désir homosexuel a-t-il donc pu d’une certaine façon conforter l’adhésion au système colonial, à son idéologie ? Il est remarquable que les scrupules moraux de Gide tombent hors d’Europe et que son initiation sexuelle s’épanouisse en Afrique du Nord.
3L’éducation rigoriste, puritaine de Gide conditionne très certainement, en outre, une sexualité limitée, plus cérébrale, fantasmée qu’effective, et que satisfait la moindre caresse. Monique Nemer l’explicite dans son essai : « De fait, le comblent souvent la vue d’un corps nu, une effusion, quelques attouchements — pas même nécessairement sexuels, comme le montre l’épisode du train de Biskra, où effleurer le bras d’un adolescent lui fait goûter “de suppliciantes délices”, en “être haletant, pantelant”, au point que Madeleine, qui assistait à la scène, lui dit plus tard : “Tu avais l’air d’un criminel ou d’un fou [4][4]Ibid., p. 97.”. »
4Cette répulsion pour la sodomie s’oppose à la sexualité-boomerang pratiquée par Sénac, qui dans la volonté de fusionner avec l’amant-lecteur, entend pénétrer et se faire pénétrer. L’une des premières lectures exerçant une influence durable sur Gide fut celle du Livre de la jungle de Kipling à propos duquel il écrit dans son autobiographie Si le grain ne meurt : « Le Livre de la jungle est un livre admirable qui me porte à la tête et aux sens à la fois ; c’est d’un perpétuel contact [5][5]Correspondance Gide-Ghéon, texte établi par Jean Tipy, Paris,…… » Sa recherche du désir pur, du toucher sensuel s’accompagne d’une absence de verbalisation, d’un mutisme récurrent lors de l’acte sexuel. La parole agit sur ce plan en différé, par procuration : on lui raconte, à satiété, ce qui suscite chez lui une véritable jouissance. L’historienne Florence Tamagne [6][6]Histoire de l’homosexualité en Europe : Berlin, Londres, Paris… souligne la part du déni qui intervient dans ces rapports sexuels : le colonisateur parvient à se persuader que le facteur financier n’a aucune part déterminante dans ces rapports, vu qu’il aura toujours satisfaction. Une seule fois, rapporte M. Nemer, Gide prend conscience des rapports de classe inégalitaires, alors qu’il séjourne à Marseille, mais cette prise de conscience est de « courte durée, et [qui] s’évanouit face aux petits Ali ou Mohammed [7][7]M. Nemer, Corydon citoyen, op. cit., p. 99. ».
5Pour conforter cette absence de parole lors du rapport sexuel, Gide recherche constamment des garçons de classe sociale inférieure, ouvriers, garçons de ferme. Mais les colonisés, déjà chosifiés, réifiés en tant que non-citoyens, sujets français, sont doublement réifiés en tant qu’objets de plaisir pour l’Autre, le Maître, c’est-à-dire le Blanc fortuné. Une exception apparaît dans Si le grain ne meurt lors du séjour avec Ali et Lord Alfred Douglas à Biskra ; le serviteur Ali domine son maître Lord Douglas par son charisme, sa dignité naturelle. Mais outre cette réification, un certain nombre de topoï, de motifs récurrents parcourt l’œuvre gidienne. Nous nous limiterons à Si le grain ne meurt et son roman L’immoraliste. Dans Si le grain ne meurt, évoquant l’Afrique alors qu’il aperçoit ses côtes, il s’exclame :
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« L’Afrique ! Je répétais ce mot mystérieux ; je le gonflais de terreurs, d’attirantes horreurs, d’attente, et mes regards plongeaient éperdument dans la nuit chaude vers une promesse oppressante et tout enveloppée d’éclairs [8][8]Gide, Si le grain ne meurt, Paris, Gallimard « Folio », 1972…. »
7La première apparition de l’Afrique du Nord dans l’ouvrage convoque des motifs qui reviendront par la suite : le mystère, élément indispensable pour provoquer le trouble et le désir, participe du regard exotisant que jette le touriste européen sur les autochtones ; l’usage d’oxymores atteste une tension des sens qui ne tardera pas à s’exprimer en ces terres — en des états contraires, simultanés ou successifs. La coexistence d’états extrêmes signe la découverte de sa sexualité par le jeune Gide. L’Afrique, terre des hyperboles !
