Les récits des personnes ayant séjourné dans les CRP enregistrés dans la région de Cherchell confirment les principales conclusions qui se dégagent de travaux antérieurs. Ils illustrent parfaitement ce qui a pu se passer ailleurs sur le territoire algérien pendant ces années de guerre.
2La guerre d’Algérie a non seulement occasionné des pertes humaines et des traumatismes mais a aussi engendré d’importants déplacements de population. En plus des migrations spontanées et des exodes consécutifs aux opérations de guerre, les autorités militaires ont organisé dès le début de la guerre, des déplacements de population (petits paysans des régions montagneuses) vers les zones côtières ou vers les postes militaires implantés en montagne. À partir de 1958, ces déplacements ont été systématisés. Intégrés à une stratégie antiguérilla, ils ont pris une envergure considérable. Les zones d’insécurité sont rapidement transformées en zones interdites et les terres agricole deviennent inaccessibles, privant les populations déplacées de leurs maigres ressources.
3Les actions de déplacements de population organisées par l’armée française se sont faites dans la surprise et dans l’urgence, en quelques jours, et même parfois en à peine quelques heures. Les futurs regroupés ne pouvaient emporter que quelques affaires et biens de nécessité. Chassés hors de leurs murs, ils ont assisté à la destruction de leurs maisons.
4Les regroupements participaient d’une stratégie visant à combattre l’ALN, l’armée française considérant que les combattants algériens comptaient sur l’aide de la population. Sur ce plan, ils sont en totale opposition avec les centres de colonisation qui eux étaient des instruments de conquête et étaient destinés aux populations européennes qui s’installaient en Algérie (Kateb, 2001). En effet, il faut préciser que le règlement des séquestres aboutit au rachat de leurs terres par lesdites tribus et à l’abandon par chacune d’elles d’un cinquième des terres d’un seul tenant. Ces terres servirent d’assiette foncière aux centres de colonisation de Gouraya1, Marceau (actuellement Menaceur) et Villebourg (aujourd’hui Larhat) : « Les territoires dont l’État était devenu possesseur à la suite de l’apposition, soit du séquestre collectif soit du séquestre nominatif, ont été utilisés pour la plus grande partie, pour les besoins de la colonisation (Dor, 1895) ».
5Élaborés comme faisant partie intégrante de la stratégie de guerre, les centres de regroupement se sont étendus sur une bonne partie du territoire. Puis, la publication du rapport Rocard en 1959 a eu pour effet de révéler les conditions de vie dans ces camps et a permis une certaine inflexion de la politique de regroupement. Les camps étaient sous autorité militaire jusqu’en 1959 et passent à partir de cette date, sous celle du Délégué général du gouvernement en Algérie, à l’époque, Paul Delouvrier. Ce dernier considère que la victoire ne peut être acquise sans le ralliement des populations. Il préconise une transformation du monde rural comme complément au CRP. L’idée qui se profile à l’époque est de faire des centres de regroupement « une étape vers le village, unité sociologique viable et symbole des progrès du Bled (Rocard, 2003[1959]) ». Ce qui fut appelé les « mille villages à édifier ». Paul Delouvrier fut chargé de la mise en œuvre du plan de Constantine (1959-1963) une sorte d’équivalent d’un plan Marshall pour l’Algérie. Il prévoyait un vaste plan de construction de logements, la scolarisation totale de tous les enfants en 1966 et la rénovation du monde rural à travers les « mille villages » (Faivre, 2009).
6Ces regroupements, outre qu’ils ont touché une fraction importante de la population, n’étaient pas géographiquement limités. Ils ont concerné l’ensemble du territoire algérien et ont d’une certaine manière accentué et accéléré des tendances migratoires qui s’étaient développées dans les décennies antérieures. Ils ont été le prolongement des actions menées par les opérations de cantonnement, le sénatus-consulte de 1863, la loi Warnier de 1873 et les lois foncières qui ont suivi. En effet, les regroupements font suite aux opérations de cantonnement2des tribus (1851-1862), aux effets de l’application du sénatus-consulte3 de 1863 sur la propriété foncière en Algérie, et aux opérations de séquestre des terres4 (Kateb, 2001). « Perturbé jusqu’au plus intime de lui-même par les regroupements et les lois foncières du xixe siècle, le peuple algérien allait l’être plus violemment encore par l’intrusion brutale des centres de regroupement de la guerre de révolution. » (Cornaton, 1998, p. 53.)
7Au-delà de l’expropriation des terres et de leur appropriation au profit des populations nouvellement installées en Algérie, les opérations foncières de la colonisation ont participé grandement à la déstructuration du monde rural algérien. Les CRP sont de ce point de vue de même nature. Comme dit précédemment, les regroupements de la décolonisation ont concerné la fraction de la population qui était retranchée dans des régions montagneuses, difficiles d’accès. Bien que soumise à l’impôt et aux contrôles tatillons et à la taxation des services des forêts, cette population conservait une certaine autonomie et une maîtrise de sa vie quotidienne.
