L’avocat de « Charlie Hebdo » et le recteur de la Grande Mosquée de Paris confrontent, dans un entretien au « Monde », leurs visions de la religion musulmane et s’accordent sur la nécessité de séparer foi et politique.
Ils se sont autrefois opposés dans le prétoire. Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, défendait en 2006 l’hebdomadaire satirique face à Chems-Eddine Hafiz, conseil de la Grande Mosquée de Paris, lequel avait déposé plainte après la publication des caricatures de Mahomet. Une action dont le but « était surtout pédagogique », s’est justifié celui qui est devenu entre-temps recteur de la mosquée du Quartier latin : face aux manifestations de protestations qui éclataient à l’étranger, il s’agissait de « montrer qu’en France la justice est là pour arbitrer ». Aujourd’hui, les deux hommes de loi ne font pas mystère de leur estime réciproque et entendent défendre une même cause : le combat pour que la religion musulmane en finisse avec le fondamentalisme. Chems-Eddine Hafiz est d’ailleurs l’auteur du Manifeste contre le terrorisme islamiste (Erick Bonnier, 2021). Quant à Richard Malka, il vient de publier le Traité sur l’intolérance (Grasset, 96 pages, 12,50 euros). Loin de la diatribe à laquelle on aurait pu s’attendre, l’opuscule est un plaidoyer pour le savoir et la nuance, dans lequel l’auteur laisse transparaître en filigrane l’« affinité particulière » qu’il ressent pour la culture arabe.
Richard Malka, vous avez commencé votre plaidoirie du procès en appel de « Charlie Hebdo » en désignant « la Religion » comme accusée. Mais plutôt que de viser l’islam en bloc, vous prenez soin de distinguer un « islam des lumières » et un « islam des ténèbres ». Qu’est-ce à dire ?
R. M. : Pour préparer cette plaidoirie, j’ai fait un long voyage en islam, sujet autour duquel je tournais depuis quinze ans. Ce faisant, j’ai découvert deux visions de l’islam qui coexistent depuis l’origine de cette religion, et qui se sont opposées parfois très violemment. La première, que l’on appelle l’« islam des lumières », est celui de la raison, de la liberté, du savoir ; c’est l’islam qui, pendant des siècles, a dominé et préservé les lumières quand l’Occident était, lui, dans l’obscurité : c’est l’islam de Rhazès, l’un des pères de la médecine, de Geber, le père de la chimie, du philosophe Al-Farabi. C’est évidemment celui d’Avicenne, d’Averroès, d’Ibn Arabi et de tant d’autres. Mais il y a un autre islam, celui de la soumission, de la violence, de la terreur, d’un carcan de règles figées au VIIᵉ siècle et qui ne correspondent en rien à l’évolution du monde. Cette controverse est toujours d’actualité, en particulier en France, où le principe de laïcité rejette la radicalité religieuse peut-être davantage que dans d’autres pays. Il revient à chaque musulman de faire le choix de sa vision de l’islam.
Je pense, et en tout cas j’ai l’espoir, que l’islam des lumières représente l’avenir de cette religion. Un islam qui réfléchit, y compris sur lui-même. Un islam qui sait que, selon le Coran, « il n’y a pas de contrainte en religion », une vision complètement révolutionnaire au VIIᵉ siècle. Pourquoi n’est-ce pas ce paradigme-là qui fonde la lecture de l’islam ? Pourquoi lit-on l’islam à l’aune du verset de l’épée, qui sert d’argumentaire au djihad, et non à celui de l’absence de contrainte en religion ? Pourquoi tant de musulmans ignorent-ils que, dans le Coran, il n’est nullement prévu de condamnation à mort pour ceux qui se moquent de l’islam ? Pourquoi ne sait-on pas que les hadiths [recueil des paroles prêtées au Prophète] disent tout et son contraire, et que des dizaines de milliers d’entre eux ont été reconnus comme faux ou posent des problèmes d’authenticité ? Pourquoi n’historicise-t-on pas l’islam, à travers l’étude du personnage historique qu’est Mahomet et celle du Coran ? Ce sont des questions essentielles. Dans quelles conditions les versets ont-ils été prononcés ? L’historicisation s’oppose à l’autre vision de l’islam qui consiste à tout sacraliser, ce qui ouvre la voie à l’idolâtrie, celle qui permet la confiscation de l’islam par les radicaux. La clé pour y échapper, c’est la liberté de critique. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris écrivait lui-même cet été, dans sa lettre ouverte à Salman Rushdie : « Le jour où nous comprendrons que la critique de l’islam n’affaiblit en rien notre foi, commencera alors une nouvelle étape vers un possible progrès. » On ne peut pas laisser la définition de l’islam être dictée par un pays qui dissout un journaliste dans l’acide. Mais c’est pourtant la tendance actuelle. Est-ce cela, l’avenir souhaitable de l’islam ?