8Dans la même séquence, Gide évoque « ce peuple de Mille et une Nuits [9][9]Ibid. » pour désigner les Nord-Africains, suggérant ici encore les notions de mystère, de sensualité, de magnificence, de sentiments violents, et mettant ainsi sous rature le fait colonial par la seule force de son désir et de ses fantasmes. La structure coloniale ne semble exercer aucun rôle effectif. Les paysages, tout comme dans les photographies de Von Gloeden, Pluschöw ou Galdi, sont investis en tant que réservoirs à fantasmes, déconnectés de toute réalité socio-économique ou politique, et coupés de toute temporalité contemporaine, a-temporels ou ramenés du côté de paysages d’avant la faute. Les garçons, dans l’association implicite au mythe de l’Eden préservé, sont mis en scène dans une nature intacte, sauvage, dépassant l’homme — et évoquent en sous-main l’Antiquité qui reposait sur l’harmonie entre les hommes, les Dieux et la nature.
9Un autre motif récurrent dans les textes de Gide est l’indistinction entre les sexes : on parle alors en Europe de troisième sexe, sous les traits de l’androgyne, lequel inspire toute une littérature symboliste ou décadente en cette fin de siècle et déclenche le trouble, terme qui revient sous la plume de Gide.
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« Je me souviens de mon trouble, quelques jours plus tard, lorsqu’il vint dans ma chambre (nous avions quitté l’hôtel et loué, rue Al-Djeriza, un petit appartement de trois pièces), chargé de nos récentes emplettes et commença de se dévêtir à demi pour me montrer comment on se drapait dans un haïk [10][10]Ibid., p. 291.. »
11Les vêtements de l’Autre sont investis par le fantasme occidental et servent l’exacerbation du désir, comme on peut le constater par ailleurs dans les cartes postales coloniales [11][11]Je renvoie au très beau livre de Michel Mégnin, La photo-carte…. L’Algérie est alors transmuée en terre des mythes, en terre du Graal, et Gide la qualifie de « toison d’or [12][12]Si le grain ne meurt, op. cit., p. 285. ». La nature, le paysage correspondent, entrent en résonance avec les émois, les états d’âme, les désirs ressentis par le narrateur et ses comparses. L’une des premières scènes érotiques dans la deuxième partie de Si le grain ne meurt suscite cette assomption du toucher tel que Gide le privilégie dans sa sexualité. Celle-ci est comparable à un jeu, un paradis d’avant la faute (ou d’après la faute, qui est dépassée) et les motifs surinvestis traversent la séquence : « il rejeta au loin sa veste, et se dressa nu comme un dieu [13][13]Ibid., p. 299. ». Un poignard lui permet de se débarrasser de son vêtement : l’Autre, désirable mais différent de soi, jusque dans sa supposée violence — toujours latente — nourrit les fantasmes de l’Européen. Le premier contact suscite les états contraires, la tension des sens : « Son corps était peut-être brûlant, mais parut à mes mains aussi rafraîchissant que l’ombre [14][14]Ibid.. »
12Son roman L’immoraliste paru en 1902, peu après ces scènes de la vie de Gide en Afrique du Nord, investit les mêmes topoï. Une célèbre séquence met en scène le jeune Moktir qui pensant qu’on ne le voit pas, vole de petits ciseaux d’argent et les enfouit dans la manche de son burnous. Ce geste — couvert par le narrateur qui s’en est aperçu — ainsi que la vue de l’épaule nue du garçonnet déclenchent le trouble du narrateur.
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« Je le vis s’approcher sans bruit d’une table où Marceline avait posé, près d’un ouvrage, une paire de petits ciseaux, s’en emparer furtivement, et d’un coup les engouffrer dans son burnous. Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m’emplit alors fût autre chose que de la joie.
