PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Cette semaine, à l’approche du Nouvel An berbère du 12 janvier, la question de l’identité amazigh. Occultée par les Etats du Maghreb fraîchement indépendants, elle a été ravivée, notamment en France, par un milieu militant très actif.
La scène, filmée au smartphone lors de la Coupe du Monde de football au Qatar, se passe quelques minutes avant le début du match Maroc-Croatie, le 23 novembre. Des supporters marocains sont bloqués par un agent de sécurité à l’entrée du stade Al-Bayt, à Al-Khor. La raison ? Le drapeau tricolore bleu, vert, jaune, frappé d’un sigle rouge, qu’ils ont en main. L’objet du délit est confisqué. L’incompréhension règne. L’agent, pas très sûr de lui, pense-t-il qu’il s’agit de la bannière arc-en-ciel LGBT + bannie des tribunes et des pelouses ?
« Mais c’est un drapeau amazigh ! Je le jure ! », proteste en arabe un des supporters. Ce jour-là, le drapeau a finalement été autorisé. Comme à chaque match que les Lions de l’Atlas ont disputé, cet étendard, emblème des populations berbères (ou amazighs) d’Afrique du Nord, a été déployé crânement dans le public. Des joueurs l’ont également porté à la fin des rencontres.
La sélection marocaine, qui a réalisé la prouesse historique de devenir la première équipe du continent africain à atteindre une demi-finale d’un Mondial, a été célébrée comme une nation africaine, arabe, mais aussi berbère. Elle a fait entrer dans les stades du petit émirat du Golfe et sur les écrans de la planète cette identité, longtemps occultée, mais présente au cœur du bassin méditerranéen depuis la plus haute Antiquité.
Loin des projecteurs, le drapeau amazigh qui porte en rouge la lettre Z de l’alphabet tifinagh (un trait vertical coupé de deux arcs inversés) est régulièrement exhibé dans les rues nord-africaines. On l’a vu en Algérie, lors du « hirak », le soulèvement populaire de 2019-2021, où l’agiter pouvait pourtant coûter la prison. En octobre 2016, il a été brandi au Maroc, dans le Rif, la principale région berbère, pendant les marches de protestation organisées après la mort d’un vendeur de poisson écrasé dans une benne à ordures. Les insurgés libyens l’ont eux aussi fait claquer au vent à bord des pick-up récupérés à l’armée de Mouammar Kadhafi, lors du « printemps arabe » de 2011.
Partout, les trois couleurs qui représentent la mer, les montagnes boisées et le désert des paysages d’Afrique du Nord ont été le symbole d’une résistance lourde de frustrations sociales. Une résistance plurimillénaire incarnée par des héros et des héroïnes tels que les souverains Massinissa, Jugurtha, La Kahina, la cheffe de guerre Lalla Fatma N’Soumer ou encore le chanteur kabyle Matoub Lounès. Une résistance souvent écrasée mais parfois triomphante.
Le 12 janvier, le Nouvel An berbère, Yennayer, sera célébré. Pour les Imazighen (« les hommes libres »), c’est l’occasion d’échanges de vœux (on se souhaite « Assegwas ameggaz ») et de réjouissances culinaires. Les plus attachés aux traditions s’adonnent à des rites mystérieux pour accueillir les bons esprits et se protéger du mauvais sort. Inscrit à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel depuis 2020, Yennayer est également fêté dans plusieurs villes en France sous l’impulsion de nombreuses associations franco-berbères.
Cette date correspond au premier jour du calendrier julien basé sur le cycle solaire, proche du cycle des saisons agricoles, utilisé dans la Rome antique. Cette célébration, qui marquera le passage à l’année 2973, est néanmoins une création récente. Elle sort de l’esprit d’un militant berbère qui, en 1984, cherchait un fait historique pour en faire le point zéro du calendrier berbère, un équivalent de la naissance du Christ pour les chrétiens ou de l’exil du prophète Mahomet vers Médine pour les musulmans. Le 12 janvier commémore donc l’accession au trône d’Egypte, vers 950 avant notre ère, du roi libyque Sheshonq Ier auquel on prête de vagues origines berbères. Ce général, parmi les plus puissant de l’Egypte pharaonique et dont le nom est gravé sur le Grand Sphinx du musée du Louvre, est le fondateur de la XXIIe dynastie qui régna deux siècles durant.