Chems-Eddine Hafiz, en tant que représentant d’une institution musulmane, ne trouvez-vous pas cette distinction entre bon islam et mauvais islam un peu trop manichéenne ?
C.-E. H. : L’expression « islam des lumières » reflète un passé qu’il faudrait mieux connaître, mais elle incarne surtout l’essence de l’islam, ses grands principes. L’islam est lumière. Il ne peut exister d’« islam des ténèbres ». Je préfère établir une distinction entre l’islam religion et l’islamisme, idéologie politique. Pour moi, les deux sont totalement distincts, même si l’idéologie politique forge son discours à partir des textes religieux. C’est toute la difficulté que nous avons : distinguer la lecture religieuse d’un texte sacré des lectures qui ne le sont pas. Pour cela, il faut rappeler que la révélation coranique s’est déroulée pendant une période de vingt-trois années ; la notion de contextualisation est importante.
Un autre élément fondamental concerne la traduction des termes employés dans le Coran. A l’époque de la révélation, la langue arabe n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui ; sa grammaire a commencé à être fixée un siècle après, d’où des ambiguïtés sur le sens de certaines phrases ou mots. Selon moi, des interprétations erronées ont complètement travesti le message divin et c’est à partir d’elles que des hommes ont créé, essentiellement pour des raisons de pouvoir, des courants de pensées auxquels l’islamisme s’est greffé. Prenons un exemple. L’interprétation du verset qui autorise prétendument un homme à frapper sa femme est sans doute erronée ; car, si le verbe employé comporte l’idée de frapper, il signifie aussi « mettre à l’écart ». Ce verset veut peut-être tout simplement dire que, en cas de désaccord, l’homme doit éviter sa femme. Le Coran propose une stricte égalité ontologique entre l’homme et la femme ; Khadija, l’épouse du Prophète, lui a d’ailleurs donné confiance dans sa mission de prophète. Ce n’est pas l’islam mais le système patriarcal qui, usant d’interprétations erronées, a par la suite été construit pour la dominer.
En résumé, je considère qu’à l’origine il n’y a qu’un seul islam, et que par la suite, certaines déviations ont été prises dans la recherche de pouvoir du gouvernant sur les gouvernés, de l’homme sur la femme, du croyant sur le non-croyant, etc. Les islamistes sont les héritiers de ces déviations.
La Mosquée de Paris a assigné l’écrivain Michel Houellebecq en justice, à la suite de ses propos tenus lors d’une discussion avec Michel Onfray. Jusqu’où peut aller la liberté de critique ?
C.-E. H. : Michel Houellebecq a tenu des propos d’une violence inouïe contre les musulmans de France. En les qualifiant de « voleurs » et d’« agresseurs » qui n’ont pas leur place dans la société française et en les opposant aux « Français de souche », il leur dénie leur citoyenneté. Cette essentialisation est inadmissible. Le législateur a prévu des limites à la liberté d’expression. Ce droit fondamental est exercé dans un cadre légal et tout dépassement engendre des sanctions judiciaires. Voilà pourquoi j’ai saisi les tribunaux. Mais le 5 janvier, à la suite de la proposition du grand rabbin Haïm Korsia, j’ai rencontré Michel Houellebecq, soucieux de ne pas fermer la porte au débat. Il a reconnu que ses propos étaient ambigus et a déclaré qu’il allait les reformuler pour une prochaine édition. J’ai donc convenu de suspendre le dépôt de la plainte jusqu’à la publication des textes modifiés.