[…]
À partir de ce jour, Moktir devint mon préféré [15][15]Gide, L’immoraliste, in Romans, Paris, Gallimard, La Pléiade,…. »
14Le garçonnet arabe déclenche le trouble sensuel du narrateur en étant associé au vol et à un outil contondant, synonyme de violence potentielle. Il lui procure un sentiment grisant de transgression, par procuration et à bon compte. Dans le même roman, un autre garçonnet, Bachir, sort de son capuchon un couteau pour travailler un morceau de bois et en faire un sifflet. L’intérêt du narrateur est alors éveillé et le trouble bientôt déclenché à la vue d’une « mignonne épaule [16][16]Ibid., p. 382. ». Mais la référence à quelque instrument tranchant, arme potentielle, s’accompagne bien souvent de métaphores animalières s’appliquant aux garçons désirés. Le même Bachir, se blessant, suscite ce commentaire de la part du narrateur :
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« [il] sortit son couteau, voulut tailler un bois trop dur, et le fit si bien qu’il s’enfonça la lame dans le pouce. J’eus un frisson d’horreur ; il en rit, montra la coupure brillante et s’amusa de voir couler son sang. Quand il riait, il découvrait des dents très blanches ; il lécha plaisamment sa blessure ; sa langue était rose comme celle d’un chat [17][17]Ibid. ».
16Bachir — toujours — en arrivant chez le narrateur et son épouse Marceline suscite le même type de métaphores : intimidé par la froideur de l’accueil du narrateur, il se blottit contre Marceline « avec un mouvement de grâce animale et câline [18][18]Ibid., p. 381. ». Une autre fois, Bachir accompagnant le narrateur dans sa convalescence, « suivait, bavard ; fidèle et souple comme un chien [19][19]Ibid., p. 388. ». Ainsi, l’enfant colonisé et assujetti au désir de l’adulte étranger fortuné est-il ravalé par le texte au rang de bête, d’animal domestique, soumis et affectueux.
17Le texte de Gide semble donc nier la réalité coloniale — que ce soit sur le plan de la fiction, ou plus gravement, dans un texte se réclamant de l’autobiographie : pour le grand écrivain, les enfants s’offrent, à l’image d’Ashour, « qui s’offrit de lui-même [20][20]Ibid., p. 389. », et ne se prostituent pas. Le désir de Gide s’aveugle —nous ne sommes pas encore à l’heure du Voyage au Congo —même si, dans des saillies lucides, le texte dénonce parfois son propre aveuglement : « je savourais encore leur légère amitié qui ne coûtait qu’un demi-franc par jour » ; « L’enfant, que vous avez fait fuir en entrant, me l’apporte soir et matin, en échange de quelques sous et caresses [21][21]Ibid., p. 471. »). Et s’il sait reconnaître la grandeur de tout individu, le ton qu’il emprunte est peut-être trop grandiloquent pour être honnête.
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« Tout Arabe, et si pauvre soit-il, contient un Aladdin près d’éclore et qu’il suffit que le sort touche : le voici roi [22][22]Si le grain ne meurt, op. cit., p. 348.. »
Jean Sénac : « Il faudra que je donne un jour aussi ma vie privée à la Nation »
19Dans son Journal, Sénac note en mai 1954 : « Il faudra que je donne un jour aussi ma vie privée à la Nation [23][23]Sénac, Journal Alger, janvier-juillet 1954, Saint-Denis,…. »
20C’est dire si l’engagement politique de Sénac ne peut être dissocié de sa quête érotique et esthétique. L’éloge des « citoyens de beauté », artisans de l’Indépendance et de la Révolution nationale, ne peut se départir d’un idéal érotique, d’une recherche de beauté.
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22écrit-il dans « Chant funèbre pour un gaouri » qui entrelace étroitement constat politique déjà désabusé et revendication d’une grâce esthétique que l’amour engendre. Le recueil Citoyens de beauté publié en 1967 atteste cette conjonction : la foi en une Algérie révolutionnaire, appliquant la réforme agraire, s’accompagne d’une célébration du corps des jeunes gens.