8Si les premières opérations foncières ont engagé le processus irrémédiable de dislocation de l’organisation sociale traditionnelle, ayant pour base la tribu, et ont touché au genre de vie de la population, les regroupements de population de la décolonisation ont engagé dans les campagnes un bouleversement profond de leur mode de vie. Le processus de destructuration de la famille de type patriarcal pour lui substituer le ménage moderne s’est considérablement accéléré pendant cette période. L’ensemble des modèles de consommation y compris celui du logement en ont été profondément affectés. C’est ce que confirme Cornaton : « Nombre de fellahs algériens préfèrent l’esthétique de la maison en parpaing aux qualités isothermiques du gourbi et aspirent avant toute chose, à habiter une maison en dur » (Cornaton, 1998, p. 600-601). Lesne résume parfaitement les conséquences brutales d’une action qui selon de Planhol se serait étalée ordinairement sur plus d’un demi-siècle : « Le déracinement géographique et le dépaysement social ont occasionné non seulement des misères matérielles souvent tragiques, mais des ruptures de toutes sortes […]. La coupure brutale avec l’univers habituel, sans l’apport de conditions économiques nettement supérieures aux anciennes, ne peut qu’aboutir à des traumatismes profonds et stériles. Certes les structures traditionnelles qui ont déjà subi tant de rudes coups, se sont toujours révélées extrêmement vivaces. Mais le choc est ici particulièrement violent. Manipulées, étroitement contrôlées, devenues dépendantes par l’assistance ou la précarité de leurs ressources, les populations regroupées se sentent irresponsables et se révèlent impuissantes à agir… À côté des manifestations de cet état d’esprit passif, conséquence des chocs subis et du contexte politique, on peut relever par contre les signes d’une mentalité devenue revendicatrice, s’exprimant aussi bien dans le refus de participer que dans le sentiment de droits acquis consécutifs au caractère obligatoire des regroupements » (Lesne, 1962, 567-601).
9Il exprime par là le fait que ces regroupements ont entraîné des modifications dans la mentalité des populations concernées ; habituées traditionnellement à affronter, avec des succès divers, les difficultés de la vie, elles se sont transformées en populations incapables de répondre à leurs besoins et en attente de solutions extérieures aux problèmes posés par la vie quotidienne. Les regroupements ont accéléré les bouleversements sociaux en Algérie (monétarisation des populations du bled, développement du salariat, régression de l’agriculture de montagne et exode vers la périphérie des villes).
10Au niveau de l’individu, ils ont contribué à l’éclatement des communautés à base généalogique en les coupant du passé et de leurs traditions ; mais, surtout, ils ont développé chez un grand nombre de regroupés l’attentisme et l’immobilisme social. Une bataille perdue d’avance, vu l’ampleur des regroupements de population et leur poursuite, malgré des moyens financiers insuffisants pour ne serait-ce que maintenir le niveau de vie des populations à la situation précédant les CRP. Ce processus ne pouvait que fatalement mener à l’échec.
11Quelque 55 ans après la fin de la guerre, ces témoignages sont là pour rappeler que les camps de regroupement ont non seulement bouleversé les traditions rurales des zones montagneuses d’Algérie, mais ont constitué de véritables ruptures dans les trajectoires de vie. Ils constituent une richesse qui reste encore à exploiter, notamment sur le devenir des enfants qui ont vécu cette guerre. Ils invitent à aller plus loin dans l’exploration d’autres populations d’exilés, comme celle des rapatriés et de leurs descendants, ouvrant ainsi des perspectives aux nouvelles générations d’historiens.
NOTES
1 Les centres de colonisation de Gouraya sont créés en 1873, ceux de Fontaine-du-Génie en 1880, de Villebourg en 1881 et Dupleix en 1896.
2 Les opérations de cantonnement ont débuté en 1851 et se sont terminées avec l’application du sénatus-consulte de 1863 sur la propriété foncière. Leur objectif était de récupérer des terres au profit de la colonisation en délimitant les surfaces appartenant à la tribu, d’où le nom de cantonnement ; on a cantonné les tribus sur des portions de territoires qu’elles occupaient précédemment. Le cantonnement a concerné seize tribus qui avaient l’usage de 34 300 hectares de biens arch (collectifs) dont l’État a récupéré près d’un sixième. Ces cantonnements ont été de véritables opérations de refoulement de la population : ces tribus furent déplacées hors de leur territoire sur des terres moins fertiles (Kateb, 2001).
3 Selon M. Laynaud (directeur des Domaines d’Alger), la première phase d’application du sénatus-consulte de 1863 s’est achevée en 1870 ; elle a concerné 372 tribus qui avaient été réparties en 667 douars. Au total, les différentes lois foncières ont concerné 702 tribus qui ont servi à constituer 1 189 douars ; 17 millions d’hectares ont été délimités, 5 millions d’hectares « francisés » et par conséquent cessibles aux Européens (Laynaud, 1900). L’opération a rapporté à l’État un million d’hectares de terres agricoles, les plus fertiles naturellement, qui serviront dans la décennie suivante, avec les terres objets du séquestre, à la relance de la colonisation officielle avec concession gratuite. Le sénatus-consulte a bien été, pour reprendre les termes de Xavier Yacono, « un instrument efficace de dépossession des tribus de leurs terres collectives » (Yacono, 1993).
4 Quant aux terres séquestrées, qui couvraient 529 242 hectares dont 308 225 n’ont pas été admises au rachat, elles avaient une valeur de 9,6 millions de francs. L’administration française a récupéré 4,1 millions à travers le rachat d’une partie des séquestres.
https://books.openedition.org/ined/17880
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