R. M. : Michel Houellebecq est passé de la critique d’une religion – ce qui relève du droit absolu de chacun et ce pour quoi il a été relaxé par le passé – à la mise en cause d’un groupe de personnes, les musulmans, leur religion, ce qui peut relever des lois contre le racisme. Est-ce qu’en prêtant des souhaits aux « Français », il réalise une prospective ou une fausse distanciation rhétorique ? C’est une appréciation délicate. Mais, lorsque l’on est l’écrivain français le plus lu au monde, il me semble qu’on a l’obligation de ne pas hystériser des débats complexes par des généralisations qui n’ont aucun sens. Je ne sais pas ce que sont « les Français » et « les musulmans », dans le contexte où il emploie ces termes. Entre complaisance à l’égard de l’islamisme et raccourcis sur les musulmans, il y a quand même une troisième voie possible.
Richard Malka, vous dites que « les islamistes trahissent le Coran », qu’« il y a une place pour le libre arbitre, pour l’interprétation » dans l’islam. Est-ce le rôle d’un avocat de disserter sur la religion ? Ne devrait-il pas se concentrer sur le droit ?
R. M. : C’est le rôle de tout un chacun de s’intéresser à une religion pratiquée par 1,8 milliard de personnes. Le Coran parle de l’humanité entière : des musulmans, des chrétiens, des juifs, des polythéistes ou des mécréants qui, en retour, peuvent donc bien s’y intéresser. Dans les premiers siècles de l’ère musulmane, les juifs comme les chrétiens participaient d’ailleurs à l’interprétation du Coran et cela ne choquait personne. Il se trouve, par ailleurs, que je plaidais dans une affaire où le crime était commis au nom du prophète Mahomet, aux dires des terroristes. Pour aller au fond des choses, il fallait donc oser briser des tabous, mais en s’écartant des préjugés que l’on peut avoir quand on n’a pas étudié l’islam. Cela m’a amené à proposer cette lecture.
Seuls les musulmans décideront de ce que sera l’islam mais ce débat nous concerne tous. S’il y a forcément une part d’irrationnel dans une croyance, je pense que l’on ne devrait pas pouvoir concevoir une religion en dehors de la raison, comme le disait en substance Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne. Sinon, on s’engage dans une voie nécessairement toxique menant à l’obscurantisme, au fanatisme et aux privations de libertés. Ainsi, la question de la nature du Coran – susceptible d’être interprété ou pas selon qu’il est considéré comme la parole de Mahomet ou celle de Dieu directement – constitue une question centrale sur laquelle on disserte depuis quatorze siècles ; c’est la ligne de fracture qui existait, au Moyen Age, entre les mutazilites, représentants d’une école musulmane hyperrationaliste, et les hanbalites, ancêtres des wahhabites et des salafistes qui ont donné naissance à une vision radicale et sectaire de l’islam.
Je comprends la réticence de Chems-Eddine à l’usage d’adjectifs pour parler d’islam. Ma crainte, c’est que ce qu’il appelle l’« islamisme » devienne l’orthodoxie. Au fond, nous disons tous les deux qu’il y a deux islams mais, quel que soit le nom qu’on leur donne, il y a un combat à mener pour faire prévaloir l’islam du savoir et de la spiritualité face à l’islam sectaire et politique. On manque sérieusement d’intellectuels musulmans diffusant une exégèse éclairée et accessible, alors que les tenants de l’islam sectaire écrivent beaucoup, souvent n’importe quoi et pour le plus grand nombre. Voltaire avait raison : « Il est honteux que les fanatiques aient du zèle et que les sages n’en aient pas. » Les sages doivent avoir du zèle pour défendre leur vision de la religion.