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24Le recueil suivant, Avant-Corps, entérine l’affirmation de la composante homosexuelle mais fait davantage : il en fait le fondement d’une poétique dans laquelle le corps joue un rôle majeur. Le poème « Alger, ville ouverte », sans être un poème mettant en scène le désir homosexuel, reçoit profondeur signifiante de la poétique globale qui sous-tend le recueil. La profession de foi du poème (« Ce soir nous déclarons l’Algérie Terre Ouverte / Avec ses montagnes et sa mer, / Notre corps avec ses impasses ») comporte une double entente, une double dimension. Qui proclame une hospitalité inconditionnelle pour sa patrie ne peut que l’expérimenter par son corps même. Le degré d’ouverture d’une nation s’accompagne pour Sénac d’une disponibilité des corps, d’un éveil poussé à l’extrême des sens — cela, en vue de réaliser le Corps Total. Quête dont il enregistrera l’échec pathétique dans le recueil dérisions et Vertige. Le recueil précédant Avant-Corps dans le même volume, Poèmes iliaques, met en place une théorie du corpoème, poétique qui envisage des liens indissolubles entre le poème et le corps de l’amant. Mieux : une circulation idéale de l’un à l’autre jusqu’à la fusion. Les Poèmes iliaques font de Poésie incarnation, tentent de matérialiser le poème. Que le Verbe se fasse chair. Que la chair soit délire verbal.
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26La poésie délègue alors ses pouvoirs et avoue son impuissance : le cinéma et la danse semblent les seules expressions dignes de l’être aimé. C’est adhérer au credo promu par Pasolini : traduire la Réalité par la Réalité. Tout en sachant dans le cas de Sénac que l’amant restera plus fort que le poème. La quête du corpoème ne peut qu’aboutir à une impasse sous le poids de son impossible exigence. Déjà en 1953 Sénac écrivait :
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28Un an après la rédaction des poèmes d’Avant-Corps, durant l’été 1967, le poète rédige une plaquette qu’il ne voulut jamais publier de son vivant tant ce cri de rage et de désespoir jetait un voile sur sa foi, ses engagements, tout ce à quoi il avait cru en luttant pour l’indépendance de l’Algérie. Ce recueil, Le Mythe du sperme-Méditerranée, est rédigé en trois jours, du 25 au 27 août 1967 et exhausse l’homosexualité comme mode radicalement subversif contre une société « si abominablement chatte [28][28]Ibid., « Contre », p. 544. ». C’est l’avènement en ces pages d’une homosexualité noire, selon le terme de Guy Hocquenghem, nihiliste, jusqu’au-boutiste, suicidaire. Orgiaque. Une homosexualité révolutionnaire.
29L’homosexualité est dans ce recueil une triple attaque contre un ordre social, un ordre familial et un ordre religieux. Il s’agit de contester le patriarcat oppresseur qui sévit dans la société algérienne et de s’inscrire en faux contre l’ordre de la reproduction systématisée, tributaire d’une morale religieuse et d’un totalitarisme social dont le poète dénonce toutes les hypocrisies.
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31Sénac compose un mythe, une légende (legenda : ce qui doit être lu), et se fait martyr, saint laïc, victime d’une sexualité dionysiaque. Le poète risque son va-tout :
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33Les sexes voyous donnent naissance à une écriture inédite, une œuvre inattendue prenant appui sur le corps du poète, qui devient et accepte de devenir la surface exutoire à toutes les frustrations, tous les refoulements. Même si ce sacrifice ne peut éviter l’interrogation amère, désespérément aiguë :
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35C’est alors la perte dans le nombre, la multiplication effrénée des partenaires (il convient de lire à ce propos « Chant de transfiguration [32][32]Ibid., « Chant de transfiguration », p. 658. », qui fonde l’acte poétique depuis la procession des noms des amants. Leur nom même est poème), l’étourdissement dans le plaisir désormais brandi comme un étendard, un titre de noblesse, un équilibre retrouvé au cœur du déséquilibre.