Panarabisme
Au-delà de l’aspect festif, cette célébration à caractère laïc est aussi l’occasion d’exprimer une forme de revendication identitaire qui passe par la culture, les traditions et la langue pour une trentaine de millions de berbérophones dans le monde. Obtenu après des décennies de lutte contre le pouvoir, le Nouvel An berbère est depuis 2018 une fête nationale chômée et payée en Algérie, qui compte 10 millions de berbérophones, environ un quart de la population. La majorité vit en Kabylie, à l’est de la capitale Alger. Au Maroc, où plus de la moitié de la population revendique un héritage amazigh, de nombreuses voix réclament de rendre férié ce jour du Nouvel An dans le royaume – ceux des calendriers musulman et grégorien le sont déjà.
Les Berbères, qui occupaient jadis un vaste territoire allant de la vallée du Nil aux îles Canaries, ont une place à part au Maghreb. Minoritaires et longtemps marginalisées, ces populations originelles ont été soumises à la domination depuis la nuit des temps, de Carthage et Rome jusqu’à la colonisation française en passant par la conquête arabe du VIIe siècle et l’Empire ottoman. Au prix d’une lutte constante, et malgré l’arabisation progressive de l’Afrique du Nord, leur culture, transmise oralement, a survécu à travers les siècles.
Paradoxalement, les décolonisations n’ont pas favorisé l’émergence de la spécificité berbère. Elles ont marqué, au contraire, son effacement du champ social et culturel. Dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les pays nord-africains ont demandé l’aide des nations du Moyen-Orient contre le colonialisme français et enterré les aspirations de pluralisme linguistique. « Le prix à payer exigé par l’Egypte et la Ligue arabe pour les assister politiquement, idéologiquement et militairement a consisté à ce qu’ils se placent sous la bannière du nationalisme arabe », écrit Pierre Vermeren, historien spécialiste du Maghreb, dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé « Comment peut-on être Berbère ? Amnésie, renaissance, soulèvements » (Editions Riveneuve, 2022).
D’autre part, les dirigeants nationalistes des nouveaux Etats ont adopté la conception jacobine de l’unité nationale telle qu’elle a été élaborée en Europe. L’Algérie indépendante en 1962 ne reconnaît ainsi que l’identité arabo-islamique et fait de l’arabe la seule langue nationale et officielle. « Nous sommes des Arabes, des Arabes, 10 millions d’Arabes. […] Il n’y a d’avenir pour ce pays que dans l’arabisme », avait clamé dans sa première allocution publique en 1963 Ahmed Ben Bella, le jeune président de la République algérienne.
La pluralité ethnique et la diversité linguistique sont alors considérées comme des facteurs de division qui menacent l’unité de la nation dont la construction devait reposer sur le socle arabo-islamique. Toute référence à la berbérité était tenue pour un instrument de déstabilisation au service de l’étranger et du néocolonialisme. Certains iront même jusqu’à affirmer que la « question berbère » n’est qu’une fabrication du colonialisme. Aux yeux de certains nationalistes, les berbérophones deviennent très vite illégitimes, suspects, voire considérés comme d’anciens auxiliaires des colons. Un système autoritaire panarabe s’instaure autour d’Ahmed Ben Bella, puis de son successeur Houari Boumediene (1965-1978), contesté par de rares partisans d’un Etat démocratique garant du pluralisme politique, culturel et linguistique, tel Hocine Aït Ahmed, l’un des chefs historiques de l’indépendance (décédé en 2015). Les pouvoirs successifs vont amplifier l’arabisation et produire, notamment par le biais de l’école, une forme d’exclusion des minorités berbères installées dans les zones les plus périphériques. Tout comme le colonisateur français avant lui, l’Etat délaisse ces territoires en matière d’infrastructures, d’éducation et de santé.
Cette arabisation, analyse Pierre Vermeren, a de plus été « amplifiée dans les années 1970 par la “réislamisation” des habitants d’Afrique du Nord, soutenue et financée par les fondamentalistes à la tête des monarchies du Golfe, soudainement enrichies par le pétrole, et par un salafisme devenu endogène dans ces sociétés, à rebours de leurs propres traditions religieuses ».
« Printemps noir »
Il faudra de nombreuses manifestations et grèves générales en Kabylie, et notamment le « printemps berbère » en avril 1980 qui aura des échos au Maroc, pour qu’un Haut Commissariat à l’Amazighité (HCA) soit créé en 1995. Puis la violente répression militaire du « printemps noir » en Kabylie qui fit 126 morts en 2001, pour que le berbère (et ses variants, tels le kabyle de Kabylie, le chaoui des Aurès ou le mozabite du M’zab) soit reconnu langue nationale en 2002, puis langue officielle au même titre que l’arabe en 2016.
A la suite de ces événements, au Maroc, le roi Mohammed VI ouvre lui aussi en 2011 la voie à la reconnaissance de la langue berbère, ce que son père avait toujours refusé. L’alphabet tifinagh est désormais utilisé dans les documents administratifs, dans l’enseignement et sur les bâtiments publics, en plus de l’arabe et du français.