Le travail de pédagogie à entreprendre pour mieux faire connaître aux musulmans la richesse des débats théologiques de leur tradition n’est-il pas complexe à mener, entre la nécessité de ménager la base des croyants, attachés à une tradition que certains considèrent immuable, et la volonté de tenir un discours progressiste ?
C.-E. H. : Je ne cherche pas à ménager quiconque, bien au contraire. Les musulmans dans leur majorité ont soif de mieux comprendre leur religion, de mieux pouvoir l’expliquer aux autres, pour qu’elle soit aussi mieux respectée. En même temps, Richard Malka a raison, l’islam ne concerne pas que les musulmans. Je voudrais m’inspirer du mouvement de la Nahda (« l’éveil »), lancé au XIXe siècle par les penseurs Mohamed Abduh et Sayyid Al-Afghani, qui s’étaient rencontrés à Paris et voulaient proposer un renouvellement de la pensée de l’islam tout en préservant son dogme. Plus tard, Abduh a été grand mufti d’Egypte. C’est là la preuve que nous avons les instruments intellectuels, à Paris, pour reprendre cette réflexion.
Richard Malka peut participer à ce travail ; après avoir touché du doigt le discours islamiste, il ne cherche pas à dénigrer l’islam mais à relever le débat. Il faudrait pouvoir traduire en français Mohamed Abduh et d’autres, conduire un vrai travail de vulgarisation. Il ne s’agit bien sûr pas pour moi de diluer mes responsabilités ; en tant que recteur, je fais mon job, et les imams dont j’ai la responsabilité le font aussi. Mais ce travail nécessite le soutien des élites et de faire travailler ensemble musulmans, juifs, chrétiens, libres penseurs ou athées sur la place de l’islam dans la société française. Qu’au moins nous puissions tous être d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction à être citoyen français et musulman.
Les intellectuels musulmans vivant dans un contexte laïque pourraient en effet jouer un rôle crucial. Mais la perte d’influence de l’Eglise catholique en France ne risque-t-elle pas de donner l’impression aux pourfendeurs de la laïcité que cette réflexion aboutit à affaiblir le discours religieux ?
C.-E. H. : Je ne pense pas que la laïcité soit une cause d’affaiblissement des religions. Là où vous avez raison, c’est que les islamistes se sont approprié cette notion en l’assimilant à l’athéisme. Par conséquent, dans le subconscient de certains musulmans – y compris en France –, la laïcité est une forme d’athéisme. Cela fait partie des défis pédagogiques que nous devons relever.
Malheureusement, la faiblesse de nos structures musulmanes ne permet pas de donner aux enfants une éducation religieuse suffisante et ancrée dans la société française. Ce qui fait que bien des musulmans français ne disposent pas des instruments pour se prémunir contre les visions dévoyées de leur religion. Le gouvernement a eu raison de fermer certaines écoles coraniques enseignant une vision erronée de l’islam. Mais j’aimerais qu’on comprenne la nécessité de l’éducation religieuse comme l’on réhabilite l’apprentissage de la langue arabe. Pouvoir s’immerger dans les œuvres majeures de littérature arabe, ce serait donner aux jeunes musulmans des éléments qui élargissent leurs horizons vers le vivre-ensemble. Aujourd’hui, l’enseignement de l’arabe est corrélé à celui de l’islam, alors qu’il faudrait pouvoir l’apprendre indépendamment, pour qu’ensuite la langue, la culture, l’histoire servent à comprendre la religion.
R. M. : On se rejoint sur la nécessité d’inventer de nouveaux instruments de connaissance. Cela me rendrait très heureux que mon livre soit lu par des musulmans. Je ne me suis évidemment pas inscrit dans une démarche provocatrice. Mon seul souhait est de tenter de faire réfléchir. Puisque nous parlons du grand mufti Mohamed Abduh, je rappelle que, selon lui : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider. » Si seulement on s’en inspirait davantage… Il y a en France la plus grande communauté musulmane d’Europe, qui, dans sa majorité, ne veut que s’intégrer et pratiquer tranquillement. Sauf que ce n’est pas elle qu’on entend.