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37Le Mythe du sperme-Méditerranée constitue le dernier soubresaut — orgasmique — de la Chair tout autant que le constat cynique et désabusé d’une faillite des idéaux de la Révolution algérienne et l’amertume du poète de ne pas se voir reconnaître le statut d’Algérien par ses compatriotes. C’est une dénonciation sans appel du cloaque pavoisé [34][34]Ibid., « Racaille ardente (Préface à vaincre II) », p. 705. que l’Algérie libre est devenue et à ce titre, le recueil ne sera publié qu’en 1984, Sénac n’envisageant pas de faire paraître ce terrible réquisitoire de son vivant.
38Le recueil ultime, dérisions et Vertige, conduit la logique du corpoème à son terme. Dans la lignée des poèmes dits lettristes, le « poème du lecteur » et l’« action du lecteur » rendent toute création poétique vaine, dérisoire eu égard à ce désir de communion avec l’autre, mêlé d’une volonté de lui faire toute la place, de lui laisser le champ libre. Et renouent avec une écriture organique en lieu et place de l’écriture usuelle.
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40Cet ultime recueil est par ailleurs partagé entre une sexualité noire, impuissante et une sexualité triomphante, emplie de foi sereine, dans laquelle le corps de l’amant est voie d’accès à toutes les Amériques. Cartographie fabuleuse.
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42Les derniers poèmes longtemps restés inédits, dans le naufrage généralisé de l’Algérie révolutionnaire, représentent les derniers remparts dans le corpus poétique contre l’effondrement du poète lui-même. Un fétichisme des zones érogènes envahit alors les poèmes tandis que la langue poétique, à bout de souffle, suffoque, manque de mots face à l’expression des désir et plaisir du jeune amant. Et sombre dans la blancheur de la page que l’autre peut encore tacher. Les livres, les symboles de la culture sont appelés à disparaître sous le poids des sous-vêtements, substituts érotisés du corps aimé. Expression du désir débarrassé de la retenue judéo-chrétienne inculquée par la civilisation.
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44Une autre rythmique se met en place, accordée à la respiration de l’autre, aux pulsations de son désir impérieux, de sa présence indéniable. Le poème n’a plus qu’à s’effacer devant la royale énigme de l’autre. Le poème même est recouvert par la signature de l’aimé. Le dernier mot du poème l’impose et lui laisse l’initiative : de lui dépend la poursuite du poème. Jaillissement vital du désir.
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Coda
46Gide a découvert les rivages d’Afrique du Nord, habité d’images de la Méditerranée antique qu’il cherchait à projeter sur le Maghreb colonisé, et jetant sur les populations autochtones un regard empreint des préjugés de sa « race » et de sa classe. La séduction des jeunes garçons locaux résultait chez Gide d’une stratégie de prédation qui, avant la prise de conscience du Voyage au Congo (1927), l’empêche de percevoir de façon aiguë le caractère inique du rapport colonisé/colonisateur, rapport que reflètent les relations érotiques que connut le futur Prix Nobel au Maghreb, et cela par le biais d’un lexique spécifique, connoté, et d’un réseau de métaphores également orienté.
47Né deux générations plus tard en Algérie coloniale dans un milieu défavorisé de petits Blancs, Sénac commença à fréquenter « les Arabes » dès 1950 et à comprendre leurs revendications nationalistes. La similarité de condition qu’il ressentit avec les Arabo-berbères alors en lutte pour leur indépendance, le préserva de tels préjugés et le gagna même à la cause algérienne qu’il fit très tôt totalement sienne. Sans oublier l’éducation iconoclaste qu’il reçut de sa mère, qui apprit à ses deux enfants à toujours respecter les Arabes et à ne pas les percevoir sous un jour « exotique ». Cet engagement ne peut être dissocié pour Sénac d’un désir de fusion avec son autre le plus proche, l’Algérien qui le tient pour un éternel « gaouri ».
48Le regard extérieur et fasciné de Gide comme le regard de l’Autre extérieur que fut Sénac commanda pour l’un comme pour l’autre leur sexualité — et plus précisément : le mode spécifique d’expression de cette sexualité.
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