Après un retard à l’allumage, cinq historiens français viennent d’être nommés au sein d’un groupe conjoint où ils travailleront aux côtés de collègues algériens sur les archives de la colonisation et la guerre d’indépendance.
Le retard à l’allumage commençait à nourrir des interrogations sur la volonté politique d’avancer sur ce chantier sensible. Cinq mois après avoir été solennellement annoncée, la mise en place d’une commission mixte d’historiens, mesure phare du dialogue mémoriel esquissé entre Paris et Alger, semblait comme enlisée dans les sables bureaucratiques. Elle est désormais relancée avec la nomination de cinq historiens français, confirmée jeudi 26 janvier au Monde par Benjamin Stora, l’inspirateur de la politique mémorielle d’Emmanuel Macron. Ils seront appelés à travailler conjointement avec leurs homologues algériens, déjà nommés par Alger. M. Stora coprésidera la commission mixte au côté de Mohamed Lahcen Zeghidi, ancien directeur du Musée national du moudjahid.
La liste proposée par Paris comprend, outre M. Stora, Tramor Quemeneur, auteur de nombreux ouvrages sur la guerre d’Algérie, qui officiera comme secrétaire général de la partie française de la commission, Jacques Frémeaux, spécialiste de la conquête française de l’Algérie, Florence Hudowicz, conservatrice en chef du patrimoine et cocommissaire de l’exposition sur l’émir Abdelkader, au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), à Marseille, en 2022, et Jean-Jacques Jordi, historien d’origine pied-noire et auteur d’ouvrages sur les Européens d’Algérie. Ils tenteront d’apporter leur pierre à l’entreprise de réconciliation mémorielle avec Alger autour de la colonisation et de la guerre d’indépendance.
La tâche s’annonce délicate, semée d’embûches, exposée à bien des critiques, dont la principale tient dans la commande gouvernementale associée à cette commission, et donc sa vulnérabilité aux aléas d’une relation diplomatique volatile. Sans compter l’hypersensibilité que conserve dans les opinions publiques, des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire de la guerre d’Algérie, avec ses blessures toujours à vif et ses zones d’ombre en quête d’éclaircissements. Si le caractère officiel d’une telle commission mixte est inédit, il reste à évaluer ce qu’elle apportera de plus par rapport à d’autres formats conjoints – et non officiels – qui l’avaient précédée, notamment l’équipe ayant publié la monumentale Histoire de l’Algérie à la période coloniale (La Découverte, 2014), sous la direction d’Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault.
« Une avancée historique »
L’annonce de cette nouvelle initiative remonte au voyage de M. Macron à Alger, fin août 2022. Le chef de l’Etat français avait alors salué comme une « avancée historique » la décision prise avec son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, de créer cette structure commune vouée à « travailler sur l’ensemble des archives [françaises et algériennes] de la période coloniale et de la guerre d’indépendance ». La mesure ne figurait pas expressément dans les recommandations du rapport de M. Stora remis à l’Elysée en janvier 2021 (réédité en janvier, par Albin Michel, sous le titre France-Algérie. Les passions douloureuses, avec une nouvelle introduction). MM. Stora et Macron avaient toutefois entériné cette proposition algérienne s’inscrivant dans l’esprit du projet de réconciliation mémorielle défendu par Paris. A Alger, M. Macron avait même précisé que cette commission mixte rendrait « ses premiers travaux d’ici un an », c’est-à-dire en août prochain.
Une révision du calendrier s’imposera sûrement au vu d’un démarrage tardif, dû à des lenteurs proprement françaises. Le gouvernement algérien aura été plus réactif. Le président Tebboune a reçu en audience, le 30 novembre 2022, en son palais d’El-Mouradia, les cinq historiens qui formeront le versant algérien du groupe conjoint. Si M. Zeghidi a été choisi pour en assurer la coprésidence, le plus connu est Mohammed El-Korso, professeur d’histoire à la faculté d’Alger et ancien président de la Fondation du 8-mai-1945 [date de la répression de manifestations nationalistes à Sétif et Guelma, ayant causé la mort de 15 000 à 20 000 Algériens]. M. Korso est un partisan de longue date de « réparations » à exiger de la France pour ses « crimes d’Etat » commis en Algérie. Il n’en souhaite pas moins aborder les travaux de la commission dans un « esprit de coopération, d’apaisement et de sérénité », a-t-il confié au Monde. A leurs côtés figurent Abdelaziz Filali, spécialiste de l’Association des oulémas musulmans, Idir Hachi, jeune historien de l’insurrection de 1871 en Kabylie, et Djamel Yahiaoui, ancien directeur du Centre national du livre.