C.-E. H. : Ce que je dis à mes coreligionnaires, c’est de s’investir dans la vie citoyenne pour faire le bien, ce qui s’accorde avec les valeurs de l’islam, pour parler, exprimer aussi leur malaise, sans chercher à utiliser l’islam à des fins politiques en créant un parti religieux. J’organise régulièrement, à la mosquée, des rencontres entre les imams et des représentants d’autres cultes ou courants de pensée. Brisons les murs de l’ignorance pour pouvoir nous connaître, à l’instar du pape François qui est allé à la rencontre du grand imam d’Al-Azhar ou d’Ali Al-Sistani, leader de l’islam chiite.
R. M. : Lequel Sistani est un farouche défenseur de la séparation de la religion et de l’Etat. Cette pensée existe en islam. Sait-on que les mutazilites ont imaginé les prémices de la laïcité ? Mais, aujourd’hui, le discours de la laïcité, de la libre critique, de la liberté humaine au sein de l’islam n’a plus beaucoup d’avocats.
Justement, quelles personnalités incarnent selon vous cet islam souhaitable ?
R. M. : C’est toute la difficulté. Il y a une infinité d’islams à l’échelle du monde : soufi, malikite, kurde, alévi, chiite… En France, beaucoup d’intellectuels, d’Abdelwahab Meddeb à Mohammed Arkoun ou Malek Chebel, ont porté ce discours. Des voix existent, telle celle de Ghaleb Bencheikh, mais c’est comme si elles ne pénétraient pas vraiment. Peut-être parce que ces intellectuels – qui expriment une pensée courageuse sur le voile, l’homosexualité, les juifs, le blasphème, l’apostasie ou la libre conscience – n’ont pas le bon langage, souvent trop érudit ou universitaire.
C.-E. H. : Beaucoup de musulmans font ce travail et ce depuis le début de la révélation coranique, donnant lieu à des débats exhaustifs entre raison et foi, entre religion, science et philosophie. J’aimerais donner la parole aux imams qui participent à concevoir l’adaptation du discours religieux à la vie moderne, à la société française et à ses lois. C’est ce que ceux de la Grande Mosquée de Paris s’évertuent à faire depuis mon arrivée à la tête de l’institution. Nous devons passer à la phase pratique, car une religion qui ne se base que sur les interdits ne peut répondre aux besoins spirituels de notre époque. Les imams doivent être les architectes de ce chantier d’avenir. Dans notre société où nous avons à vivre ensemble, si nous ne donnons pas les moyens du dialogue, nous allons vers l’échec fatal. Il nous faut retrouver le sens de la fraternité.
Que vous inspire la révolution des femmes en Iran ?
R. M. : Ces femmes rejettent l’islam parce que tout ce qu’elles ont connu de cette religion, c’est la contrainte, l’enfermement, l’absence de liberté. Si l’islam n’est que cela, une partie de la jeunesse ne peut que le rejeter.
C.-E. H. : Les Iraniennes expriment un ras-le-bol. Certaines simplement au sujet du voile, mais beaucoup se posent la question de rester musulmanes face l’islamisme. Je veux dire à ces femmes qu’elles ont raison de réagir de la sorte. Pour moi, la femme est l’avenir de l’islam. Or tout ce qui est esthétique, lumineux dans notre religion n’existe pas dans leur contexte : tout y est péché. L’histoire nous prévient : lorsque les organisations religieuses cherchent à régenter les mœurs de manière autoritaire, elles le paient très cher.
Richard Malka, on ressent, à vous lire, un vif intérêt, voire une tendresse, pour l’islam. « J’espère que cela sera compris comme un message d’altérité », dites-vous à la fin du livre. La rédaction de votre plaidoirie a-t-elle conduit à une évolution de votre perception de l’islam ?