En Libye, où les Berbères sont évalués à environ 10 % de la population totale (originaires notamment des montagnes Nefoussa), il a fallu attendre la mort de Mouammar Kadhafi – dont l’idéologie panarabe assimilait, là encore, la revendication berbère à une conspiration d’agents du colonialisme –, pour que cette identité s’impose, après des décennies de persécutions visant à l’éradiquer. Ainsi, la langue berbère était prohibée, les parents avaient interdiction de donner un nom berbère à leurs enfants. Le simple fait de parler la langue ou de brandir le drapeau pouvait entraîner la torture, la prison ou l’exécution. C’est donc tout naturellement que le combat pour la langue berbère va s’inscrire dans la lutte générale pour les libertés démocratiques. Il sera relancé par le « printemps arabe » de 2011 qui, en Libye, mais aussi en Tunisie, entrouvrira la porte à une prise de conscience politique et culturelle d’une identité refoulée.
Renouveau culturel en France
L’exclusion de la langue et de l’identité berbères qui a prévalu en Afrique du Nord a eu pour conséquence de déplacer les activités militantes et artistiques vers la France, où les Berbères sont présents depuis le début du XXe siècle. L’Hexagone devient un espace de contre-pouvoir et un terrain privilégié pour la libre expression identitaire et les actions culturelles. A la fin des années 1960, l’Académie berbère est fondée à Paris. Cette enceinte intellectuelle va poser des jalons pour réinventer l’identité berbère. C’est elle qui proposera de placer le début de l’ère amazigh à la date du premier roi berbère d’Egypte. Elle aussi qui créera le drapeau amazigh et réhabilitera le vieil alphabet tifinagh des Touaregs. En 1979, les Ateliers de la culture berbère dispensent des cours de langue pour les enfants de familles immigrées. « Cette action, conduite en exil à Paris, participe d’un renouveau identitaire et culturel capital pour la suite, au moment où l’étau des régimes autoritaires allait se desserrer », écrit l’historien Pierre Vermeren.
Les événements du « printemps » de 1980 susciteront également un intérêt dans le champ académique français. Le sociologue Pierre Bourdieu, professeur au Collège de France l’année suivante, qui fit ses premières enquêtes de terrain en Kabylie, fait entrer l’anthropologie berbère à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS), avec l’aide de son ami, Mouloud Mammeri, romancier et anthropologue. L’université Paris-VIII devient à son tour un foyer de ce renouveau culturel, en formant une nouvelle génération de linguistes. L’anthropologue algérienne Tassadit Yacine crée, avec le même Mouloud Mammeri, la revue universitaire « Awal » (« la parole ») en 1985. Des chanteurs, à l’instar d’Idir, porteront haut, eux aussi, leurs origines et feront connaître au monde la langue des Berbères.
Plus récemment, des places et des rues ont été inaugurées en hommage à des personnalités berbères. Ainsi la rue Lounès-Matoub dans le 19e arrondissement de Paris, du nom du chanteur kabyle assassiné par les intégristes algériens en 1998, ou la place Slimane-Azem (poète et chanteur kabyle), dans le 14e arrondissement de la capitale. L’arrivée en 2000 dans le paysage audiovisuel français de médias berbères, alors inexistants dans les pays d’origine, comme Berbère Radio Télévision (BRTV, renommée ensuite Berbère Télévision), donne une meilleure visibilité de cette diaspora. « Cette expression est plus que jamais active, au sein d’une immigration berbère nombreuse, jeune et résolue, fondée sur une sensibilité particulière à la valorisation de sa culture, dans cette langue berbère choisie en option par nombre de candidats au baccalauréat et nouvellement insérée dans le cadre des “langues de France” », écrivait l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin en 2006 dans un article (« Un effet du “postcolonial” : le renouveau de la culture kabyle. De la mise à profit de contradictions coloniales ») de la revue « Hérodote ».
Ces efforts pour sortir de l’invisibilisation ont porté leurs fruits jusque dans les hautes sphères de l’Etat. Preuve de l’intérêt suscité chez les responsables politiques, l’ancien président François Hollande donne une interview à Berbère Télévision en 2021. Nicolas Sarkozy, son prédécesseur à l’Elysée, s’était lui rendu en 2012 au Centre culturel berbère de Drancy (Seine-Saint-Denis). Selon le Centre de recherche berbère de l’Institut national des Langues et Civilisations orientales (Inalco), le nombre de berbérophones en France est estimé à environ 2 millions de personnes.
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https://www.nouvelobs.com/monde/20230102.OBS67832/l-identite-berbere-de-l-effacement-a-la-reappropriation.html
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