Les dossiers des harkis ou des disparus européens d’Oran en juillet 1962, qui ne manqueront pas d’être évoqués par la partie française, promettent d’âpres discussions
La mission assignée aux historiens français et algériens est expressément mentionnée dans l’un des chapitres de la « déclaration pour un partenariat renouvelé entre la France et l’Algérie », signée lors de la visite de M. Macron à Alger. Le document, présenté comme la nouvelle feuille de route bilatérale, précise que le « travail scientifique » de la commission mixte aura « vocation à aborder toutes les questions », y compris celles concernant « l’ouverture et la restitution des archives, des biens et des restes mortuaires des résistants algériens », ainsi que celles « des essais nucléaires et des disparus ». Le texte ajoute que ce travail se fera dans le « respect de toutes les mémoires ». La précision a toute son importance dès lors que les dossiers des harkis ou des disparus européens d’Oran en juillet 1962, qui ne manqueront pas d’être évoqués par la partie française, promettent d’âpres discussions.
Les Algériens, pour leur part, nourrissent bien des attentes sur la clarification des circonstances de la disparition de milliers de « Musulmans d’Algérie » – selon la dénomination de l’époque – ainsi que sur les multiples violences, exactions, exécutions extrajudiciaires et cas de torture dont les militants du Front de libération nationale (FLN) tout comme les civils sympathisants – ou présumés tels – ont été victimes, de la part des forces de sécurité françaises. Tout comme ils souhaitent que la France assume ses responsabilités concernant les séquelles environnementales et sanitaires – toujours vives – héritées des expérimentations nucléaires dans le Sahara algérien : quatre essais atmosphériques à Reggane entre février 1960 et avril 1961 et treize essais souterrains à In Ekker entre novembre 1961 et février 1966, onze de ces derniers ayant été opérés après l’indépendance de 1962 avec le consentement du nouvel Etat algérien, en vertu des accords d’Evian.
Courant ultranationaliste
L’exploration de l’ensemble de ces sujets sensibles requerra une ouverture plus franche des archives. Si Paris a concédé des ouvertures, souvent plus limitées dans les faits que ne le suggère la rhétorique officielle, le régime algérien, quant à lui, maintient un strict verrouillage, conforme aux pratiques en vigueur dans les systèmes autoritaires.
La commission mixte évoluera également dans un environnement très particulier en Algérie, où un courant d’opinion nationaliste sectaire s’exprime sans retenue. La tendance aura été illustrée par l’attaque dont M. Stora a été l’objet, fin décembre, sous la forme d’un article ouvertement antisémite diffusé sur le site Algérie patriotique, fondé par Lotfi Nezzar, fils du général Khaled Nezzar, ancien ministre de la défense (1990-1993). Le texte, d’une rare violence, s’en prenait à « Benjamin Stora, ses semblables et ses aïeux », qui œuvreraient par la réconciliation mémorielle – qualifiée de « chimérique apaisement dans la servitude » – à imposer à l’Algérie une « pax judaica ». M. Stora regrette que ce type d’« horreurs racistes » circulant librement sur Internet n’ait suscité que peu de réactions dans la presse algérienne. « Un silence assourdissant », déplore-t-il.
L’incident pèse incontestablement sur le climat entourant la mise en place de la commission mixte. Certes, Algérie patriotique n’est nullement le porte-voix du président Tebboune, lequel avait personnellement reçu M. Stora en juillet 2022 et répété, dans un entretien au Figaro, le 29 décembre, l’« amitié réciproque » qui le lie à M. Macron. Mais la liberté d’action d’Algérie patriotique, dans un pays où s’intensifie par ailleurs la répression des voix démocrates (avec la fermeture du pôle médiatique Radio M/Maghreb émergent ou la dissolution de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme), en dit long sur la montée en puissance d’un courant ultranationaliste dans les cercles de pouvoir. « Il y a en ce moment en Algérie un durcissement des postures mémorielles et idéologiques », relève l’historienne Karima Dirèche, directrice de recherche au CNRS.
Alors qu’en France l’essor du discours droitier hostile à la « repentance » semble inhiber le président de la République, qui théorise habilement, dans son entretien du 12 janvier au Point, l’« indicible » et l’« inqualifiable » pour esquiver la question de la responsabilité de la France coloniale, la crispation symétrique en Algérie autour d’un récit victimaire diabolisant une France génocidaire risque de rendre le dialogue mémoriel plus que compliqué. La commission mixte des historiens, qui s’apprête enfin à voir le jour, aura bien besoin de toute la bonne foi du monde pour tracer son chemin.
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