R. M. : J’ai une affinité particulière pour ce sujet, parce que la langue arabe est très présente en moi. C’est la langue de mes parents [juifs originaires du Maroc] et une partie de leur culture, et le Maroc est probablement le pays où j’irais vivre si je devais un jour quitter la France. Par ailleurs, je ne me suis jamais exprimé contre l’islam, mais pour la liberté d’expression et le droit au blasphème. Je suis athée mais réaliste ; dans notre monde, les religions jouent encore un rôle structurant.
J’essaie donc de penser la place des religions. Et cette place est réglée, précisément, par la laïcité, qui n’est pas un concept agressif – c’est une escroquerie de le faire passer pour tel –, mais qui, au contraire, permet une harmonie entre ceux qui croient, ceux qui ne croient pas, une vie ensemble. C’est ce qui nous permet de nous parler tranquillement, comme nous le faisons Chems-Eddine et moi. Nous sommes le symbole de ce que peut produire une société de débat comme la France, d’où un espoir pourrait naître si chacun s’éloignait de l’ignorance et des idées préconçues, islamistes ou nationalistes. C’est la connaissance qui apportera la nuance, la complexité, le doute raisonnable, et qui sera le rempart contre tous les fanatismes et toutes les radicalités. On parle ici de radicalité dans l’islam, mais il y a en a bien d’autres. Le temps est davantage aux radicalités qu’à la nuance dans tous les domaines, y compris politique. J’essaie d’être un avocat de la nuance.
Me plongeant dans l’histoire de l’islam pour préparer ma plaidoirie, j’ai découvert les travaux de l’islamologue Jacqueline Chabbi. On pourrait y passer une vie ; c’est l’histoire de l’humanité. C’est une autre manière de mener le combat, que j’aborde sous un angle qui n’est plus seulement juridique, mais aussi philosophique et culturel. Rejeter une religion dans son ensemble, cela signifierait renoncer à convaincre, renoncer à notre propre humanisme – même si cela doit être un humanisme militant, pour reprendre l’expression de Thomas Mann. Quel est l’autre choix : le conflit violent ? Je préfère combattre pour que l’islam retrouve son âge d’or. Dans les temps difficiles qui se profilent, nous avons besoin des musulmans, qui constituent une part importante de la communauté nationale et une richesse culturelle. Je crois vraiment qu’il peut s’allumer, en France, une étincelle d’universel pour inventer un nouvel islam connecté à sa grandeur passée qui a disparu avec sa radicalisation, car c’est la vocation philosophique de notre pays. La communauté musulmane française est en pleine maturation, et il ne manque peut-être pas grand-chose pour que le déclic se produise.
« La religion est un sujet trop sérieux pour en laisser l’étude aux seuls religieux », déclare Richard Malka dans cet ouvrage, qui reprend pour l’essentiel sa plaidoirie prononcée le 17 octobre 2022 en appel du procès des attentats de janvier 2015. Se revendiquant de l’héritage de Voltaire et des Lumières, l’infatigable défenseur du « droit d’emmerder Dieu » – titre d’un ouvrage précédent – délaisse néanmoins la toge pour se faire historien. Parcourant le temps, il souhaite mettre au jour ce qui, dès les commencements de l’islam, portait en germe les ferments d’une lecture obscurantiste. Puisant notamment dans les travaux pionniers de l’islamologue Jacqueline Chabbi et du politologue Hamadi Redissi, l’avocat montre que les controverses originelles sur la nature du Coran ont scellé deux interprétations opposées de la religion. Deux interprétations qui continuent de s’affronter aujourd’hui.
Si cette incursion dans l’histoire peut de prime abord surprendre, sa lecture se révèle stimulante. Richard Malka parvient à condenser, dans cet ouvrage accessible à tous, les riches débats théologiques que l’islam nourrit depuis toujours, lesquels ne sont souvent connus que d’un public averti. Bien que l’ouvrage n’échappe pas à quelques simplifications, inévitables compte tenu de son format, il évite l’écueil d’essentialiser l’islam à un bloc monolithique et homogène. Connu pour ses prises de position sans concession lorsqu’il s’agit de défendre la liberté d’expression, Richard Malka livre ici une réflexion nuancée qui constitue une introduction efficace à l’histoire de l’islam.
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